Chapitre unique

11 minutes de lecture

Ô, qu’il était beau, qu’il était beau !

Malgré la lumière jaunâtre du plafonnier vétuste, malgré l’absence flagrante de fenêtre et les murs en béton brut, elle ne pouvait que s’extasier devant lui. Oh, il n’était même pas entamé, mais déjà l’éclat singulier de son expression et de sa posture lui sautait aux yeux. Cette pièce maîtresse avait été magnifiquement bien choisie, elle reconnaissait bien là son œil expert et les années d’expériences qui l’avait forgé.

Main sur la poitrine, elle prit une inspiration lente pour calmer son cœur extatique : si elle était dans cet état sans avoir pris le temps de réellement commencer, elle n’osait imaginer ce qu’elle serait tout à l’heure. Lorsqu’elle aurait commencé l’ouvrage. Lorsqu’elle l’aurait achevé. Lorsqu’elle l’aurait sublimé…

Un grésillement venant du plafonnier la ramena sur terre. Inspirant plusieurs fois, elle s’approcha finalement, se tapotant la poitrine à petits gestes délicats comme pour forcer son cœur à calmer sa course. Ce n’était pas évident : sous ses yeux, un Michel-Ange se déployait, encore endormi sur sa table, inconscient du supplice qu’il infligeait à la belle qui l’observait. Quoique, peut-être pas : ces créatures étaient les premières à connaître leur beauté et les avantages qu’elle leur octroyait, elles étaient les premières à s’observer avidement pour se gorger de leurs traits séduisants.

Respire, respire, se força-t-elle alors qu’elle se perdait dans ses contours sculpturaux.

Et puis, un gémissement : il se réveillait. L’optique était si séduisante qu’elle paniqua un instant, béate à l’idée de tomber sur ses grands yeux brillants, de peut-être pouvoir lui parler – et plus encore… de l’entendre. Intimidée, elle se recoiffa prestement, arrangea les effets sur la table en bois, maudit silencieusement l’éclairage défaillant, avant de sursauter lorsque le jeune homme gigota. Elle voyait ses tendres muscles bouger, ses doigts tressaillir et, à la vue de sa poitrine qui tressautait sous une respiration de plus en plus précipitée, elle sentit son propre souffle lui manquer douloureusement.

Il était beau.

Son Michel-Ange terminait de reprendre connaissance ; il tira sur ses bras, s’affola en voyant qu’il était attaché, et sur une table en métal, et dans un lieu inconnu, et terriblement sombre, et… Oui, elle savait bien que tous ces éléments pouvaient rapidement mener à l’angoisse, pourtant il n’y avait rien à craindre ici. Ils étaient seuls, tous les deux, et elle n’était là que pour l’aider.

La jeune femme eut un sursaut de bonheur lorsque les grands yeux gris se tournèrent vers elle, et son sourire fut incontrôlable. Elle aimait les yeux gris, elle les trouvait si beaux, si tristes… et en même temps si vivants, si plein de reflets… Elle avait elle-même les yeux bruns très foncé, noirs à l’ombre. Ils lui avaient toujours semblé si vides qu’elle les méprisait atrocement.

S’approchant jusqu’à lui, elle tenta de le rassurer d’une voix douce, affirmant qu’ils n’étaient que tous les deux, que tout allait bien. Plusieurs tours de scotch empêchaient Michel-Ange de parler, mais il pouvait toujours geindre et gémir : la jeune femme voyait bien qu’il ne la croyait pas du tout. Elle vit son regard glisser vers l’arrière, sur la table en bois, et un regain de peur cisela ses pupilles. Un frisson de bonheur secoua la jeune femme, et ses doigts serrèrent le tissu de son tablier sale.

Il avait raison. Ce qu’elle comptait faire n’était pas sans conséquence.

Elle avança, détaillant son expression terrifiée, où une pointe de colère faisait crisper ses mâchoires carrées. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle fut tout près, le plafonnier derrière elle étendait son ombre sur le torse immaculée, et elle trouva le contraste si sensuel que sa main se tendit d’elle-même. Aussitôt, le corps immobilisé s’agita et des cris étouffés résonnèrent, pour l’interdire de s’approcher d’un centimètre de plus. Mais elle n’eut aucun mal à l’ignorer, et sa main se posa délicatement sur la peau sensible du ventre ferme devant elle.

Sa peau était froide, blanche, frissonnante. Le contact lui rappela le marbre, la neige, la céramique, et l’ombre qui s’étalait en était le motif d’encre.

Elle s’humecta fiévreusement les lèvres.

— Mais vous n’avez pas à avoir peur, sincèrement ! reprit-elle d’un air effervescent. Je vais… je vais vous rendre parfait… je vais vous sublimer, mon David, mon petit prince, vous serez… Ô, vous serez si beau !

Il se débattit, ses grands yeux écarquillés suivaient chacun de ses gestes, et cette douce fragilité qu’il affichait sans honte était délicieuse. De la peur à l’état pur, une angoisse sourde et suffocante…

Ses mains se posèrent à plat sur le ventre, et un cri plus fort retentit. Elle voyait ses pieds s’agiter violemment, ses chevilles rougir et malgré la douleur, son Michel-Ange continuait de gesticuler. Aurait-il toujours cette passion désespérée lorsqu’elle déchirera sa peau ? ses yeux brilleraient-ils encore lorsqu’elle ouvrira lentement son ventre ? Extatique, elle recula vivement, main sur la bouche, ébranlée par la force de ses passions. Elle alla s’appuyer sur le mur gris, ferma les yeux pour compter lentement.

Tu as le temps, calme-toi, respire, il n’ira nulle part, ne gâche pas tout…

Et elle l’entendait, derrière elle, qui gémissait, soupirait, faisait claquer les chaînes serrées. Elle devinait sa silhouette tremblante, ses grands yeux, légèrement humides, et elle imagina ce qu’il serait, après. Lorsqu’elle abaissa finalement sa main, un sourire démesuré tordait son visage. Elle saisit un petit couteau, à la lame plus acérée qu’un rasoir.

Elle allait commencer par titiller doucement sa peau. Et aviser sa réaction.

Il se débattit farouchement à son approche, et la jeune femme se demanda si elle pouvait lui retirer le bâillon. Il allait s’égosiller, fort, si fort… elle allait en perdre la tête. Lentement, elle pointa le couteau contre le scotch qui scellait ses lèvres, souriant en voyant son Michel-Ange se figer. Elle appuya à peine, juste pour déformer le scotch, et il se mit à trembler et à secouer la tête. Et puis la pointe perça la matière, la découpa en une ligne quasi droite, pour libérer sa bouche sensuelle. Le souffle rauque qui s’en échappa était tentateur, et un instant de flottement maintint le silence.

Jusqu’à ce qu’une lueur de colère ne fasse briller ses yeux gris.

Alors qu’il prenait une inspiration pour crier, la jeune femme enfonça le couteau dans sa bouche et remua, remua, férocement, sans faire attention aux cris de douleurs qui résonnaient entre les murs, faisaient vibrer ses tympans si fort qu’on eut dit qu’on lui criait tout contre l’oreille. Il manquait de s’étouffer avec son propre sang, qu’il crachotait autant que possible ; il tournait la tête pour s’échapper de la prise mais elle le suivait toujours, glissant la lame sur l’intérieur de ses joues, sa langue, son palais, en gloussant doucement.

— Pi’ié, pi’ié…

Elle s’arrêta finalement, fière de ne pas avoir coupé la luette, et se recoiffa délicatement. Elle avait attaché ses cheveux crépus mais le résultat n’était jamais concluant. Devait-elle les lisser la prochaine fois ? C’était la pensée qui l’effleurait toujours mais, honnêtement, elle n’avait pas le temps pour ces coquetteries. Elle ramena aussitôt son attention sur le jeune homme sous elle, qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, et admira les sillons de larmes qui dévalaient ses tempes.

Ils étaient tous si beaux, dans la peur.

Elle caressa doucement ses lèvres déchirées, et son Michel-Ange glapit si fort qu’il eut une sorte de couinement adorable. Elle ramena le couteau jusqu’à la base de son oreille, et tandis qu’une nouvelle rivière de larmes s’écoulaient, elle découpa le scotch d’un trait net, et l’enleva doucement. Si au début, il se retira facilement, le jeu se corsa arriver au coin de la bouche. La peau déchiquetée se ferait arracher nette, ce que Michel-Ange compris parfaitement. À nouveau, il se débattit, cria dans un gargouillis de sang, pleurait pour lui supplier de s’arrêter là.

Elle arracha d’un coup sec.

La jeune femme se recula d’un demi pas pour l’observer, détaillant avidement la douleur qui se peignait sur ses traits, les sanglots francs, le corps qui se contorsionnait comme il pouvait – et les chaînes qui s’enfonçaient dans sa chair. Elle avait du sang sur les mains, sur le tablier aussi, et elle lécha lentement une belle traînée carmine sur son majeur. Avant que Michel-Ange ait pu reprendre ses esprits, elle s’élança pour grimper sur la table, chevauchant le jeune homme en plaçant très justement ses fesses contre son pénis mou. Elle portait une jupe évasée un peu démodée, mais pas de culotte.

— ’il vous p’ait… pi’ié…

Elle se coucha sur lui, de tout son long, s’approcha de son visage transpirant. Il n’osait plus la regarder, mais cela ne lui allait pas du tout : elle voulait plonger dans ses beaux yeux gris torturés, voir la fade lumière jaune se refléter sur ses larmes, la peur couler hors de son regard. Ramenant la pointe du couteau contre sa gorge blanche, elle lui demanda d’ouvrir les yeux et, voyant qu’il n’obtempéra pas, appuya plus fermement.

Il les rouvrit aussitôt.

Sans chercher à se contenir, elle se cambra contre lui, laissant le tissu rêche de ses vêtements frotter la peau froide et sensible de Michel-Ange, glisser contre son sexe découvert, titiller ses poils clairs.

— Tu es beau, souffla-t-elle avec déférence, front collé au sien.

Il la dévisageait avec prudence, yeux rouges, et après un instant de silence mutuel, la jeune femme planta le couteau dans son épaule. Michel-Ange se tortilla si durement qu’elle vacilla contre lui, laissant le petit couteau coincé entre les chairs de son épaule.

— ’est malade ! ’est ’olle ! pleurnicha-t-il.

D’un geste rapide, elle arracha le couteau pour l’enfoncer dans sa bouche, tirant sur un coin jusqu’à la déchirer ; Michel-Ange hurla plus encore, mais au moins ne l’insultait-t-il plus. Ces mots dégradants ne lui convenaient pas, elle lui écorcherait la bouche le nombre de fois qu’il faudra. Elle arracherait sa langue de ses propres mains et découperait sa mâchoire inférieure s’il ne comprenait pas.

Il dut comprendre : il se tut fébrilement.

Elle allait s’amuser longtemps.

Sans attendre, elle fit jouer la pointe de son couteau sur sa peau, traçant des lignes rectilignes, ou courbes, ou hachée – selon la puissance qu’elle mettait et la résistance de la peau. Parfois, elle écorchait trop fort sans le voir et la ligne perdait le tracé qu’elle aurait voulu y mettre, des morceaux de peau s’envolait et s’arrachait, et le jeune homme hurlait de douleur. Heureusement, les chaînes étaient épaisses, et des menottes incrustées tenaient ses bras et ses jambes en place. Lorsqu’il serait suffisamment faible, elle pourrait retirer les chaînes qui barraient son torse, ses hanches et ses jambes – elles étaient bien trop grossières.

Allant à la table en bois, elle la tira jusqu’au centre de la pièce pour qu’elle soit plus proche. Les outils cliquetèrent ; le jeune homme eut un sanglot.

Elle attrapa une pince coupante et la fixa avec rapidité sur auriculaire gauche de son Michel-Ange. Il aurait pu serrer le poing pour s’en soustraire, mais la jeune femme ne lui en laissa pas le temps. Elle lui coupa le doigt. La sensation était déchirante, écrasante, aveuglante. Son os avait gêné la section, alors la douleur avait durée, et il en voyait quelques étoiles. Le liquide était chaud contre ses doigts, collant, poisseux – sa tête lui tournait.

Impassible face à son état, la jeune femme prit le doigt coupé avec déférence et joua avec les articulations. D’un air taquin, elle le fit glisser sur le flanc de Michel-Ange, remonter jusqu’à un mamelon brun sur lequel elle appuya. Elle alla poser le doigt à côté du visage du jeune homme, puis fit le tour pour aller couper un autre doigt, sur l’autre main. Cependant, celui-ci était serré en poing sous la douleur. Mais au fond, ce n’était pas si dérangeant : elle alla chercher un marteau et l’abattit sèchement sur ledit poing.

Le cri qui en résultat fut époustouflant.

Elle l’observa silencieusement tandis qu’il se cabrait sur la table de toutes ses forces, hurlait et pleurait à la fois, la bouche en sang et les os de la main détruites. Les yeux de la jeune femme glissèrent vers la table en bois, on l’on voyait des couteaux de différentes tailles, des scies, des pinces, des piquets, des marteaux, des poires d’angoisses, et en bas, dans un vieux seau prévu à cet effet, quelques petits tisonniers qui chauffaient au milieu de braises.

Elle en eut l’eau à la bouche.

Elle ferait tout pour qu’il soit parfait.

°

Bien plus tard, elle l’observa.

Le sang était partout, l’odeur était âcre, forte, entêtante ; Dieu, elle en devenait folle. Elle avait fini par réellement lui découper la mâchoire, parce qu’il ne faisait qu’utiliser un langage qui ne lui seyait guère. Elle avait coupé tous ses doigts et les avaient mis en éventails autour de sa tête. Elle avait arraché la peau, les muscles, les tendons de l’avant des jambes pour découvrir les os. Elle avait ouvert son ventre pour dévoiler la perfection de ses organes, avait cassé ses côtes qui s’étiraient comme des moignons d’ailes. Au milieu de son entreprise, Michel-Ange s’était uriné dessus, avait déféqué aussi, mais elle avait tout essuyé avec la tendresse d’une véritable mère.

Et puis, n’y tenant plus, elle l’avait chevauché. Son tablier avait été jeté dans un coin de la pièce, complètement ensanglanté. Elle avait remonté son jupon, avait collé son sexe nu et mouillé contre la bite froide, et s’était déhanchée contre lui avec fièvre. Elle avait arraché les boutons de sa chemisette pour montrer ses petits seins et ses mains s’étaient ensuite enfoncées dans les entrailles du cadavre. La chaleur des liquides enflamma ses reins et elle se baissa pour échanger un baiser – avec la mâchoire arrachée, son menton s’enfonça dans le trou sanglant, où elle lécha avec concupiscence les chairs délicates encore tièdes.

N'était-ce pas cela, la beauté ? Un corps musclé et ouvert à tous, qui exposait sa fragilité sans honte ? N’était-il pas plus beau ainsi exposé, l’extérieur glacé, l’intérieur bouillant ? Elle serra les poings dans ses entrailles, serrant un intestin en sentant le plaisir lui monter, gémissant alors que le pénis froid ondulait sous ses coups de hanches.

Il était beau, parfait, merveilleux… Il était plus qu’un vulgaire Michel-Ange, plus qu’une vulgaire statue froide ! Il avait abrité la vie, et elle l’avait vu mourir. Elle l’avait tué ! Elle avait lentement arraché sa vie ! Ses organes étaient encore chauds, le sang était frais – l’urine collait encore ses poils. Son corps était malléable, sa peau était tendre et douce… C’était une créature complète, qui avait caché tout un monde de secrets et de douceurs sous sa peau claire… et qui aujourd'hui le dévoilait. Parfait, parfait, parfait !

Et, lorsqu’enfin son corps se crispa sous le plaisir, elle laissa sa tête tomber contre les entrailles chaudes, et reposa ainsi, inerte et béate.

Dommage que cet art ne durât pas longtemps.

Elle devra bientôt trouver un nouveau spécimen à travailler.

Annotations

Vous aimez lire Karrow ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0