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Je chipote sur mon bol de céréales bio. Je n’arrive pas à penser. C’est plutôt habituel les matins, mais maintenant, je déraille. Déjà, me réveiller dans les bras d’un mec, ça m’a fait bizarre. Puis, quand je me suis rappelé qui il était et d’où il venait, j’ai failli pleurer. Oui, je veux l’aider, de ouf, car il a quelque chose de spécial. Mais je ne sais vraiment pas comment faire.

Il déboule, avec son air de ne pas savoir où il est. Je le comprends. Je lui fais un petit sourire, pour essayer de le réconforter.

— Tu as faim ? Tu prends ce que tu veux : il y a plein de céréales. Pas de lait, pas de jus de fruits : ma mère ne veut pas. Elle est diététicienne ! Et surtout, elle est chiante pour ça !

Enzo, tu déconnes encore ! Laisse-le arriver. Sûr qu’il ne sait pas ce que sont des céréales…

— Assieds-toi. Je m’occupe de toi.

Il se pose, me sourit faiblement.

— Y’a pas de pain, de beurre, de la confiture, du café ?

Bingo ! Sur sa planète, on ne mange pas la même chose. Du gras, du café, du sucre : il a tout faux. Je lui mets des céréales, celles que je préfère, dans un bol.

— Ben non ! Goute, c’est bon.

Il est comme moi, quand on a la dalle, tout est bon à bouffer. Sauf le chou et les endives, mais c’est une autre question.

Comme il a l’air perdu dans ses pensées, je lui lance :

— Je te laisse, je file m’habiller !

Quand je reviens, je vois qu’il a mon téléphone en main, avec exactement l’air d’une poule devant une brosse à dents. Il n’ose pas le toucher. De toute façon, il est verrouillé ! Je me méfie de ma mère. Elle a accès à mes comptes, bien obligé, car sinon, c’était un NIET pour tout, non négociable. Mais de son phone à elle. Le mien et mon ordi, défendu. C’est notre accord. Elle est un peu niaise, car, bien entendu, j’ai d’autres comptes avec des pseudos qu’elle ne peut même pas deviner. Elle doit s’en douter, mais elle ne dit rien. Je ne fais rien de vraiment défendu non plus et je sais qu’il faut se méfier. Avec Gaby et Momo, on a trouvé un pervers sur TikTok. Avec le groupe, on l’a dégagé en direct ! On fait gaffe !

— Comment tu l'appelles, ton truc ?

— A-i-phone

— Tu l'as toujours dans la main et tu le regardes sans arrêt. Tu me montres, s'il te plait ? Ça a l'air d'être un objet fantastique.

Je le déverrouille et je lui montre comment ça marche. Les soucoupes qu’il ouvre ! Je ne vais pas commencer à me lancer dans des explications. Même si je suis bon, je ne sais pas du tout ce qu’il y a derrière.

Je commence par lui montrer plusieurs trucs où on voit bien que nous sommes en 2021.

— C’est vrai qu’on est en 2021 ? C'est pas possible !

— Ben oui, j'peux pas te dire plus.

— Je devrais avoir 71 ans alors ! Être super vieux ! Et ma famille, ils seraient morts…

Ça, j’y ai pensé tout de suite, hier soir. C’est ça qui me fait le plus mal. J’essaie de le rassurer.

— Attends ! On va chercher.

— Mais la mairie doit être encore fermée. Elle est loin.

— T'es con ! Internet, c'est fait pour ça.

— C’est quoi Internet ?

Mollo, Enzo ! Normal qu’il ne sache pas, mais s’il faut que je lui explique tout, ça va me pomper.

— Attends et regarde.

J’attrape mon portable.

— C’est quoi ? Pourquoi tu laisses l’autre machine ?

— C’est la même chose. Seulement, là, il y a un écran plus grand. Tu verras mieux.

— Un écran ? Comme au cinéma ? Ou comme la télé ? Mais c’est tout plat…

Au moins, il sait ce qu’est un écran !

— Oui, ce sont des écrans plats !

Ça ne sert à rien de le dire, puisque ça se voit ! La journée va être dure…

— Bon, c'est quoi ton nom ?

— Santos.

— Nan ! J’y crois pas ! Moi aussi, je m'appelle Santos ! On est peut-être cousins ! Tu es aussi d’origine portugaise ?

— Oui.

— Super ! Bon. Regarde. Je tape Robion, Santos Roberto et hop…

— Attends ! J'ajoute 1964. C'est bien en 1964 que tu étais… euh… avant…

Il hoche la tête.

Bingo ! Je tombe direct sur les journaux de l'époque et la disparition mystérieuse d'un certain Roberto Santos, un soir d’orage ! Faut dire qu'à l'époque, il ne devait pas se passer plus de choses que maintenant dans ce trou provençal, car il y a plein d’articles qui racontent tous la même chose.

J’en suis quand même comme deux ronds de flanc. Je le reconnais sur les photos. Il ne m'a pas menti. Il vient bien de là-bas. Comment ? C'est une autre histoire ! Là, comme il n’y a pas de réponse, c’est pas la peine de googler !

— Regarde : ce sont les journaux qui parlent de toi. Tu as bien disparu, le 6 juin 1964.

Il regarde avec de grands yeux. Je ne peux pas m’imaginer ce qu’il pense, car si je me mets à sa place, c’est l’horreur. En tous les cas, La Provence et La Marseillaise existaient déjà.

— Tu as compris, on peut tout voir. Tu veux que je cherche pour tes parents ?

— Si tu veux…

Je comprends qu’il n’a pas trop envie d’apprendre qu’ils sont morts… Le pauvre !

— Ton père, c'est bien José, et ta mère Maria, comme disent les journaux ?

— Oui.

— Humm… Désolé, mec : ils sont morts en 1998 et en 2001. Tu avais des frères et sœurs ?

Je ne lui laisse même pas le temps d’encaisser ! Quel salaud je fais ! Moi, je serais mort de désespoir.

— Oui, Inès, ma grande sœur et Miguel, mon petit frère. Ils sont nés en 1949 et en 1952.

Je lance plusieurs recherches. Rien !

— Non, je trouve rien ici. Soit ils ont déménagé, soit ils sont toujours vivants. Y’a trop plein de réponses avec Santos, on peut pas trouver aussi facilement.

— Mais comment tu fais pour savoir tout ça ?

— Ben, c’est Internet ! Laisse tomber. Je t’expliquerai. Comment tu te sens ?

— J’sais pas ! Je suis triste. Mes parents sont morts… Je ne sais pas où je suis et comment j’y suis venu… Je ne sais pas ce que je vais devenir…

— T’en fais pas ! On va pas te laisser tomber ! Entre Santos, on va s’aider. D’abord, il faut te faire un update ! Je veux dire une mise à jour.

— Tu sais que tu parles bizarrement…

— Désolé ! Mais tu sais, je ne sais pas d’où tu viens et ce que tu connais. Y avait déjà des bagnoles quand tu étais… avant ?

— Ben oui, la voiture a été inventée vers les années 1890. Je le sais, ça m’intéresse !

— Excuse ! Comme t’as pas le téléphone…

— Mais ça existe ! Simplement c’est cher et y’en a pas beaucoup.

— Attends, je regarde ce qui existait… Les voitures, bon, ça c’était une blague, je savais. Les avions à réaction. Les ordinateurs… Tu as vu ces engins ! C’est de la folie ! C’est encore le Moyen-Âge ! Les fusées, bon je sais Gagarine, il a volé en 1961. Y avait un article dans SVJ y a pas longtemps pour le cinquantenaire. Les hommes préhistoriques étaient déjà inventés… Nan, c’est une blague !

Mollo, Enzo. Tu vois bien qu’il ne suit pas. Toujours trop vite. Il vient de te dire que tu parles « bizarrement ». Prends soin de ce mec. Tiens, je vais lui trouver un surnom. On en a tous un, comme ça on sera plus proche.

— Excuse-moi ! Oui, forcément, je ne parle pas comme toi. Vous aussi, vous deviez avoir une façon de parler pour que vos parents ne comprennent pas.

— Oui, on a nos façons de parler entre nous.

Je viens de découvrir un truc. Si je parle en langage courant, comme dit madame O’Neill, vous savez, notre prof de français, il a l’air de mieux me comprendre.

— Robert, tu sais, entre nous, on a tous un surnom. Ça fait partie des trucs pour que les parents ne suivent pas trop. Tu veux bien qu’n en trouve un pour toi ?

— Si tu veux ! Nous on s’appelle par le nom de famille.

— Attends. J’ai une idée… Ah, voilà ! Orrorin ? Robert-Orrorin ? Mouais… Toumaï ! Toi, je te propose Toumaï, c’est plus fun que Robert !

— Si tu le dis…

— Toumaï, c’est le plus vieil homme préhistorique, comme toi !

— Si tu veux. Tout le monde m’appelle Robert, dans la famille. Ou Santos, au lycée. Et toi, c’est quoi ton surnom ?

— Zozo, forcément. Mais je sais que les filles, elles m’appellent Fossette, à cause de ça !

Les filles, c’est Amélie, mais il faut que je la joue un peu. Une fois, je l’ai entendue parler de moi avec ce surnom. Heureusement qu’elle ne m’a pas vu rougir.

Je lève les yeux vers lui et je le vois tout triste, presque à pleurer. Je ne l'ai pas joué sympa. Je m'imagine dans soixante ans, débarquant dans un monde inconnu. En plus, avec ce que raconte Greta, ça doit être atroce : se retrouver en pleine chaleur, sans eau, sans parents, sans les copains ! Qu'est-ce que je peux faire ? Tout ce que je trouve, c’est lui filer un surnom. Pauvre Toumaï ! Il est mal tombé avec moi.

Il me fait tellement pitié que je le serre à nouveau dans mes bras. En fait, j'ai tellement peur pour moi. Je me mets aussi à pleurer. Ça me fait du bien. Maman a raison : elle m'a toujours dit que les garçons avaient le droit de pleurer. Et les filles de se battre. Je m’arrête vite de pleurer, car avec mon cerveau qui change tout le temps, je ne reste jamais malheureux très longtemps.

J'ai l'impression qu'il se calme. Je le tiens toujours. Il s'écarte un peu.

— Toi aussi, tu as pleuré ? Pourquoi ?

Comme je sais pas trop, je réponds pas.

— Robert, ça va ? Tu veux quoi ?

— J'sais pas ! Parle-moi de toi, de comment tu vis. Ça me changera les idées. Vous voyagez tous en hélicoptères ?

— Ben non ! C'est cher, c'est dangereux et c'est polluant !

— Polluant ?

— Rapport au CO2, à l'effet de serre !

Merde ! Il ne faut pas que je commence par ça : il va partir en courant ! Quoique, c'est peut-être ce qu'il aurait de mieux à faire…

— Nan ! On a des voitures intelligentes !

— Super, raconte !

Encore une fois, merci SVJ. Je brode, car même le gros 4x4 de papa, il sait pas faire tout ça. Je ferai les détails plus tard, car il m'écoute tellement émerveillé que je ne me retiens plus.

— Tu as de la chance de vivre maintenant ! Y'a autre chose ?

— Ben oui, sans doute. Dis donc, t'as pas faim ?

— Si, j'ai les crocs !

— Marrant ! On dit ça, nous aussi.

On arrive dans la cuisine.

— Tiens, je vais te dire comme on bouffe cinq fruits et légumes par jour en bougeant !

— Qu'est-ce que tu racontes ? C'est bizarre !

— Tu sais, la police diététique te met en prison si tu bouffes pas correctement !

— Tu galèjes encore !

— Non ! La police sanitaire te met en prison si tu mets pas ton masque. La police scolaire te met en prison si tu n'as pas des bonnes notes…

— Arrête ! C'est horrible !

— Oui ! Ça s'appelle les parents ! Tu dois, tu devais… Tes parents, ils sont aussi relous, je suis sûr !

— Relous ?

— J'vais te brancher sur Google traduction, ce sera plus simple ! Bon, j'arrête de te charrier. Relous, lourds, c'est du verlan, comme rebeu pour arabe, meuf pour femme…

— Tout le monde parle comme ça ?

— Non, les jeunes et les racailles !

Je le vois qui se met à turbiner. J’attends.

— Les racailles ? … Tu veux dire les blousons noirs ?

Eh, il m'a bien largué là ! Je regarde un p'tit coup, hop ! Il comprend drôlement vite !

— Bravo, mec ! Exactement ! Vous, ce sont les blousons noirs, nous, c’est la racaille ! La caillera ! On va finir par se comprendre ! Bon, comme hier soir ? Pizza ? Épinards saumon, ça te va ?

— Vous ne mangez que des « pizzas » ?

— Nan ! Là, c'est exceptionnel ! Y a deux de mes amis qui vont me rejoindre. On a du taf un peu spécial à avancer. Nos parents sont OK. Et comme la cuisine, c'est trop compliqué, ma mère a bourré le congélo avec des pizzas. Quatre jours, ça va. Bien sûr, bios, étiquables, euh équitables, véganes, sans gluten ! Certifiées correctes.

— Tu me saoules ! Va doucement et parle-moi français, s'il te plait.

— Bon, j'vais faire attention. Mais j'ai pas fait latin en LV1 !

— S’il te plait ! C'est dur pour moi…

— Sorry ! Ça, tu comprends ? Bon ! J'vais faire attention. Ce que je veux dire, c’est qu’on doit faire attention à ce qu’on mange pour ne pas devenir obèse.

— Obèse ?

— Gros ! Et ma mère, c’est son boulot. Avec ses patients, je m’en fous, mais pour nous, c’est double peine.

— C’est pour ça que tu es si maigre ?

— Nan, je ne crois pas. C’est la puberté, ils disent. Bon, regarde : je vais t'expliquer comment je fais.

— J'ouvre le congel, le congélateur. C'est un frigo qui est à moins vingt degrés !

— Non ?

— Ben si ! Ce qu'il y a dedans se conserve pendant des mois, sans problème. J'allume le four, je le programme.

— Ça veut dire quoi ?

— Ben j'indique la température, la durée et il se démerde tout seul. Il sonne quand c'est prêt. Tu connais pas ?

— Nous, c'est la cuisinière à gaz, avec la bouteille. Elle tombe toujours en panne quand il faut pas ! Et quand on allume le four, ça fait « Plouf ! ». Et il faut surveiller ! C'est maman qui prépare tout. On a juste un petit réfrigérateur. Elle fait les courses en revenant de ses ménages.

— Ah ouais ? Nous, on fait la cuisine le weekend, enfin maman ou papa, surtout quand y a du monde. Sinon, c'est des trucs faciles à préparer.

On continue à discuter. Pas moyen de s’embêter avec lui, il s’intéresse à tout. D’habitude, je n’aime pas trop parler, même avec mes deux potes. Clong ! C’est prêt. Il goute.

— C'est vachement bon ! C'est la première fois que je mange du saumon ! J’en ai entendu parler, mais c'est un truc de riches.

— Plus maintenant !

En fait, j'en sais trop rien. On en mange souvent, mais je ne sais pas si c'est pas parce qu’on est riche ou si on en trouve facilement ou si c’est parce que c’est bon pour la santé. Ça me fatigue de faire la différence. On finit en silence.

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