Chapitre 7 : Marchandage, Partie 2

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La stupeur blessée qui se peignit sur le visage de Rodrygal n’avait pas de prix. Ravi de cette cinglante répartie, j’ai laissé échapper un ricanement parfaitement audible qui fit rougir mon rival d’embarras.

  • Je vous assure, Princesse, que vous vous méprenez sur mes intentions… protesta-t-il faiblement.
  • Je crois qu’Aïna se sent un peu étouffée ce matin, intervint Élisabelle pour éviter une nouvelle scène embarrassante. Je pense que l’air frais lui fera du bien.
  • Où allez-vous ? ai-je demandé, à la fois curieux et méfiant (car à mes yeux, Aïna était un danger ambulant à la fois pour elle-même ainsi que ma réputation…).
  • Faire une promenade, bien sûr ! J’ai demandé à tes serviteurs de nous préparer une escorte. Nous allons essayer de trouver à Aïna de nouvelles tenues qui lui conviendront davantage, puis j’en profiterai également pour lui faire visiter la ville et l’initier aux plaisirs d’Adamas !

J’ai hésité à protester, inquiet à l’idée que la fée fasse une nouvelle scène en public qui ferait le tour de la cité et ne manquerait pas de revenir aux oreilles de la reine… Mais d’un autre côté, j’avais donné carte blanche à Élisabelle pour « éduquer » mon épouse à tenir son rang, et je ne doutais pas qu’elle soit suffisamment diplomate pour éviter qu’Aïna ne m'embarrasse publiquement. De plus, cela me permettait de séparer Rodrygal de ma femme… et de mettre un terme à sa cour ridicule.

  • Amusez-vous bien, ai-je acquiescé en haussant les épaules.
  • Bien ! Ma chère, tu devrais mettre les magnifiques bracelets que le Vicomte de Clairecorail t’a offerts, lança Élisabelle à l’attention de mon épouse, avant d’ajouter précipitamment quand cette dernière ouvrit une fois de plus la bouche en foudroyant Rodrygal du regard. Ou peut-être plus tard, j’ai l’impression que tu ne te sens pas très bien. Laïus, veux-tu bien récupérer ces bijoux et les mettre avec les autres parures de la Comtesse ? Nous les essayerons à notre retour, quand elle ira mieux !

Laïus inclina la tête et s’empressa d’obéir, prenant le coffret des mains de Nestor qui, après avoir jeté un coup d’œil en direction de son maître pour guetter son accord, lui en céda la propriété.

  • Eh bien ce fut un plaisir, Rodrygal, reprit Élisabelle en adressant un sourire cordial teinté d’une pointe d’empathie à l’intention du nosferatu qui semblait avoir été foudroyé sur place par le dédain d’Aïna. Sur ce, nous allons vous laisser discuter entre hommes de vos affaires ! Forlwey, mon garçon, je crois que le petit salon et une tasse de thé seraient plus appropriés pour mener une discussion sérieuse…
  • Je… n’y manquerai pas, ai-je lâché entre mes dents serrées.

Sur ce, Élisabelle entraina Aïna vers les portes de ma demeure, qui s’ouvrirent immédiatement pour les laisser passer. Rodrygal et moi les suivirent du regard jusqu’à ce que ces dernières se refermassent derrière elles.

  • Il est hors de question que je t’offres quoi que ce soit à boire, ai-je alors lancé à Rodrygal.
  • Parce que tu crois que je prendrai le risque de me faire empoisonner ? répliqua ce dernier en retrouvant toute sa hargne. J’attends toujours une réponse, Forlwey… Et je n’ai pas l’intention de partir sans.
  • Rodrygal… Je n’arrive même plus à m’énerver devant tant de stupidité. Tu as bien vu qu’elle te détestait, non ? Comment peux-tu imaginer un seul instant qu’elle finira par t’aimer un jour ?
  • Je pourrais te poser la même question, Forlwey. La princesse te hait au moins autant que moi, si ce n’est plus. La seule différence entre nous, c’est que Sa Majesté t’a accordé sa main… alors qu’elle aurait dû me revenir ! Mais contrairement à toi qui t’en moque, moi je veux la rendre heureuse ! Avec le temps, elle finira par se rendre compte que je suis l’homme qu’il lui faut.

J’ai poussé un soupir agacé.

  • Même dans l’hypothèse invraisemblable où je consentirais à un tel accord… il est impossible que tu mettes la main sur ma femme, Rodrygal, l’ai-je prévenu en prenant bien soin de détacher mes mots, comme si je m’adressais à un imbécile. Tu l’as dit toi-même ; c’est la reine qui m’a donné Aïna en mariage. Et elle l’a fait parce qu’elle ne t’estime pas capable de la dompter correctement. C’est pour ça que tu as été écarté. Alors comment peux-tu imaginer une seule seconde que même avec mon accord, Sa Majesté te permettrait de récupérer la fille ?
  • Je pense que Némésis voulait un prétexte pour écarter ma requête parce qu’elle avait d’autres plans en tête, répondit Rodrygal, sans se démonter. A mon avis Sa Majesté trouvait ton obsession à son égard tellement encombrante qu’elle a voulu se débarrasser de toi en te mariant à la princesse. Comme ça, elle faisait d’une pierre deux coups : elle te repoussait sans t’humilier publiquement, et elle s’assurait qu’Aïna serve toujours ses desseins.

Je suis resté impassible, mais intérieurement je devais reconnaître qu’il avait touché un point sensible. La possibilité que Némésis s’était servie d’Aïna pour m’empêcher de continuer à lui faire la cour m’avait déjà traversé l’esprit. C’était le genre d’idée qu’aurait très bien pu lui souffler Sorticia…

  • Sauf que la reine t’a surestimé, Forlwey, continua Rodrygal. Tu vois la fée comme un obstacle à ton ambition, et tu la traitera comme telle. Avec toi, Aïna sera malheureuse et dépérira, mettant en danger tous les plans de Némésis. Je ne lui donne pas deux mois avant qu’elle n’essaye de s’ôter la vie ou que tu ne la tues dans un accès de rage.
  • Et tu t’attends à quoi, exactement ? ai-je ironisé. Que je demande audience à Némésis et que je lui dise « Votre Majesté, je suis navré, mais je refuse l’honneur que vous m’avez fait en m’accordant la main de la princesse Aïna » ? Non seulement je perdrais ma tête pour une telle insolence, mais il est trop tard pour ça. Je suis marié, Rodrygal. Telle était la volonté de Sa Majesté, et je doute qu’elle change d’avis aujourd’hui.
  • Mais si ton mariage n’était pas viable ? répliqua ce dernier, qui n’en démordait pas. Si par exemple, vous n’arriviez pas à concevoir les enfants que Némésis désire tant, ou bien qu’il apparaisse clairement que votre union sera improductive ? Sa Majesté n’aurait alors pas d’autres choix que de l’annuler et de donner la main de la princesse à quelqu’un d’autre…
  • Toi, j’imagine, ai-je ricané.
  • Qui d’autre en serait digne ?

N’y tenant plus, j’ai éclaté de rire. Rodrygal me regarda en faisant de gros efforts pour contenir sa fureur.

  • Alors tu crois que je devrais volontairement saboter mon mariage au risque de paraitre incompétent devant Némésis, tout cela pour que tu puisse me prendre mon épouse ? résumai-je après avoir retrouvé une once de sérieux.
  • Nous pourrions aussi envisager de mettre en scène la mort de la princesse dans un accident, ou à cause d’une maladie quelconque. Nous savons peu de choses sur les fées… alors Némésis pourra difficilement te reprocher une mort inévitable.

« Il avait vraiment pensé à tout ! » ironisai-je intérieurement, avant de secouer la tête pour répondre de vive-voix :

  • Tu n’es quand même pas venu me voir en pensant sérieusement qu’il y avait ne serait-ce qu’une once de chance que j’accepte ça ?
  • Je t’offrirai une compensation qui en vaudra largement la peine, m’assura Rodrygal. J’ai de l’or, des terres, des esclaves… Je pourrais même te soutenir dans ta quête des faveurs de la reine. Je m’assurerai aussi que tout le monde sache que tu es protégé par le clan de Clairecorail, afin que tu puisses continuer à mépriser le reste de la noblesse nosferatu sans que certains ne se décident à monter un jour une conspiration contre toi. Avec un tel soutien, tu redoreras vite ton blason aux yeux de la reine. Ensuite à nous deux, nous trouverons un moyen d’évincer cette vipère de Sorticia et ce parvenue de Jorenn pour que tu prennes leur place en tant que favori royal. Personne ne contestera plus ta position… et peut-être qu’un jour, tu monteras enfin sur le trône aux côtés de Némésis.

Je l’ai regardé en silence, proprement stupéfait par sa déclaration.

  • Tu m’aiderais à devenir roi ? articulai-je finalement d’un ton incrédule. Toi, l’ambitieux Taureau de l’Atlantide… tu soutiendrais ton plus grand rival au détriment de ta propre position ?
  • Je ne demande qu’une seule chose en retour, Forlwey : la princesse. Donne-là moi, et je te jure que tu n’auras pas d’allié plus fidèle pour t’aider à conquérir Némésis. Nous n’avons pas besoin d’être rivaux, quand une alliance pourrait tant nous apporter…

Il tendit la main vers moi dans un geste amical, et bien que cette initiative lui en coûta visiblement, il paraissait on ne peut plus sincère.

  • Alors qu’en dis-tu ? Cessons ces querelles ridicules et élevons-nous ensemble vers les sommets!

J’ai regardé sa main tendue sans répondre, perdu dans mes pensées. J’avais déjà remarqué que Rodrygal semblait s’être entiché de la fée dès notre audience avec la reine… mais qu’il soit prêt à abandonner ses ambitions et soutenir les miennes pour la récupérer était tout bonnement inimaginable.

  • Que vaut Aïna pour toi ? lui ai-je brusquement demandé.
  • Tout, répondit sans hésiter Rodrygal.

J’ai considéré un instant sa proposition, faisant abstraction des considérations pratiques. Aurais-je échangé Aïna contre Némésis ? Sans hésiter. Néanmoins curieusement, mon coeur se rebellait à l’idée de perdre la fée. Elle me détestait, s’évertuait à battre mon autorité en brèche, et à mes yeux constituait le symbole de ma déchéance. Pourtant… la simple idée de la céder m’irritait profondément.

  • Ton offre est très intéressante, Rodrygal, ai-je reconnu. Je suis bien tenté d’accepter.
  • Alors dans ce cas… commença le Vicomte de Clairecorail avec un sourire réjoui.
  • Toutefois j’y vois trois obstacles. Le premier, c’est que je ne crois pas une seule seconde que Némésis se laissera tromper par une quelconque supercherie destinée à contrecarrer sa volonté. Et dans ce cas, nous subirons tous les deux sa colère… or je ne tiens pas à mourir d’une façon aussi stupide. Ensuite, je n’ai pas l’intention de faire croire à Sa Majesté que je suis un incapable en échouant la mission qu’elle m’a confié. Némésis m’estime parce qu’elle sait que je suis le plus capable de ses serviteurs, et c’est pour cela qu’elle m’a donné la main d’Aïna. Tu peux me promettre monts et merveilles pour remplacer mon honneur écorné, mais je ne crois pas que tu puisses réparer les dommages qu’un tel désastre infligerait à ma réputation.

Rodrygal perdait petit à petit son air réjouis au fur et à mesure que je parlais, comprenant là où j’allais en venir, et sa main retomba d’elle-même le long de son corps. Un sombre sourire éclaira alors mon visage, tandis que j’achevais d’un ton vicieux :

  • Et troisièmement : aucune richesse au monde ne pourrait remplacer la joie que j’éprouve à te gâcher la vie, Rodrygal. Aïna m’appartient, et elle le restera pour l’éternité. Mais qui sait… si tu me le demande gentiment, je pourrais peut-être t’autoriser à devenir le parrain de nos futurs enfants ?

L’expression de Rodrygal se durcit, tandis qu’il m’adressait un regard noir, chargé d’intentions meurtrières. Il m’observa pendant encore quelques secondes, les poings serrés de rage.

  • Je te préviens, Forlwey, me menaça-t-il d’une voix lourde de sous-entendus. J’ai toléré beaucoup d’affronts de ta part jusqu’à présent… mais je ne te laisserai pas me prendre la princesse.
  • Je ne te prend rien du tout, puisqu’elle m’appartient déjà, ai-je répondu avec hauteur. Tu n’as aucun droit sur elle.
  • Jamais je ne te la laisserai, tu m’entends ? continua le Vicomte de Clairecorail avec véhémence, ignorant ma remarque. Je la tuerai de mes mains, plutôt que de la condamner à vivre avec toi !
  • Tu oses menacer la protégée de la reine, Rodrygal ? Touches à un seul cheveu de sa tête, et Némésis te fera exécuter… si bien sûr elle t’attrape avant que je ne t’ai arraché le cœur.

Nous nous sommes à nouveau affrontés du regard pendant quelques instants, aucun ne voulant céder le pas sur l’autre. Mais j’étais chez moi, et je pouvais rester ici toute la journée si cela me chantait. Finalement, Rodrygal céda et détourna le regard. Il marcha d’un pas vif vers les portes de ma demeure, qui s’ouvrirent dès qu’il passa à proximité. Après un instant d’hésitation apeuré, son esclave se précipita à sa suite… et faillit lui rentrer dedans quand son maître s’arrêta brusquement.

  • Tu viens de déclarer la guerre au clan de Clairecorail, Forlwey, m’avertit soudain Rodrygal. Et cette fois-ci, personne ne pourra te sauver. Alors le jour où tu perdras tout… rappelle-toi que c’était ton choix.

Sur cette funeste et risible déclaration, Rodrygal franchit les portes, son laquais sur ses talons. Je l’ai suivi du regard, impassible, jusqu’à ce que les deux battants se referment sur lui.

Je n’avais pas voulu d’Aïna, et j’aurais donné n’importe quoi pour l’échanger contre le cœur de Némésis, si l’occasion m’avait été donnée. Mais désormais, elle était mienne, et je n’avais pas l’intention de la céder à qui que ce soit. Alors si Rodrygal et les siens prétendaient me l’arracher…

Je les tuerai de mes propres mains.





A suivre... 

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