Chapitre 6 : Un époux "raisonnable", Partie 2

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Personne dans la noblesse du Royaume Submergé n’ignorait qu’en effet la baronne de Véresbaba avait connu trois mariages successifs ; ce qui pouvait paraître bien peu, sachant qu’Élisabelle avait plus de trois-mille ans… mais quand on se rappelait qu’elle avait été successivement veuve de trois puissants nobles vampires censés être aussi immortels qu’elle, on commençait à se poser des questions. Son premier époux avait été un comte, qui était mort en duel quand son frère l’avait défié (une histoire d’honneur bafoué, apparemment) puis tué avant de lui ravir son épouse. Élisabelle présentait toujours cet évènement comme un mariage forcé auquel elle n’avait pas eu d’autres choix que de consentir… mais je la connaissais assez pour savoir qu’on ne lui imposait pas quoi que ce soit, et certainement pas un époux dont elle ne voulait pas. D’ailleurs, ce deuxième mari avait également trouvé la mort quelques siècles plus tard, victime apparemment d’un raid d’exorcistes alors qu’il se trouvaient dans l’une de ses propriétés à la Surface (étrangement, Élisabelle n’avait pas été du voyage, retenu par une affaire urgente dans sa baronnie). Puis elle avait fini par capter l’attention d’un prince Nocturii qui, après avoir reçu l’autorisation de Némésis (laquelle appréciait depuis longtemps la sagacité d’Élisabelle), l’avait épousé et fait d’elle sa princesse consort.

Toutefois ce prince avait fini par trouver lui aussi la mort pendant la guerre civile, tout comme mon grand-père. L'événement avait provoqué un véritable séisme politique dans la noblesse vampire ; ce n’était pas tous les jours qu’un Nocturii mourrait. Je ne savais pas en revanche s’il avait été, comme mon grand-père, tué des mains de Dracula lui-même ; la reine ayant formellement interdit de parler du Schisme, il était impossible de savoir qui avait réalisé cet exploit (même si de mon point de vue, seul l’Empereur-Dragon Écarlate en aurait été capable). A la fin de la guerre civile, Élisabelle qui avait été très affectée par ces drames, s’était alors un temps retirée pour vivre en recluse dans sa baronnie, se contentant de brèves visites à mon père ou à la reine de temps en temps. Elle m’avait confié un jour que c’était finalement ma naissance qui l’avait fait peu à peu sortir de sa réserve et amené à reprendre contact avec la société vampire. Pourquoi s’était-elle autant entichée de moi et pas également de mes deux frères, nés seulement quelques années plus tard ? Je n’en savais rien. Peut-être étais-je celui qui ressemblait le plus à mon grand-père ?

  • Cela m’a permis de développer une vaste expérience pour tout ce qui est de la… vie conjugale, continua Élisabelle avant d’ajouter sur un ton de regret. Bien sûr, je regrette de ne pas avoir autant d’expérience dans l’éducation des enfants…

J’ai hoché la tête en baissant les yeux avec discrétion. C’était sans doute l’un des plus grands regrets d’Élisabelle… Ce troisième sort funeste réservé à l’un de ses époux (qui plus est cette fois-ci un prince Nocturii) lui avait donné une réputation d’épouse maudite qui drainait peu à peu la vie de ses conjoints. De plus, le fait que la baronne de Véresbaba n’ait jamais eu d’enfants en trois-mille ans ne faisait qu’ajouter du crédit à sa supposée malédiction. Les prétendants à sa main, légions à l’origine, s’étaient alors fait bien rares (qui voudrait d’une épouse incapable de vous donner des héritiers, et qui en plus risquait d’écourter considérablement votre vie d’immortel ?)… et Élisabelle n’avait jamais pu assouvir son désir d’enfanter.

  • Je ne vois toujours pas où tu veux en venir, ai-je grommelé, afin de détourner la conversation de ce sujet que je savais sensible.
  • Ce que je veux dire, mon garçon, c’est que le mariage est une affaire de compromis, reprit Élisabelle d’un ton plus sévère. Ta femme est ton égal, et non une esclave que tu peux diriger à ta guise. Cela veut dire que bien que tu aies la sensibilité d’une enclume et la délicatesse d’un marteau, tu vas devoir faire un effort pour comprendre et amadouer ton épouse. Et dans ton cas, cet effort va devoir être titanesque.
  • La fée n’est pas mon égal, rétorquais-je. Ce n’est même pas une nosferatu !

Élisabelle se cacha son visage dans sa main en poussant un soupir désespéré.

  • Tu vois ? C’est exactement de ça dont je parle ! Némésis t’as demandé d’intégrer la princesse à notre société… or toi, tu traites ton épouse comme une moins que rien ! Ne t’étonne pas qu’elle te déteste ! Tu n’arriveras à rien si tu continues ainsi… sauf peut-être à renforcer sa haine à notre égard !

J’ai émis un grognement de mépris, mais je savais au fond qu’Élisabelle avait raison. Sans la possibilité de forcer (ma méthode de prédilection) la fée à servir Némésis, j’allais devoir l’apprivoiser progressivement pour l’amener à mettre volontairement ses pouvoirs ou son sang au profit de notre cause. Le problème, c’est que cela requérait quelques choses dont je manquais cruellement : de la douceur, de la subtilité… tous ces artifices hypocrites dont les autres membres de la noblesse aimaient bien user pour obtenir ce qu’ils voulaient. Je n’avais pas été éduqué à de telles frivolités (mon père préférant des fils puissants plutôt qu’habiles courtisans)… et du reste je n’en avais jamais eu besoin : la force m’avait toujours suffit à obtenir ce que je désirais…

  • Sauf Némésis.

Surpris et choqué, j’ai levé les yeux vers Élisabelle. Avais-je parlé à voix haute ?

  • Oh, ne fait pas cette tête-là, mon garçon, me sermonna-t-elle d’un air exaspéré. Je sais très bien ce que tu penses ! A chaque fois que je te dis de faire preuve d’un minimum de subtilité, tu as toujours cette même expression d’indignation butée qui veut dire « ma force me permet d’obtenir tout ce que je veux… la subtilité est l’apanage des faibles… », et ainsi de suite ! Quand comprendras-tu que certaines choses ne peuvent s’obtenir par la force ? l’amour est l’une d’entre elles ; tu peux t’imposer à la fée, oui… mais tu ne gagneras son respect et son affection que si tu fais l’effort de lui plaire.
  • D’accord, Élisabelle… Tu as gagné, ai-je capitulé avec mauvaise humeur. Mais comment est-ce que je fais ça ? La fée est coriace. Elle ne se laisserait pas apprivoiser aussi facilement.
  • Commence déjà par l’appeler par son nom. Depuis que je suis ici, tu n’arrêtes pas de l’appeler « la fée », « la sauvageonne » ou « l’autre »… fait déjà l’effort de la considérer comme une véritable personne, et je suis certaine que son attitude envers toi sera plus agréable.

Effectivement, peut-être que si je cessais de considérer la fée… Aïna, avec une telle hostilité, cette dernière arrêterait alors de me défier ouvertement. Elle avait peur de moi (c’était bien naturel, compte tenu de ma puissance), et son attitude outrageusement belliqueuse était sans doute son moyen de défense ; quand la fuite était impossible, certaines proies faisaient face à leur prédateur avec agressivité, dans l’espoir de déconcerter suffisamment ce dernier pour qu’il abandonne sa chasse. En effet, un prédateur évitera généralement un combat dans lequel il risquait d’être blessé, car chaque blessure dans la nature pouvait être synonyme de condamnation à mort. Aïna devait agir de façon similaire ; en se montrant plus féroce qu’elle ne l’était vraiment, elle espérait me contraindre à battre en retraite. S’en était presque mignon, vu ainsi… Je n’imaginais pas un instant la délicate petite fée comme une féroce guerrière, mais l’imaginer s’y essayer pour me faire peur était amusant.

  • Et puis je pense que des excuses pour la façon dont tu l’as traité hier ne serait pas de trop, glissa Élisabelle.

Mes bonnes dispositions s’évanouirent aussitôt. Moi, m’excuser à la fée pour l’avoir remise à sa place ? Jamais.

  • Je préfère encore me marier avec une esclave, ai-je répliqué.
  • Forlwey ! protesta mon amie avec indignation.

J’ai appuyé ma joue sur la paume en poussant un soupir résigné, sachant déjà que j’allais avoir droit à un long sermon de la baronne. Soudain, mon regard se tourna vers l’entrée du salon, et croisa celui de la fée… Aïna, qui nous regardait discrètement à travers la porte entrebâillée. Mes muscles se contractèrent imperceptiblement, tandis qu’un frisson parcourut ma colonne vertébrale. Depuis combien de temps nous espionnait-elle? J’étais tellement concentré sur ma conversation avec Élisabelle que j’en avais oublié mon désir pour la fée… et qui à présent, revenait me labourer les entrailles. M’obligeant à taire ces pulsions, j’ai profité de l’occasion pour m’éviter une énième leçon en grommelant à l’attention d’Élisabelle :

  • Quand on parle de la fée…

Suivant mon regard, Élisabelle s’aperçut alors de la présence de mon épouse, laquelle tressaillit et fit aussitôt mine de fuir.

  • Attends ! lança la baronne en se levant avec un large sourire bienveillant. Ne fuis pas, ma fille. Et toi, cesse donc de la terroriser !

Ce dernier avertissement, chuchoté à mon attention, m’indigna davantage. Aurais-je encore bientôt le droit de respirer dans ma propre demeure, ou devrais-je demander la permission ?

Sans se préoccuper de moi, Élisabelle continua de rassurer la nouvelle venue :

  • Viens, lui dit-elle avec douceur. Installe-toi. J’adorerais faire ta connaissance !

Méfiante, Aïna entra alors timidement dans le salon d’une démarche qui, je dois le reconnaître, était tout à fait adora…

C’est alors que j’ai remarqué la façon dont elle était habillée : une simple chemise de nuit… qui laisse voir et ses pieds nus ! Élisabelle en était bouche bée. Fasciné par la vulnérabilité de mon épouse, il me fallut un instant pour me rappeler qu’elle venait une fois de plus de m’humilier en public avec ses manières de sauvageonne.

Mes ongles transpercèrent les accoudoirs de mon fauteuil sur le coup de ma fureur. Je me suis lentement levé de mon fauteuil, cherchant tant bien que mal à contenir ma colère à laquelle se disputait l’attraction qu’exerçait sur moi cette image même de l’innocence. Passant alors devant Élisabelle, toujours muette de stupéfaction, je me suis ensuite planté devant Aïna pour lui demander d’un ton glacial :

  • Que signifie cette tenue ?

La fée examina sa chemise de nuit, puis releva les yeux vers moi en haussant les sourcils, comme si elle ne comprenait pas bien le sens de ma question.

  • Eh bien… finit-elle par répondre, incertaine. Il s’agit de celle que m’a aidé à revêtir Judith, la veille…
  • Judith ? ai-je répété avec incompréhension.
  • Oui, l’une des servantes qui ont été mises à ma disposition.

C’est là que j'ai compris de quoi elle parlait… Judith était le nom d’une esclave ! Ridicule !

  • Parce que Madame s’intéresse aux noms des esclaves, maintenant… ai-je lâché avec un sourire ironique, prenant Élisabelle à témoin. Elle s’intéressait aussi certainement aux noms des brins d’herbe sur son île, puisqu’ils ont autant de valeur…
  • Vos esclaves sont des êtres vivants dotés d’une conscience et de sentiments ! me rétorqua alors la fée avec colère.

Stupéfaction, indignation et colère se succèdent dans mon esprit. J’avais escompté que la scène d’hier aurait suffi à mater son esprit rebelle, mais il semblait au contraire qu’elle n’en était que plus déterminée encore à contester mon autorité. J’ai inspiré profondément, déterminé à ne pas me laisser emporter. Hors de question de perdre mon calme devant Élisabelle.

  • Je ne vais pas poursuivre ce débat, ai-je alors déclaré. Je me fiche totalement de votre avis concernant mes esclaves. C’est comme me donner votre avis sur la décoration de ma demeure… Recentrons le sujet : pourquoi n’êtes-vous pas habillée ?
  • Euh… mais je le suis… objecta Aïna, toujours avec la même lueur d’incompréhension dans le regard.
  • Vous êtes en chemise de nuit ! ai-je sifflé, scandalisé. Il est purement indécent pour une dame de votre rang de vous promener ainsi en dehors de votre chambre !
  • Pourquoi donc ? continua-t-elle de protester. Je suis recouverte des poignets jusqu’aux chevilles. En quoi cette tenue est indécente alors qu’elle me couvre parfaitement et qu’elle est bien plus confortable que vos corsets et vos couches interminables de jupons ? Ne parlons même pas de vos chaussures qui enferment mes pieds et les font terriblement souffrir… Je manque de tomber à chaque pas !

C’en était trop. J’avais tenté de garder mon calme, mais son impertinence avait fini par épuiser le peu de patience qu’il me restait. Lui agrippant vivement le poignet, j’ai explosé :

  • Il suffit ! Vos questions stupides et vos contestations combinent l’insolence à l’indécence ! Je ne le tolérerai pas ! En tant qu’épouse, votre seul rôle est de m’obéir, que cela vous plaise ou non, tout comme ce sera le cas avec Sa Majesté lorsque j’aurai fini de vous raisonner… Tss ! ai-je ajouté avec mépris et frustration. Quand je pense qu’elle m’a fait épouser une sauvageonne incapable de…
  • Forlwey ! m’interrompit Élisabelle d’un ton sec.

La baronne de Véresbaba se place soudain avec autorité entre nous pour nous séparer, tel un juge impartial. Elle me lance alors avec un petit sourire assombri par l’avertissement muet dans ses yeux :

  • En tant que fée, elle a grandi et a été élevée dans une société visiblement bien différente de la nôtre. Il est normal qu’elle n’en connaisse pas encore tous les usages. Je te propose donc de me charger de lui enseigner tout ce qu’elle doit savoir sur la société vampirique et sa culture. Je pense que suis plus apte que toi pour ce rôle…

Sa proposition me calma momentanément. L’idée était tentante, car d’un côté cela limiterait mes contacts avec la fée (ce qui me semblait sage, tant que je n’arrivais pas pleinement à contenir l’instinct qui me poussait à la mordre et à désirer son… corps)… et de l’autre, cela m’éviterait de devoir m’astreindre moi-même à la lourde tâche de transformer cette sauvageonne en digne membre de la noblesse nosferatu. Peut-être qu’après avoir essayé de l’éduquer, ma chère amie comprendrait enfin à quel point il était difficile de garder patience avec mon épouse !

  • Bien, ai-je donc fini par accepter en hochant la tête. Je compte sur toi pour lui apprendre à bien se tenir, Élisabelle.

Cette dernière sourit, ravie que je lui accorde cette confiance. Plaçant ses mains sur les épaules d’Aïna, Élisabelle l'entraîna aussitôt vers la sortie en me lançant d’un ton joyeux :

  • Ordonne à Laïus de nous envoyer ses femmes de chambre. Nous aurons besoin d’elles pour la vêtir comme il se doit.

Je les ai regardé partir, choqué et aussi quelque peu jaloux de l’attention qu’accordait Élisabelle à la fée. Nous n’avions même pas fini de prendre notre thé, et voilà qu’elle me laissait maintenant en plan pour aller jouer avec cette sauvageonne !

De mauvaise humeur, je me suis rassis dans mon fauteuil en avalant d’un trait le reste de mon infusion. C’est à cet instant que les portes s’ouvrirent pour livrer le passage à Laïus, lequel s’inclina vivement devant moi.

  • Tu tombes bien, ai-je grommelé. Élisabelle veut que tu envoies tout de suite les femmes de chambres de la Comtesse dans ses appartements.
  • Ce sera fait, Monseigneur, m’assura immédiatement Laïus avant de baisser la tête.

J’ai alors remarqué l’étonnante tension qui émanait de lui. Ses doigts trituraient les bord de son uniforme, et sa mâchoire était visiblement contractée, comme s’il avait peur d’ouvrir la bouche. Laïus, d’ordinaire imperméable à tout type d’émotion, semblait à présent indécis et inquiet.

  • Que se passe-t-il ? lui ai-je demandé, comprenant qu’il ne parlerait pas sans que je ne le presse.
  • Nous avons… un visiteur, Monseigneur, lâcha l’intendant d’une voix hésitante, presque à contrecœur. Il a demandé à vous voir. Nous l’avons fait patienter en bas le temps de connaître votre décision, mais il est assez… impatient.

J’ai haussé les sourcils, fortement intrigué. La tension de Laïus laissait entendre que la personne qui s’était présentée à ma porte n’était pas quelqu’un que j’allais apprécier...

  • Qui est-ce ? l’ai-je interrogé.
  • Le… le vicomte de Clairecorail, Monseigneur, révéla Laïus en baissant aussitôt les yeux, inquiet de ma réaction.

Un frisson d’excitation parcourut ma nuque. Je me doutais bien que la visite de Rodrygal avait un lien avec la fée dont il semblait s’être entiché. Voilà qui allait me donner l’occasion de m’amuser un peu…

  • Je descends tout de suite, ai-je annoncé en posant ma tasse, sourire aux lèvres.

A suivre...

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