Chapitre 2 ~ Zone grise (5/5)
Avec la grâce d’un chat, une femme s’était glissée derrière nous sans que je ne la remarque. Sa voix de velours m’enveloppait et me mettait anormalement à l’aise. Ses longs cheveux de jais absorbaient toute la lumière. Ses yeux en amande aux iris ambrés pétillaient avec malice. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire qui dévoila des canines pointues. Elle pencha la tête de côté et me détailla de haut en bas.
— Hum.
Elle posa un index sur mon torse. Son ongle s’étirait en pointe, avec un nailart en jarretelle rose.
— Qu’est-ce que tu m’amènes aujourd’hui, Mau ?
— Lâche-le, Sylva.
Elle fit une moue mi-déçue, mi-amusée.
— Je viens pour le ring.
Le sourire de la femme disparut immédiatement.
— Pourquoi ?
— Rien qui te concerne.
Sa mâchoire se serra. Sa langue bougea sur ses dents, comme si elle réfléchissait à ce qu’elle allait faire. Puis elle finit par tourner les talons et nous fit signe de la suivre.
Du coin de l’œil, j’observai mon père. Son visage portait toujours son masque de neutralité et je devenais de plus en plus curieux à mesure que nous avancions.
Le couloir que nous traversions était orné de tableaux représentant des femmes nues, couvertes par un chat tenu dans leurs bras.
Au bout, une porte en bois s’ouvrit dans un grincement. Nous descendîmes un escalier en pierre. Arrivé en bas, la femme nous céda le passage avant de nous quitter.
Quand mon père appuya sur l’interrupteur à sa gauche, je libérai mes poumons. Je n’avais pas remarqué que je retenais ma respiration durant tout ce temps.
Deux ampoules rouges clignotèrent avant de projeter leurs lumières sur un cercle blanc entouré de deux cordes juxtaposées. Au centre, une vieille bassine bleue, dont le fond était encrassé de sable séché, semblait s’être ancrée dans le sol.
La pièce dégageait une odeur ancienne de cuivre, d’humidité et de mort.
Je ne me sentais pas à l’aise dans ce lieu étrange. Si je n'étais pas en présence de mon père, j’aurais pris mes jambes à mon cou.
Celui-ci avança vers le centre de la pièce et toucha la corde d’un geste prudent, comme s’il risquait de se faire électrocuter.
— Il y a longtemps, des rituels sectaires se tenaient ici. Des rumeurs circulaient sur les pratiques de leurs membres, plus farfelues les unes que les autres. Je ne sais pas exactement ce qu’il se passait sur ce ring, mais ce dont je suis sûre, c’est qu’elle ne serait jamais venue ici. Jamais. Pourtant, c’est ce que le Grand Conseil nous a vendu. Quand on l’a retrouvée là — il désigna un crochet au plafond —, pendue à un crochet comme du bétail, les bras écartés comme si elle battait des ailes, c’est l’histoire qu’ils ont racontée à qui voulait l’entendre.
Il avait toute mon attention. Mes yeux ne quittaient pas les siens, avides d’en savoir plus.
— Heureusement, son âme était encore en elle. Nous avons pu la récupérer et Mik l’a mise dans un lieu sûr pendant de nombreuses années. Sans elle, je crois que je n’aurais jamais eu la force ou l’idée de créer les Anges Noirs. C’est de cette nuit qu’est née mon envie de me battre. Mon envie de changer les choses.
Mon père s’approcha de moi. Il posa une main hésitante sur mon épaule. Ses yeux plongèrent dans les miens avec une émotion naissante. C’était la première fois qu’il m’observait comme cela.
— Elle devait devenir une altruiste, mais elle avait échoué à son test. Alors, ils ont fait ce qu’ils font toujours : ils l’ont tué. Les Anges Noirs sont nés de cette mise en scène, de ce lieu sombre, et de cette injustice. Elle ressemblait à un ange à qui nous venions de couper les ailes. Ce nom est un hommage à cette femme que j’aimais.
Mes sourcils se levèrent dans un mouvement rapide. Je reprenais vite une contenance pour garder mon visage stoïque. Je ne voulais pas l’interrompre dans son récit.
La chaleur de sa main laissa un froid sur mon épaule quand il l’ôta. Il fit les cent pas, ses bras derrière le dos.
Un lourd silence s’installa et je n’osais pas faire le moindre mouvement. C’est à peine si je prenais le risque de respirer.
Il se plaça sous le crochet et son regard se fit mélancolique. Je n’arrivais pas à le visualiser, à aimer quelqu’un. Une autre personne que lui-même. Je me demandais s’il avait eu des expressions faciales plus enjouées avec elle ?
C’est en réfléchissant à ça que l’information se fraya dans mon esprit. Il avait aimé quelqu’un. Alors qu’il était déjà en fonction. Il était déjà La Mort.
Comment avait-il fait ? Se pouvait-il qu’il existe une solution ? Comment…
J’en perdais mes mots.
Alors que j'étais à bout de souffle par ces informations, il se tourna vers moi et ajouta :
— Cette âme, c’est la tienne, Mattheus. Tu es un symbole pour nous, car tu représentes le commencement. La première fraude.
La première fraude.
J’eus l’impression qu’il venait de me donner un coup dans le ventre. Je me pliai en deux, le souffle coupé. Mon regard se perdit sur le sol poussiéreux.
Cette fois-ci, il garda un silence religieux, se contentant d’observer les lieux.
Était-ce pour cela qu’il avait été si distant avec moi ? Parce que je lui rappelais sans cesse cet être aimé ?
Toutes ces années à ses côtés tournaient dans ma tête, comme un vieux film. Tout s’expliquait. Tout s’emboîtait. Une part de moi comprenait pourquoi il m’avait délaissé. À travers mes yeux, il devait la voir. Contempler son échec, son impuissance. J’étais l’erreur qu’il avait constamment sous le nez. Je devais rouvrir sa blessure, la laisser béante, suinter en continu.
Si j'avais dû faire la même chose avec Alice, aurais-je eu la même réaction que lui ? Aurais-je eu la force de donner de l’amour paternel à son hôte suivant ?
Mon regard sur lui changea. Ma colère fondit comme s’il venait d’y mettre une crème apaisante. Mon cœur était lourd de chagrin pour cet homme qui avait eu le courage de me garder à ses côtés malgré ce manque.
Pourtant, je conservais le silence. Je ne savais pas quoi répondre à ses aveux. Toutes les questions que j’avais encore en moi s’étaient évaporées. Pour le moment, je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à mon enfance.
Cette âme, c’est la tienne, Mattheus. Tu es un symbole pour nous, car tu représentes le commencement.
Cette phrase tournait en boucle dans mon esprit. Elle resterait probablement gravée en moi.
Après plusieurs minutes, mon père me fit signe de le suivre, et nous retournâmes à la surface. Aucun de nous n'osait rompre le silence qui s'était installé. À la place, il m'entraîna dans la foule, et il se laissa tomber sur un banc en fer. Je me laissais choir à ses côtés, dans un râle profond.
Je ne prenais pas encore conscience du poids que cet aveu avait sur moi. De ce que ça impliquait. Mes yeux le fuyaient, comme si j’avais honte. Comme si je lui étais redevable.
Dans ce genre de situation complexe, je finissais toujours par rejoindre Alice, parce qu’elle était mon foyer. Mon lieu, ma bulle. Même si elle était absente, que c’était les vacances scolaires, ça ne changeait en rien la situation.
Mais cette fois, je n’avais personne pour écumer cette charge. Personne pour me serrer dans ses bras. Personne pour me mettre du baume au cœur.
Putain, ce qu’elle me manque…
Pas seulement pour ça, mais pour tout le reste. Pour toutes ses qualités, tous ses défauts. Tout son être, son âme. Son aura. Cette femme était une déesse et j’étais à ses pieds. Et cette image était vraie, désormais. J'étais la merde qui gisait sur le sol. Qui l’avait déçu. Qui l’avait laissé tomber.
Mon cœur était en miettes. J’avais envie de fondre en larmes, là, sur ce banc. Mais je ne pouvais pas me le permettre. Pour une fois, mon père avait besoin de moi. Je devais être présent pour lui. Lui montrer mon soutien.
Alors, je me tournai vers lui et dis :
— Dis-moi ce que je peux faire.
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