Chapitre 1 : La convocation, Partie 1

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Je regardai d’un air pensif à travers la baie vitrée qui s’étalait devant moi, observant attentivement un banc de petits poissons argentés pourchassés par deux énormes requins. Les effrayants squales tournaient autour de leurs proies avec avidité, lesquelles n’avaient pas d’autres choix que de nager en rangs serrés pour tenter en vain de perturber leurs prédateurs. Les requins, qui n’étaient pas pressés, finiraient tôt ou tard par se lasser de leur petit jeu. A ce moment-là, ils fonceraient sans crainte dans le banc de poissons en ouvrant grand la gueule pour avaler tout ce qu’ils pouvaient. La seule chose que pouvaient faire les poissons pris au piège, c’était attendre en priant pour ne pas se retrouver sur le chemin des squales. Ceux qui survivraient à la curée en profiteraient pour s’échapper et se reproduire à nouveau afin d’assurer la survie de leur espèce… ainsi que les futurs repas de leurs prédateurs.

A cette pensée, je ne pus m’empêcher de sourire. Oui, la vie était sans pitié avec ceux qui n’étaient pas du bon côté de la chaine alimentaire. Les faibles étaient destinés à servir d’une façon ou d’une autre les intérêts des forts. C’était l’ordre naturel des choses. Certains idéalistes naïfs qui se prétendaient intelligents avaient beau tenter de contester cette vérité inébranlable en faisant de grands discours sur l’égalité et l’équité pour tous… il n’en demeurait pas moins que les poissons savaient pertinemment qu’il ne servait à rien de défier ou de parlementer avec le requin. A mes yeux, ces imbéciles geignant pour une égalité factice avaient donc moins de jugeote que ces poissons, lesquels pourtant passaient la majeure partie de leur vie avec seulement un objectifs en tête : assurer la survie de leur espèce.

Ce genre de spectacle était courant ici, au fin fond de l’océan. Abyssombre, ma splendide demeure, était creusée dans la paroi d’une immense faille sous-marine qui dominait une abysse ténébreuse, dont on disait qu’elle s’enfonçait jusqu’en Enfer. La vue était donc absolument magnifique, sans parler de l’opulence avec laquelle ce château avait été bâti : ses grandes fenêtres de verre, ses tours pointues décorées de vignes de pierres… C’était un palais digne d’un roi. Toutefois je n’étais qu’un comte… pour l’instant.

  • Forlwey ? Forlwey, mon garçon…

J’arrachais alors mon regard du spectacle marin pour reporter mon attention sur l’intérieur de mon salon privé, et surtout la ravissante dame assise sur le canapé en bois doré et tissu blanc qui me faisait face. Elle tenait une délicate tasse en porcelaine frappée de mes armoiries ; trois fleurs aux pétales écarlates entourant un F majestueux.

Mon interlocutrice l’était tout autant, il fallait le reconnaître. Son visage gracieux avec ses traits fins et ses lèvres pulpeuses, ses cheveux roux relevés au-dessus de sa tête en une coiffure distinguée, sa silhouette élancée et sa peau parfaite… lui auraient déjà suffi à faire tourner bien des têtes. A présent affublée d’une magnifique robe victorienne aux couleurs émeraude et or, les bras, les doigts et le cou parés de bijoux étincelants, elle aurait aisément pu passer pour la princesse resplendissante d’une nation humaine… si elle n’avait pas eu le teint aussi pâle qu’un cadavre, des iris écarlates, et bien sûr des canines effilées qui se dévoilaient à chaque fois qu’elle ouvrait sa bouche délicate. Ces traits étaient l’apanage des vampires. Si certains, des immortels ou des humains stupides généralement, trouvaient ces caractéristiques repoussantes ou terrifiantes… je les trouvais quant à moi d’une incroyable noblesse. Mais c’était après tout ce que nous étions tous les deux.

  • Pardonne-moi Élisabelle, m’excusai-je en esquissant un sourire contrit avant d’avaler une gorgée de ma propre tasse de thé. J’étais perdu dans mes pensées. Je songeais à ouvrir une nouvelle mine de cristal.
  • Tu ne songeais pas plutôt à une façon élégante de me congédier ? répliqua Élisabelle. Je sais quand tu mens, Forlwey. À chaque fois que je te dis quelque chose qui ne te plait pas, tu regardes au loin pour faire mine de ne rien avoir entendu, puis tu essayes de détourner la conversation. Et tu utilises toujours la gestion de tes satanées mines de cristal comme excuse, parce que tu sais pertinemment que ce sujet m’ennuie tellement que je vais lâcher l’affaire rien que pour te faire taire.
  • Allons, Élisabelle… tentai-je de l’amadouer d’un ton mielleux. Tu adores pourtant les cristaux que j’en extrais une fois que je les ai transformés en bijoux pour t’en faire cadeau, non ?
  • C’est complètement différent, se justifia mon interlocutrice en buvant une nouvelle gorgée d’un air toujours offusqué, mais quelque peu adouci. Je m’intéresse aux gemmes parce qu’elles sont magnifiques… Toutefois savoir comment elles sont extraites m’indiffère.
  • Ce n’est pas entièrement vrai… contestai-je avec malice. Tu adores savoir combien d’esclaves sont morts pour arracher les gemmes que tu portes.

Élisabelle esquissa un sourire amusé.

  • Là, je plaide coupable, reconnut-elle avec un petit rire. J’aime bien savoir que ce que je possède a été acquis dans le sang. Ça lui donne, je trouve, une véritable plus-value… un certain éclat en plus à mes yeux.

Ce disant, elle leva légèrement sa tasse. Aussitôt une servante vampire derrière elle se précipita avec une théière fumante pour la lui remplir délicatement. Élisabelle ne lui accorda pas un regard (pourquoi l’aurait-elle fait ? les esclaves étaient des meubles, et celui-ci n’avait aucune valeur) et se recomposa un visage sévère.

  • Mais tu ne t’en tireras pas comme ça, mon garçon, me tança mon interlocutrice. Que tu le veuilles ou non, il va falloir m’écouter cette fois-ci.

J’ai poussé un léger soupir, comprenant que je ne couperais pas à cette leçon. La baronne Élisabelle de Véresbaba qui m’appelait « mon garçon » avec une telle familiarité avait beau sembler aussi jeune que moi, elle était en réalité mon aînée de plusieurs siècles… Et encore, c’était un euphémisme. Élisabelle était présente quand notre reine Némésis avait, il y a trois-mille ans de cela, envahi puis conquis Atlantis, la capitale du peuple atlante qui régnaient auparavant sur les océans. Elle avait été témoin du moment où notre souveraine avait arraché le cœur du roi Atlante Océanos en s’emparant de son trident et son trône, initiant ainsi la construction du Royaume Submergé. Elle avait, enfin, connu le terrible schisme qui avait divisé les vampires un peu moins de mille ans plus tôt, entre ceux fidèles à Némésis et les traitres qui avaient rejoint Dracula l’Usurpateur.

Comparé à Élisabelle, je faisais donc l’effet d’un enfant du haut de mes quatre cents ans. Elle connaissait déjà mon père et mon grand-père avant moi, lequel était mort pendant le schisme.

  • Ne prends pas cet air agacé, mon garçon ! Tu me rappelles ton grand-père… lui non plus n’en faisait qu’à sa tête !

J’ai esquissé un sourire à cette allusion sur le premier comte d’Abyssombre. C’était Dracula lui-même qui l’avait tué, parce que mon grand-père avait tenté de ramener sa tête à notre chère reine, à qui il vouait une loyauté sans faille. Élisabelle parlait d’ailleurs toujours de lui avec beaucoup d’émotion, ce qui m’avait souvent amené à m’interroger sur leur relation…

Mais je divaguais. Le fait est qu’Élisabelle m’avait connu très jeune, et s’était comportée avec moi comme une sorte de marraine aimante et attentionnée, bien que parfois capricieuse. En grandissant, elle était naturellement devenue mon amie… ma meilleure amie, en fait. C’est pourquoi je subissais encore ses leçons quatre cents ans plus tard, comme un écolier qui se ferait réprimander… alors que j’étais le Comte Sanglant, le nosferatu le plus puissant du Royaume Submergé et fidèle serviteur de Némésis Nocturii, qui ne le cédait en honneur qu’à elle et la famille royale. Toutefois Élisabelle n’était pas une simple d’esprit, et ses conseils s’avéraient souvent pertinents ; même la reine les écoutait. Moi aussi, du reste, bien que je doutais parfois de leur justesse.

Par exemple cette fois, j’étais persuadé qu’elle se trompait.

  • Je disais donc, reprit Élisabelle en se tamponnant délicatement les lèvres avec une serviette. Qu’il est grand temps, mon garçon, que tu songes à te marier.
  • Élisabelle, grommelai-je. Ce doit être la millième fois que tu me répètes ça en trois cents ans… Chaque année, c’est la même chose : « Forlwey, tu dois te marier… Forlwey, pourquoi tu n’as pas encore d’épouse… Forlwey, la petite-fille du Comte d’Aiglecendre est en âge d’être fiancée, laisse-moi organiser une rencontre… »
  • Elle s’est d’ailleurs mariée il y a deux mois, lâcha froidement Élisabelle en claquant la langue avec impatience.
  • Je sais. J’ai reçu une invitation.
  • Moi aussi. Et j’y suis allée contrairement à toi, espèce de petit mal-élevé. Elle était magnifique ; je suis certain que son mari mesure la chance qu’il a, lui. En plus, ton absence… ton refus de venir, plutôt, a offensé non seulement le clan d’Aiglecendre, mais aussi…
  • Je m’en moque, Élisabelle. Que m’importe de savoir si la petite-fille d’Aiglecendre se marie avec un baronnet insignifiant ? Ce sont tous des minables.
  • C’est ce genre d’attitude qui fait de toi un marginal, mon garçon ! Cette façon de te croire au-dessus de toute la noblesse nosferatu…
  • Mais je suis au-dessus d’eux.

Élisabelle émit un soupir outragé.

  • Et à force de traiter tous les autres nosferatus comme des déchets, tu n’as aucun ami… par contre, des ennemis, tu en as légions ! Ils sont beaucoup, ceux qui rêveraient de te voir chuter de ton piédestal… Et si tu continues à les provoquer, certains n’hésiteront pas à passer à l’action.
  • Qu’ils essayent, rétorquai-je avec hauteur. Certains ont déjà tenté l’expérience. Ils sont morts, et leurs parents se gardent bien d’élever la moindre plainte contre moi. Ils savent ce qui leur en coûterait. Aucun de mes pairs ne peut me vaincre en duel.
  • Sauf que tous tes ennemis ne te défieront pas dans un duel d’honneur, Forlwey, répliqua Élisabelle. Certains n’hésiteront pas à comploter contre toi pour entraver tes affaires, te discréditer auprès de Némésis, ou bien te tendre une embuscade dont tu ne ressortiras peut-être pas vivant. Regarde notre société de nosferatus : chaque famille passe son temps à renforcer la puissance et l’influence de son clan. Que ce soit par des mariages, des fêtes, des parties de chasse… tous les nobles vampires ne cessent de développer leurs relations avec les autres clans. Ils tissent des alliances, des partenariats commerciaux ou politiques, pour s’assurer que le jour où un rival leur cherchera querelle, ils auront des alliés à leurs côtés. Avoir des liens avec d’autres clans, Forlwey, c’est un gage de sécurité.
  • Ma force est un gage de sécurité, Élisabelle. Et elle est bien suffisante.
  • Jusqu’au jour où elle ne suffira plus, mon garçon !

A suivre...

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