14

7 minutes de lecture

L'après-midi, on se met sous l’auvent. J'aime bien la vue sur tout l'arrière-pays. Il me demande si on peut sortir le canapé, vous savez, le canapé en cuir gnan gnan. Ça va chauffer si les parents l’apprennent, mais comme il en a envie, on le sort. Putain, c’est lourd ! Heureusement qu’il est costaud.

On n’a rien abimé et on est tranquilles, l'un contre l'autre. Il a l'air de bien aimer aussi qu'on se touche comme ça. Il regarde en silence.

— Je reconnais à peine. C'était complètement sauvage et tout a été construit. C'est quoi, là-bas ?

— Ben, l'autoroute et devant le TGV.

— Ah !

Avant de poser une question, je vois qu’il est triste, comme si quelque chose avait disparu. Il me dit qu’il a l’habitude, avec des copains, d’aller se promener et même de dormir dans ces collines du Luberon, juste derrière nous. Ils partent à vélo, les sacoches remplies de bouffe et d’eau et ils avancent dans les chemins. L’été, ils dorment « à la belle étoile ». Ils font ça entre eux, sans adultes. Ils sont restés une fois quatre jours ! Personne ne s’est inquiété. Il faut dire qu’ils connaissent à fond cet endroit, surtout les vieilles cabanes de berger à moitié démolies. Le soir, ils font un feu. Ils discutent dans la nuit, au milieu de bruits des bêtes. Il me fait passer une drôle d’émotion en racontant ça.

Mais je n’en reviens pas ! Ils sont tout seuls, sans phone, ils font du feu et tout se passe bien. Moi, j’aurais salement peur… Il me dit que quand il avait dix ou onze ans, la première fois, il n’en menait pas large. Mais il y avait des plus grands et tout s’était bien passé bien. C’était l’aventure, la liberté. Tu parles ! Ça devait être chanmé, déclassé, carré ! Il a une de ces chances ! Une fois, Paulo a fait une sale chute. Ils l'ont ramené, avec un bras cassé et une belle plaie à la tête. Il a été un héros pendant des mois !

— Non, personne n’a jamais eu d’ennuis ! me précise-t-il.

Comme j’ai l’air étonné, il me dit que tous les jeunes font ça. Ils ont appris avec les colonies de vacances. Chaque été, il part en colonie avec la commune. Il se retrouve dans des endroits pas possibles, des fois sans eau. Ils campent, ils jouent toute la journée, ils explorent. Il s’est fait de vrais amis, qu’il retrouve chaque année.

Où il m'a scotché, c'est quand il m'a dit qu'il avait fumé. Moi, je ne connais personne qui fume. Pour eux, c'est vachement bien de fumer. Il n'y a que les garçons qui fument. Rob, il dit qu'il fumera, même si la première fois il a craché ses poumons. De toute façon, tous les mecs reviennent du service en fumant.

— Le service ?

— Le service militaire ! Il faut aller un an à l'armée quand on a dix-huit ans !

Je n'y crois pas ! Un an à l’armée, des gens qui fument, des colonies pires que Kho Lanta !

Il regarde à nouveau le paysage d’aujourd’hui. L'autoroute, il connait. Il en a vu en photos.

Il me raconte que l’été dernier, ils sont allés au Portugal, voir la famille. Ils sont partis avec la 4L (waouh ! l’engin préhistorique !), chargée à fond, car ils campaient le long de la route, plus tout ce qu’ils emportaient pour la famille. Ils avaient mis une galerie sur le toit. 1 800 km, cinq jours pour aller. Chaque soir, c’était l’aventure ! Plus les heures d’attente aux frontières. Mais ça lui avait beaucoup plu, sauf qu’il avait eu du mal à parler avec les cousins de là-bas.

J’ai du mal à comprendre, car dès qu’on doit faire plus d’une demi-journée de voiture, on prend l’avion, ou le TGV. Justement le TGV, c’est quoi, me demande-t-il. Je lui explique Paris à trois heures. Il écoute, bouche bée. Puis il devient encore plus triste.

— Si j’avais été là, c’est moi qui l’aurais construit ! J’ai raté tout ça !

— Attends ! Il y a plein de choses encore à faire ! On n’en est qu’au début ! Et puis, ceux de ton époque, ils ont apporté plein de progrès, mais aussi plein d’emmerdes, avec la pollution et le réchauffement climatique.

— C’est quoi ?

J’avais dit que je ne lui en parlerais pas ! Pas la peine de lui dire que ça va mal ! Greta, au secours !

— Laisse tomber ! On se bouge ?

Là, je suis sûr qu’il en a besoin. La philosophie, basta !

Il a déjà filé vers la remise. Sans même me demander mon avis, il a pris le vélo !

— Eh, le casque !

— M’en fous !

Il commence à faire le clown. Je ne sais pas comment il a appris, mais il arrive super bien à faire de la roue arrière. Ça m’énerve ! Il est vraiment trop doué. Il se prend des gamelles, mais ça l’amuse. Moi, ce qui m’amuse moins, c’est que le vélo est éraflé.

— Oh, Zo, j’ai abimé ton vélo. Je vois que ça t’embête vraiment. J’arrête de faire le con.

Je comprends que c’est moi le con ! Si c’est pour le garder comme neuf, autant ne pas l’utiliser !

— Nan, go ! Tu t’éclates trop !

Mais, je pense à une petite vengeance, pour lui faire comprendre qu’il ne sait pas tout faire. Pendant qu’il continue ses exploits, je retourne dans la remise chercher ce que je crois avoir laissé là il y a longtemps. Trop dur. Yes ! mon skate !

— Eh, Rob, j’ai mieux ! Regarde !

— C’est quoi ?

— Un skate ! Une planche à roulettes, en français. Suffit de monter dessus, un petit coup de pied et tu te diriges en faisant porter ton poids à droite ou à gauche.

— Tu me montres.

J’ai jamais bien réussi, en fait ! Ma démonstration est une galère complètement nope. Je vois que ça l’excite.

— Eh, là, pas de blagues. Tu enfiles ces gants spéciaux, car tu vas forcément tomber sur les mains et tu risques de te casser le poignet.

— Vous êtes chiants avec vos risques ! Bon, donne-les-moi !

Il fait plusieurs essais, tombe et retombe, mais il arrive assez vite à se tenir debout. La route est un peu en pente et ça aide ! N’empêche qu’il est vraiment plus doué que moi physiquement. Bon, je sais que c’est pas difficile !

Après le diner, on se repose sous l’auvent, à regarder le soleil qui se couche. C’est vraiment cool d’être avec lui.

— Cet aprèm, tu as dit qu’il y avait plein de choses encore à faire. Toi, tu veux faire quoi ?

— Je te l’ai dit ! De l’informatique ! Mouais. Attends, je vais t’expliquer, parce que je suis sûr que ça ne devait pas exister chez les préhistoriques.

Je ne vous ai pas encore raconté, mais la prof d’histoire nous avait demandé de faire un exposé : sujet libre, mais relatif à la Deuxième Guerre mondiale. Avec mes deux fous, on a choisi bien sûr Enigma et Turing ! L’inventeur de l’ordinateur. Depuis que j’ai découvert ça, il est devenu mon dieu. Quand je serai grand, je serai le nouveau Turing. Bon, si j’arrive à avoir un job dans la Silicon Valley, je serais déjà super content. On s’est éclaté. J’ai vu sur YouTube qu’un mec avait fait une VRAIE machine de Turing ! La tuerie ! On a tenu la classe pendant une heure, sans pouvoir finir. Quand j’ai montré le A, j’ai scotché les parents. Et comme c’est la prof principale, j’ai tout gagné. Bref, pour vous dire que lui expliquer, ça a été facile. Il a vu comme je m’excitais et il m’écoutait les yeux grands ouverts. Je savais que je l'avais largué grave, mais je ne pouvais plus m'arrêter. Je sentais son admiration et rien que pour ça, je continuais. Puis j’ai eu pitié.

— Bon, tu as compris, c'est une machine universelle. Tu transformes tout en 0 et en 1 et après, tu mélanges les datas et les instructions, je veux dire les informations et les opérations.

— J'ai rien compris ! Mais tu sais que tu étais super ! Ah, j'aimerais avoir ton enthousiasme !

— Mais tu as le même ! Quand tu parlais des grands travaux, des inventions !

— Oui, mais je vois bien que tu sais beaucoup plus de choses que moi ! T'es vraiment une grosse tête ! Tu as de la chance ! Tu sais, si je peux, je vais faire des études. Pas comme ma sœur. Elle, elle va travailler l’année prochaine. Comme c’est une fille, elle ne peut pas continuer les études.

— Pourquoi ?

— Mais je viens de te le dire ! C’est une fille !

— Ah !

— Moi, comme j’ai de bonnes notes, mes parents veulent bien que je continue jusqu’au bac. Si j’ai la première partie…

— Le français ?

— Mais non ! La première partie, à la fin de Math’Elem !

— Je comprends pas ! Continue !

— Donc, si j’ai les deux bacs, je pourrais peut-être continuer. J’aurais une bourse. Il n’y a pas beaucoup d’élèves qui ont le bac ! Je serai le seul de la famille, parce que Ricardo, mon petit frère, il veut être maçon, comme papa !

— Et ta sœur, elle va faire quoi comme métier ?

— Mécanographe ! C’est le métier de l’avenir !

Jamais entendu parler ! Ça existe même plus ! Le travail d’avenir dont il parle n’existe plus. J’essaie de comprendre… Précurseur de l’informatique ! Ah ben oui, normal, l’informatique des préhistoriques !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0