Les démons qui nous hantent

31 minutes de lecture

— Ana ! Debout !

La voix criarde de sa sœur tira Anasteria d’un lourd sommeil. Elle gémit, et enfonça sa tête dans son oreiller dans l’espoir vain de se rendormir. Mais au moment où elle sentit une pression sur son corps, elle comprit que cela ne servirait à rien. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, sa sœur jumelle se tenait à califourchon sur elle et la toisa d’un regard sévère. Morgane ne lui ressemblait en rien, c’était un fait criard. Là où ses cheveux rougeoyaient, ceux de Morgane possédaient la teinte châtaine identique à leur mère. Ses iris émeraude contrastaient avec ceux noisette. Leur silhouette respective était diamétralement opposée depuis leur adolescence et le début de leur croissance. Anasteria devenait grande et élancée. Sa sœur, un peu plus petite, héritait des épaules carrées de leur père. Et même au niveau de la peau, la différence sautait aux yeux. Celle de Morgane avait bruni comme beaucoup d’habitants de la côte d’Islac. Celle d’Anasteria avait quelques taches de rousseur qui ajoutaient de la couleur à sa peau pâle. Ce manque de ressemblance avait toujours alimenté les suspicions d’Anasteria concernant sa place dans sa famille, mais en dépit de ses demandes, sa mère avait sans cesse maintenu qu’elle était sa fille. Bien sûr, ces doutes n’avaient jamais terni l’amour qu’elle leur portait, et ce, malgré le comportement de Morgane à la limite du supportable.

Anasteria grogna et poussa sans grande difficulté sa sœur de son lit. Cette dernière tomba au sol dans un gémissement de douleur exagéré.

— 'man ! cria-t-elle. Anasteria ne se lève pas !

— Balance, souffla-t-elle.

La porte de leur chambre s’ouvrit, et sa mère entra dans la pièce, les poings sur les hanches. Elle soupira en voyant ses deux filles et secoua affectueusement sa tête.

— Anasteria, tu n’es pas encore levée ? Judeth va bientôt arriver pour manger !

— J’essaye de la lever depuis une demi-heure, gémit Morgane.

— As-tu mal dormi ? s’enquit sa mère.

Anasteria acquiesça doucement. Depuis qu’elle avait ouvert les yeux, un mal de crâne aigu l’empêchait de réfléchir clairement. Elle tenta de se remémorer la veille pour comprendre pourquoi elle avait hérité d’une telle migraine, mais ses souvenirs restaient flous.

— Bon, lève-toi et prépare-toi. Tu n’as pas beaucoup de temps.

Anasteria s’exécuta. Elle prit les premiers habits qu’elle trouva, et attacha ses cheveux pour ne pas être gênée. Un coup d’œil par la fenêtre lui révéla les deux grands astres qui brillaient au-dessus d’Islac. Anasteria sourit et eut une envie irrésistible d’aller dehors et d’arpenter la côte. Mais alors qu’elle regardait le ciel bleu, elle vit quelque chose de sombre éclipsait pendant une fraction de seconde le soleil. Elle fronça les sourcils, et lentement, un sentiment s’installa dans ses tripes.

— Quelque chose ne va pas, murmura-t-elle à elle même.

Elle ne pouvait pas mettre le doigt dessus, mais elle sentait que quelque chose ne tournait pas rond.

— Anasteria ! Judeth est arrivée !

Anasteria secoua doucement sa tête pour stopper ses pensées et se dirigea vers la pièce à vivre de leur habitation. Ce n’était pas une très grande maison, mais elle l’avait toujours trouvée incroyablement chaleureuse avec tout le bois qui la composait. Elle vit sa tante, Judeth, accompagnée de son mari Samuel, et de leur enfant Ewan. Sa tante se précipita vers Anasteria et l’enlaça affectueusement. Anasteria resta les bras ballants, bloquée entre la surprise, et une angoisse nouvelle.

— Ana ! Je suis tellement contente de te voir ! Quel bonheur que tu peux rentrer de temps en temps pendant tes études ! Je veux que tu nous racontes les incroyables choses que tu as accomplies à l’académie !

L’académie. Le lieu où elle apprenait à se servir de la magie et à maitriser ses pouvoirs, avec ses amis : Johan, Yvona, Davos et Laurène. La brume autour de ses souvenirs se leva peu à peu et elle parvint à recoller quelques morceaux.

Réveille-toi, lui murmura une voix dans son esprit.

— Je suis trop content de te voir aussi ! s’exclama Ewan.

Son cousin se rua sur elle, et elle faillit tomber à la renverse. Il avait trois ans de moins, mais ils avaient passé leur enfance tous les trois, avec Morgane, ensemble, comme une vraie fratrie. Mais cela c’était avant qu’elle parte. Avant qu’Anasteria ne manque de brûler un autre enfant qui se moquait de sa sœur. Avant que le village ne découvre, horrifié, ses pouvoirs. Avant que sa tante et son cousin ne la regardent comme un démon et la rayent de leur famille.

Ses souvenirs revenaient comme des flashs violents dans l’esprit d’Anasteria. Elle se défit de l’étreinte d’Ewan et recula de quelques pas. Cette situation ne paraissait pas normale. Le comportement de Judeth et Ewan lui semblait étrange. Les couleurs dans sa vision devinrent un peu plus ternes malgré les grands soleils dehors.

— Ana ? s’étonna sa mère. Est-ce que tout va bien ?

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Très drôle, rétorqua Judeth. Tu n’as rien perdu de ton humour.

— Tu me hais, répondit Anasteria. Tu penses que je suis un démon.

— Ana, s’offusqua Judeth. Je n’ai jamais pensé une telle chose.

— Si ! Je me souviens clairement du jour où je suis partie ! Et je ne suis jamais revenue à Islac ! J’envoie seulement quelques lettres à maman. Et elle m’a dit que tu ne voulais plus jamais me revoir, tu penses que je suis un démon !

Judeth soupira et s’avança prudemment vers Anasteria, les mains levées comme si elle avait peur d’effrayer un animal sauvage.

— Anasteria, écoute, je ne sais pas ce qui se passe, mais.

— Ne t’approche pas ! ordonna Anasteria.

— Anasteria, intervint à son tour son père, ça suffit !

Souviens-toi de ce que tu faisais avant, murmura la voix.

— J’étais…

Anasteria grimaça de douleur. Se remémorer de ce qui précédait son réveil amplifia sa migraine, mais elle se concentra pour passer outre.

— Je me trouvais dans les bois ardents, avec Yvona, Johan et Davos. On… On discutait avec Yvona, et puis tout le monde est tombé. Et les ombres sont arrivées. C’est vous ! Vous êtes les ombres ! Et vous essayez de me manipuler !

— Anasteria, je t’en pris. Calme-toi, supplia sa mère.

— Taisez-vous ! Je ne vous écouterais plus.

Elle tendit ses mains vers Judeth. Et comme elle s’y attendait, elle pouvait sans effort utiliser ses pouvoirs. Les ombres l’avaient piégée dans son propre esprit. Des flammes commencèrent à apparaître au niveau de ses paumes. Toute sa famille recula et la peur pouvait se lire sur leurs visages plus vrais que nature. La détermination d’Anasteria vacilla lorsqu’elle entendit la voix brisée de sa mère.

— Ana ! Je t’en prie !

Ne l’écoute pas, suis ton cœur ! murmura la voix dans sa tête.

Son cœur lui hurlait que ce n’était pas sa famille devant elle. Mais elle ne parvenait pas à raisonner son cerveau. Ses bras tremblaient, incapables de réaliser quoi que ce soit. Et le visage de sa tante Judeth laissa tomber le sourire pour afficher une mine de mépris.

— Tu es un monstre, siffla-t-elle. Tu as détruit notre famille.

L’expression et le ton de Judeth gagnèrent en crédibilité. Ces mots, elle les avait déjà prononcés devant Anasteria, et son cœur se serra en repensant à ces souvenirs. Les ombres changeaient de stratégie pour l’atteindre.

Rien de tout ceci n’est réel ! murmura la voix. Tu dois sortir d’ici. Tes amis ont besoin de toi.

L’évocation de ses amis provoqua un électrochoc chez Anasteria. Eux aussi étaient piégés comme elle. Elle devait les sauver. Elle inspira profondément et son regard fixa les visages terrifiés de sa famille.

— Je suis désolée, murmura-t-elle.

— Ana ! supplia sa mère. Non !

— Sale démon, pesta Judeth.

— Ana ! hurla Morgane.

— Je suis désolée ! répéta Anasteria.

La maison de son enfance, sa famille, tout disparu, consumée par un immense brasier. Et leurs cris de douleur réveillèrent en sursaut Anasteria. Au-dessus d’elle, une énergie noire éthérée se dissipa dans un râle de souffrance. Anasteria se redressa aussitôt et vit qu’elle se trouvait dans les bois ardents, sur le sol boueux. Autour d’elle, ses amis demeuraient à terre, et les ombres menaçantes planaient toujours. Une énergie blanche sortait de leurs bouches, de leurs yeux ouverts, et se déplaçait lentement vers les ombres. Yvona, qui gisait près d’Anasteria, avait le corps presque cambré et sa peau devenait de plus en plus pâle au fil des secondes. Anasteria ne réfléchit pas longtemps et tira une fiole de sa besace, mais avant qu’elle ne puisse l’éclater, la voix qu’elle avait perçue plus tôt se manifesta de nouveau.

Ne fait pas ça ! N’attaque pas l’ombre ou tu la tueras !

— Bordel, qui êtes-vous, et pourquoi je vous entends ?

Je suis un ami. Fais-moi confiance, ne fais pas ça, ou elle meurt.

Anasteria regardait l’énergie qui quittait doucement Yvona. Ses autres amis ne se trouvaient pas dans un meilleur état.

Ce sont des licheurs, expliqua la voix. Ils endorment leur ennemi dans un monde parfait, et se nourrissent de leur énergie vitale. Si tu romps le lien entre eux et leurs victimes, c’est fini.

— Qu’est ce que je peux faire ? demanda Anasteria.

L’idée de chercher Iselia lui semblait futile. Elle devait agir maintenant pour les sauver, bien qu’elle hésitait toujours à croire en la voix.

Touche-les, ordonna la voix.

— Pardon ? Que je touche ce truc ?

Tu possèdes le pouvoir d’utiliser le lien. Sers-en pour aller voir tes amis dans leurs esprits. Force-les à se réveiller. Ils doivent eux-mêmes repousser ce monde immatériel !

— Une minute ! Je ne sais pas faire ça !

C’est inné. C’est dans ton sang.

— Pourquoi vous ferais-je confiance ?

Suit ton cœur !

Anasteria prit un instant pour réfléchir et sonder son esprit. Elle n’avait pas beaucoup de choix, et la voix l’avait déjà aidé. Une grande partie d’elle voulait la croire, l’autre se posait un nombre invraisemblable de questions. Mais lorsqu’elle observa de nouveau Yvona, Anasteria sentit une nouvelle détermination l’animer. Sa main toucha l’énergie noire du licheur, et ses paupières devinrent lourdes.

***

— En tout cas, Yvona, je suis vraiment très impressionnée.

Yvona ne cacha pas le large sourire qui apparut sur son visage avec les éloges qu’elle recevait de la part de sa grand-mère. Carmen avait éduqué Yvona, c’était elle qui avait pris en charge son apprentissage pendant que ses parents vaquaient à leurs nombreuses occupations, et responsabilités. Carmen, c’était une dame forte, intelligente, et sévère, comme à l’image de sa famille. Tout chez elle suintait la noblesse. Elle avait l’habitude de se tenir très droite malgré son âge avancé. Ses cheveux blancs ne comportaient jamais un mauvais pli. Et les rides présentes sur son visage ne laissaient pas souvent place à un sourire. Excepté aujourd’hui.

— Merci, grand-mère. Ça me touche beaucoup.

— Tu vas devenir une grande mage, j’en suis persuadée, reprit-elle.

Le sourire d’Yvona s’effaça lorsqu’elle ressentit une puissante migraine, accompagnée d’une fatigue écrasante. Elle posa la paume de sa main contre son front et poussa un long soupire.

— Tout va bien, Yvona ? demanda sa mère, inquiète.

Yvona hocha doucement de la tête et reprit ses couverts pour continuer son dîner. Ce n’était pas souvent que sa famille se réunissait, et elle voulait en profiter malgré la douleur.

— Je suis juste fatiguée, répondit-elle. J’ai passé une mauvaise journée.

— Ne tarde pas trop alors, conseilla sa mère. On ne devrait jamais négliger le sommeil.

Quelqu’un frappa à la lourde porte du manoir, et Yvona entendit Hector se précipiter pour ouvrir. Elle reporta son attention sur son repas tandis que ses parents discutaient avec sa grand-mère de la politique, comme souvent. Elle trouvait toujours cela d’un ennui mortel.

— Attendez ! hurla Hector. Vous ne pouvez pas entrer comme ça !

— Yvona !

La voix d’une jeune adolescente résonna dans la salle à manger. Ses cheveux rougeoyants rappelaient vaguement quelque chose à Yvona, mais ce qui la marqua le plus, c’était son regard émeraude déterminé. À en juger par ses traits, elle devait avoir le même âge qu’elle. Mais en dépit de ces observations, elle ne parvenait pas à lui donner un nom. Toute sa famille se leva devant l’intrusion, sans doute prête à en découdre avec l’adolescente, mais Yvona resta assise et haussa les épaules.

— On se connait ?

La question d’Yvona heurta la jeune adolescente. Son visage se tordit en une grimace douloureuse, et pour une raison étrange, le cœur d’Yvona se serra.

— Yvi, c’est moi, reprit-elle. Ana. Anasteria Horne. Je suis ta colocataire à l’académie et ton amie.

Yvona fronça les sourcils en entendant ce surnom. Seul Léonidas l’appelait comme ça. Sa migraine gagna en intensité au fur et à mesure qu’elle essayait de comprendre la situation.

— Qu’est ce que tout cela signifie ? s’exclama sa mère. Vous pensez vraiment que vous pouvez entrer chez les gens comme ça ?

Anasteria toisa sa mère d’un regard incroyablement noir, comme si elle allait soudainement se mettre à l’attaquer. Mais elle reporta son attention sur Yvona, et son regard devint affectueux. Elle hésita même à effectuer un pas vers Yvona, mais elle se ravisa.

— Yvona, supplia-t-elle. Rien de tout ceci n’est réel, c’est une illusion !

— N’écoute pas cette folle, intervint sa mère. C’est juste une illuminée qui veut s’en prendre à notre famille !

Agacée, Yvona se leva de sa place, et renversa sa chaise dans son mouvement. Quelque chose résonnait dans son esprit, mais elle ne parvenait pas à passer outre la migraine qui tambourinait dans son crâne.

— Yvona, je t’en prie, écoute-moi, supplia Anasteria.

— Je ne te connais pas, répondit-elle. Je ne sais pas qui tu es !

— Moi je te connais !

Anasteria effectua finalement un pas avant vers elle, mais sa mère s’interposa entre elles. L’adolescente soupira, mais elle esquissa ensuite un sourire chaleureux qui semblait familier pour Yvona.

— Tu détestes marcher dans la forêt, expliqua Anasteria. Chaque fois qu’on doit s’entrainer dans les bois ardents, tu passes la soirée à nettoyer des bottes en ronchonnant. Tu lis toujours avant de dormir, que tu sois de bonne humeur ou non. Mais quand tu es en colère, c’est systématiquement des grimoires de sort. Si tu es contente, c’est les romans de Sara Mesia. Tu détestes aussi les épinards, tu me les donnes toujours, et du coup, après je vais te chercher quelque chose dans les cuisines, en général, des pâtisseries. Tu me bats tout le temps au Golem ardent, ce qui, entre nous, m’énerve beaucoup. Et tu veux devenir chevalière-mage, et dépassais le niveau de ta mère.

Tous les mots qu’elle prononçait résonnaient dans le crâne d’Yvona. Et lentement, la brume qui enveloppait son esprit se dissipa. Elle se souvenait de l’académie : de son arrivée, puis de sa connaissance avec sa colocataire, bruyante, et enjouée. Elle se remémorait les tentatives vaines de cette dernière pour sympathiser avec elle, de ses divagations lorsqu’elle racontait une histoire, de ses ronflements la nuit chaque fois qu’elle s’endormait sur le dos. Elle se rappelait l’angoisse quand elles avaient commencé à se parler, et l’idée de se lier d’amitié avec quelqu’un et d’être jugé. Elle voyait le cauchemar au milieu du hall, tenant Anasteria dans ses griffes. Elle pouvait encore ressentir la peur qu’elle avait éprouvée à ce moment-là à la perspective de perdre peut-être la seule personne qui lui avait un jour tendu la main. Son œil droit devint aussitôt douloureux et avant qu’elle ne puisse agir pour répondre, sa mère leva la voix.

— Vous allez sortir, menaça-t-elle.

— Yvona, intervint Anasteria, tu hais ta famille. Hormis Léo, tu as des problèmes avec chacun d’entre eux. Je suis désolée, mais ce que tu vis là n’est qu’un rêve que tu voudrais avoir. Pas la vraie vie.

Elle avait raison. La migraine se stoppa au même moment où elle prit conscience qu’Anasteria disait la vérité. Jamais sa famille ne pourrait ressembler à ça. Sa relation avec son grand frère n’avait rien de chaleureux. Sa mère la méprisait, lui demandait toujours plus, la rabaissait lorsqu’elle ne la frappait tout simplement pas. Son père l’ignorait. Et sa grand-mère projetait avec une toxicité malsaine ses espoirs sur ses épaules. Et si Yvona voulait faire preuve d’honnêteté avec elle-même, elle en avait assez d’eux. Elle dépassa sa mère et se mit devant Anasteria, la défiant du regard.

— Si tu t’opposes à moi, Yvona, prévient-elle…

— Tu vas encore me frapper ? Comme si cela changeait quelque chose...

— Tu dois les détruire, murmura Anasteria à côté d’elle. Tu dois rompre le rêve.

Yvona tendit sa main, et un éclat bleuté se créa dans sa paume alors qu’elle chargeait son sort. Mais son regard se posa sur son petit frère et sa volonté vacilla. Elle avait beau se dire que ce n’était qu’une illusion, elle ne pouvait se résoudre à lui faire du mal. Anasteria dut sentir son hésitation, car sa main vint se glisser dans la sienne encore libre. Elle la serra doucement et Yvona la regarda. Le sourire affectueux qu’elle lui adressa la calma aussitôt.

— Je sais, lâcha-t-elle compatissante. C’était dur pour moi aussi. Mais ils ne sont pas réels.

— Je sais, répondit Yvona.

— Regarde-moi. Tout ira bien.

Yvona se plongea dans les yeux émeraude d’Anasteria et trouva une détermination nouvelle. Le sort gagna en puissance dans sa main, mais elle continua de la fixer, sachant que si elle rompait le regard pour voir Léonidas, elle faiblirait.

— Yvona ! s’écria sa mère, tu ne peux pas faire ça !

Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres. Elle ne broncha pas, et n’accorda même pas une attention à Voxana lorsque le sort se déclencha. Avant que tout ne redevienne ténèbres, elle se contenta de murmurer à elle-même.

— Un jour, cela sera réel, mère.

Lorsqu’Yvona ouvrit de nouveau les yeux, l’ombre au-dessus d’elle se désagrégea en de minuscules particules sombres. Elle se sentait épuisée, et tout son corps se réveillait douloureusement de sa léthargie. Elle se redressa et vit Anasteria juste à ses côtés. Son amie la fixait avec son sourire habituel, mais la fatigue se lisait clairement sur son visage. Elle ignorait quel genre de pouvoir elle avait utilisé pour la tirer en dehors de ce rêve, mais visiblement il lui coutait.

— Est-ce que ça va ? demanda Anasteria.

— Je devrais être celle qui demande, vu ta tête.

Anasteria lâcha un rire amusé, puis elle se releva avec difficulté. En suivant son regard, Yvona comprit que les autres étaient aussi piégés qu’elle, et que son amie allait les sortir de leur prison dorée. Des milliers de questions tournaient dans l’esprit d’Yvona, mais pour l’heure, elle se contenta de suivre Anasteria. Cette dernière n’avait effectué que quelques pas avant que sa jambe ne vacille et qu’elle manque de tomber. Yvona la rattrapa de justesse et l’aida à se maintenir. Cependant, son regard brillait d’une incroyable détermination alors qu’elle avançait vers Johan.

— Ce sont des licheurs, expliqua-t-elle haletante. On doit les sortir de là avant qu’il ne soit trop tard.

— Ana, tu es épuisée. Tu vas t’effondrer !

— Je peux réussir, lâcha-t-elle avec aplomb. Je dois le faire. C’est la seule solution.

— Comment peux-tu accomplir une telle chose ?

— On parlera plus tard, Yvi. On doit les sortir de là.

Yvona admirait presque la détermination et l’entêtement d’Anasteria. Mais elle voulait sauver les autres autant qu’elle. Anasteria s’agenouilla près de Johan et contempla l’ombre. Le temps s’était comme figé autour d’elles. Les ombres ne semblaient guère les voir, et aucun bruit d’animaux ne venait les déranger. Yvona avait déjà lu de nombreux écrits sur les "licheurs", ces ombres malicieuses qui se nourrissent des souhaits et de la vitalité de leurs victimes. Et toujours selon ces écrits, les combattre demandait un certain rituel pour défaire le lien. Et Anasteria ne semblait pas en avoir besoin. À ce moment-là, Yvona comprit qu’Anasteria était belle et bien spéciale. Pour être honnête, elle le pensait depuis quelque temps, et à bien des égards. Yvona n’avait jamais croisé quelqu’un d’aussi turbulent, énergique, bienveillant et courageux qu’Anasteria. Mais après l’épisode du cauchemar, elle avait songé que sa colocataire possédait quelque chose de plus. Et aujourd’hui, son hypothèse se vérifiait. Mais elle n’allait pas rester les bras croisés. Yvona attrapa une fiole de sa besace et la brisa. La poudre de la préparation se répandit sur sa paume et brilla de magie. Anasteria la regardait confuse, ce qui lui arracha un sourire amusé.

— Tu as besoin d’énergie, j’en ai encore un peu. Prends ma main.

Anasteria répondit à son sourire, et s’exécuta. La magie vibra entre leurs deux paumes, et lorsqu’Anasteria toucha le licheur, Yvona sombra de nouveau dans le sommeil.

***

Johan aidait sa mère à étendre le linge lorsque deux adolescentes arrivèrent devant leur maisonnée. Elles semblaient avoir le même âge que lui, à quelques mois près, et leurs visages lui donnaient une impression de déjà-vu sans qu’il ne puisse vraiment se souvenir. L’une d’elles, aux cheveux rougeoyants, s’approcha de lui en vitesse, et avant que Johan ne puisse la saluer poliment, elle s’exclama.

— Johan. Tu dois te réveiller.

Johan haussa un sourcil, et il vit la deuxième adolescente soupirer et secouer la tête de dépit. Elle effectua un pas vers lui et commença d’une voix plus calme :

— Tu parles d’une approche... Johan, tu es en train de rêver. Rien de tout ça n’est réel.

— Johan, intervint sa mère. Tu connais ces deux jeunes filles ?

Le regard de Johan se perdit dans des allers-retours entre Alice et les deux adolescentes. Sa bouche voulait dire oui, mais son cerveau bloquait. Il ne pouvait se souvenir avec exactitude d’elles. Finalement, il secoua la tête, complètement dépassé par la situation.

— Non, je ne les connais pas.

— Il est dans le même cas que toi, Yvona, soupira l’autre adolescente. On n’a pas beaucoup de temps. On doit sauver Davos.

— Je suis désolé, intervint Johan. Je ne comprends rien de ce que vous me dites.

— Êtes-vous avec l’inquisition ? demanda sa mère.

Les adolescentes s’échangèrent un regard surpris avant que la blonde dénommée Yvona ne lève les yeux au ciel.

— Évidemment, Johan est méridien. On se trouve à Méridie. Génial.

— Vous parlez comme si on se connaissait ! s’agaça Johan. Mais je ne me souviens pas de vous.

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

Le père de Johan s’approcha du groupe, et comme un réflexe, sa mère se cacha derrière lui. Il croisa ses bras musclés, et toisa d’un regard noir les deux adolescentes. Johan connaissait ce regard sévère, et il se sentit désolé pour les deux jeunes filles.

— Vous ne semblez pas d’ici, commença-t-il. Je ne reconnais pas votre accent. Que voulez-vous ?

La blonde tira doucement la manche de son amie, elle se pencha à son oreille, mais Johan pouvait tout de même étendre ce qu’elle chuchotait.

— Ana, dis-moi que tu as pensé à un plan.

L’adolescente ne répondit que par un haussement d’épaules, et un sourire désinvolte. Elle reporta son attention sur Johan, ignorant ainsi volontairement son père.

— Je suis Anasteria, et voici Yvona, tu nous connais. Johan, tu es en train de rêver. Les licheurs te piègent en ce moment même. Tu dois te réveiller.

Elle poussa un soupir et son expression s’assombrit.

— Je suis désolée, reprit-elle. Mais cette maison, ta famille, ton foyer, ils ont disparu depuis longtemps.

— Comment osez-vous ? intervint sa mère.

— C’est la vérité, ajouta Yvona. Johan, tu es mage, comme Anasteria et moi. Tu ne vis plus à Méridie.

Johan secoua vigoureusement la tête, choqué par de telles insinuations ! Lui, un mage ? Quelle insulte ! C’était un fervent partisan de la lumière comme ses parents, il ne pouvait pas être frappé de la souillure de la magie. La lumière ne l’aurait jamais permis ! Il serra les poings de colère.

— Je ne suis pas un mage ! Je prie la lumière tous les jours ! Jamais je ne pourrais devenir un démon !

Sa véhémence surprit visiblement les deux jeunes filles. Anasteria fronça doucement les sourcils, non pas sous le coup de la colère, mais plutôt de détermination. Elle croisa les bras et son regard se planta dans le sien.

— Johan, la lumière n’a rien à voir avec ça.

— Vous êtes deux blasphématrices, intervint Archibald, la mâchoire serrée. Comment osez-vous insulter notre fils devant nous !

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous feriez mieux de partir, conseilla sa mère.

— On devrait surtout appeler l’inquisition, menaça son père. Les monstres comme elles doivent périr.

Yvona leva ses yeux vairons au ciel, puis elle croisa les bras à son tour. Son visage glacial s’adoucit aussitôt et quelque chose vint chatouiller l’arrière du crâne de Johan, comme un chat qui gratte une porte. Quelque chose voulait réapparaitre dans son esprit.

— Johan, ne l’écoute pas, ordonna-t-elle. Tu n’es pas un monstre parce que tu possèdes des pouvoirs.

— Oui, reprit Anasteria. On en a tous les trois. Et on se débrouille plutôt bien à l’académie. Tu te souviens de ça, non ? De Davos, que tu as sauvé ? De sa sœur Laurène ? Ou de nous deux ? On est un bon groupe d’amis !

— Les mages apportent le malheur dans notre monde, soupira Johan, bien que sa volonté s’étiolait. Je ne veux pas devenir l’un d’eux. Je ne veux pas participer à la ruine de notre civilisation.

— Les mages ne sont pas tous mauvais, intervint Yvona. La magie n’a rien de différent d’une épée. Certains utilisent ces épées pour protéger leurs familles, d’autres pour les massacrer. Tu peux décider d’être un sombremage et d’apporter la désolation…

Yvona effectua un pas vers Johan qui hésita, mais ne recula pas.

— Ou tu peux choisir de te réveiller, et devenir le chevalier-mage que tu désires.

— Johan ! Ne les écoute pas ! ordonna son père.

Mais les barrières mentales de Johan cédaient petit à petit. Il se souvenait de tout : du sang, des larmes le jour où il apprit que sa mère lui avait menti, que c’était une mage, et qu’il avait hérité de ses pouvoirs. Son regard se posa sur la porte en bois de leur maison. Il se souvenait des éclats qui avaient volé quand son père avait alerté l’inquisition. Il se souvenait de la boue qui entravait ses pas, de la main de sa mère qui glissait de la sienne. Il se souvenait de ce dernier regard empli d’amour, avant qu’elle ne lui permette de fuir, et qu’elle retienne les inquisiteurs. Et au milieu de ce désespoir et de ces ténèbres, une lueur était apparue : celle de l’académie. Il se souvenait de la bienveillance des professeurs, du statut de pupille de l’empire, accordé par ses pouvoirs. Et il se souvenait de ses amis : de son bruyant, mais attachant colocataire, Davos, et de sa sœur timide, mais adorable, Laurène. Et bien sûr d’Anasteria : de son sourire étincelant, de son appétit dévorant, de sa façon de s’assoupir facilement durant les cours. Il se souvenait de tout : de ses disputes avec sa colocataire Yvona, de leur taquinerie mutuelle incessante, de la manière dont Yvona réprimandait Anasteria pour chaque courte sieste sur les heures de cours. Leur petit groupe hétéroclite et bruyant décrivait une réalité. Sa famille devant lui reflétait un mensonge. Il soupira et ses épaules s’affaissèrent.

— Je me souviens, confessa-t-il. Je suis un mage.

— Tu dois détruire le rêve, expliqua Anasteria. C’est le seul moyen que tu as de te réveiller et de tuer le licheur.

Johan lança un regard triste vers l’image de ses parents. Son père hurlait, sans doute les mêmes atrocités qui lui avaient dit le jour où il se révéla être un mage. Mais son cerveau ne l’écoutait pas, comme un mécanisme de défense. Il tendit sa paume ouverte vers eux, et soupira. Lorsqu’il était arrivé à l’académie, Eyron le premier enchanteur, lui avait dit une phrase qu’il n’avait depuis jamais oubliée : “La vie d’un mage se compose de beaucoup de souffrance, entrecoupée de courts moments de joie. Ce que tu as vécu n’est que le début.”

Et Johan commençait à le croire. Il ferma ses yeux, incapable de soutenir plus l’image de ses parents, et un instant après un violent éclair s’abattit, et tout disparut dans un flash blanc. Johan ne pouvait qu’espérer que sa famille ne viendrait plus jamais le hanter.

Johan se réveilla en sursaut si vite, que lorsqu’il se releva, il aspira quelques particules de magies flottantes, reste du licheur. Il toussa pour les expulser, et mit quelques minutes à voir Yvona et Anasteria juste à côté de lui. Leurs visages blancs et leurs traits tirés ne rassurèrent pas du tout le jeune adolescent.

— Bordel, jura-t-il. Qu’est-ce qui se passe ?

— Longue histoire, répondit Yvona.

— Très longue, soupira Anasteria. On doit encore sauver Davos.

Anasteria se releva, mais elle sentit aussitôt ses jambes faiblir, et céder sur son propre poids de nouveau. Elle évita une chute lourde grâce à Yvona qui la rattrapa dans ses bras.

— Ana, intervint-elle. Tu ne peux pas continuer. Tu es complètement épuisée.

Anasteria savait que son amie avait raison. L’ensemble de ses muscles se contractaient sous l’effet de la fatigue, et sa vue commençait à devenir trouble. Même la voix qui la guidait depuis un moment s’estompait doucement.

Tu ne vas pas réussir. Tu es encore trop jeune. Pars !

Anasteria secoua vivement sa tête. Elle fixait le dernier licheur qui restait. Après tout ce qu’elle avait déjà accompli, elle ne pouvait pas abandonner Davos. Peu importe ce que lui disait cette voix, elle le sauverait.

Pars !

— Tais-toi, murmura Anasteria.

— À qui tu parles ? demanda Yvona.

— J’entends une voix, expliqua rapidement Anasteria. Elle m’a guidé jusque là. Mais elle pense que je ne pourrais pas le refaire. Je suis fatiguée.

— Johan ! ordonna Yvona. Prends toutes tes préparations.

Johan fouilla en vitesse dans sa besace et sortit ses quelques fioles réalisées pour le cours. Yvona les attrapa d’un geste vif et se leva. Tout comme Anasteria, elle commençait à ressentir les effets de la fatigue, et ses jambes flageolaient, mais elle parvint à marcher jusqu’à Davos.

— Johan, reprit-elle, amène Anasteria, et vient m’aider.

Johan s’exécuta et assista son amie pour rejoindre Yvona. Cette dernière répandait méthodiquement la poudre des fioles autour de Davos et du licheur. Johan posa Anasteria non loin et comprit facilement ce que préparait Yvona. Il effectua les mêmes tracés avec tout autant de précision, et quelques secondes plus tard, la rune de concentration était terminée. Johan fixait Yvona dont le regard était tourné sur l’ombre. Le teint de Davos devenait de plus en plus blafard et de fines veines noires commençaient à parcourir sa peau.

— Qu’est ce que vous fabriquez ? demanda haletante Anasteria.

— On va utiliser la rune pour concentrer les énergies magiques ici, ça devrait te donner assez de puissance pour refaire ton… truc

— Yvona, intervint Johan, si on réalisa ça, on risque d’affaiblir le voile. Les ombres vont venir. Peut-être même qu’on va créer une faille !

— Je sais, répondit-elle dans un soupir. Mais je n’ai pas d’autres solutions. Soit on essaye ça, soit on le laisse ici pour trouver de l’aide.

— Ils n’ont plus beaucoup de temps, remarqua Anasteria, on doit tenter le coup.

— On n’aura pas non plus du temps, intervint Johan, une fois qu’on aura activé la rune, on risque de devenir vulnérable. On doit le sortir de là, le plus rapidement possible.

Tous les trois se fixèrent longuement. Aucun bruit habituel de la forêt ne se faisait entendre, seuls les râles de douleur de Davos bourdonnaient près de leurs oreilles. Finalement, Anasteria hocha doucement de la tête. C’était le meilleur plan, et l’unique qu’ils avaient. Yvona échangea un air décidé avec Johan, et tous les deux posèrent leurs mains sur la poudre. Cette dernière s’illumina aussitôt, et Johan lutta pour ne pas trembler de peur face à ce qui allait arriver.

— Johan, intervint Yvona. Regarde-moi.

Johan plongea ses yeux dans ceux de son amie, et comme à son habitude, elle semblait incroyablement calme et parfaitement maitresse de la situation. Cela apaisa quelque peu les angoisses de Johan.

— Tout va bien se passer, assura-t-elle. Ferme les yeux, et laisse la magie venir à toi. Ne combats pas. Tu es mage, elle fait partie de toi.

La voix douce et posée d’Yvona le détendit. Il s’exécuta et sentit les énergies picoter sa peau et pénétrer ses muscles. Elles répondaient à leur appel. Lorsqu’il ouvrit les yeux, devant eux, au-dessus des licheurs, la magie se métamorphosait. Les particules s’assemblaient pour créer une énergie éthérée, et tel un prisme, elle renvoyait une multitude de couleurs. Anasteria s’approcha de la rune en boitillant. Les couleurs répercutaient sur sa peau, et lentement la douleur s’estompa. Son regard se posa ensuite sur le licheur.

— Ana, est-ce que tu es sûre de ce que tu fais ? demanda Yvona.

— Oui. Faites-moi confiance, tout va bien se passer.

Anasteria essaya d’ignorer la peur de l’inconnue qui naissait au creux de ses entrailles et commença à tenir ses mains.

Ne fait pas ça ! Tu vas l’attirer !

Anasteria secoua sa tête pour faire taire la voix.

— Prêt ? demanda-t-elle à ses amis.

Yvona et Johan opinèrent du chef en même temps, et Anasteria toucha le dernier licheur. Tout disparu dans une succession de flashs aux teintes jaunâtres et verdâtres. Un bruit strident vrilla son crâne à tel point qu’elle eut l’impression qu’il allait exploser.

Tout s’arrêta lorsque son corps heurta violemment le sol.

***

Elle gémit de douleur, et prit appui sur ses coudes. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle fut soulagée de voir qu’elle n’était pas seule, Yvona et Johan se relevaient aussi doucement. Sous eux, un sol carrelé blanc présentait quelques fissures du à leur atterrissage. En regardant autour d’elle, elle remarqua qu’ils se trouvaient dans un luxueux couloir, fait de marbre et comportant des décorations opulentes et colorées, qui ressemblait aux ornements du manoir Eis. D’épaisses teintures cachaient les fenêtres, et seulement une infime partie de la lumière d’un soleil éclairait le corridor. Anasteria se releva complètement du sol froid et aida ses amis.

— Ça a marché ? demanda Johan. On est où ?

— Dans un songe, j’imagine, répondit Yvona.

Un cri strident résonna dans le couloir et leur glaça le sang. C’était la voix de Davos.

— Il est en danger ! s’exclama Johan.

Johan se dirigea vers le cri, mais après seulement quelques pas, le sol trembla. Les dalles de marbres vibrèrent indépendamment les unes des autres. Les portes en bois massifs de chaque bout du couloir s’assombrirent. Et un puissant rire macabre résonna sans fin.

— Ce n’est pas normal, murmura Anasteria. Quelque chose ne va pas.

Le songe devait montrer un monde idyllique, proche de la réalité pour confondre les victimes. Rien de tout ça n’avait lieu ici. Anasteria sentit une main la pousser et Yvona s’avança vers la porte. Elle ouvrit sa paume et un éclat de glace perfora le bois. Dans un même mouvement, la porte s’envola avec certaines parties du plafond et révéla un ciel teinté de jaune et de vert. Autour d’eux, les murs ainsi que le sol tremblaient, mais Anasteria parvint à avancer sur les dalles, et au-delà de la porte, se trouvait un salon. Le toit avait ici été complètement arraché, et les débris flottaient en suspension, figé par le temps. Au milieu, sur un tapis bardé de trou, une silhouette d’environ deux mètres de haut contemplait à ses pieds Davos. Ce dernier rampait pour fuir la créature qui le menaçait. De concert, Johan, Yvona, et Anasteria lancèrent chacun un sort qui heurta la poitrine de l’ombre. Il recula d’un seul pas, et l’énergie noire qui s’échappa un peu resta elle aussi en suspension. Le rire s’intensifia et sa tête se tourna vers le trio de mages.

— Ah enfin, lâcha l’ombre. Je commençais à attendre, Anasteria.

Il possédait deux orbites violettes et brillantes comme des pierres précieuses en guise d’yeux et la sondait. Sa bouche n’existait pas et pourtant sa voix parvenait aux oreilles des adolescents. Anasteria effectua un mouvement de recul, mué par la peur et par la surprise. Comment une ombre pouvait-elle la connaître ?

— Mon maître sera ravi quand je t’apporterai à lui.

— Ne compte pas là-dessus, s’exclama Yvona.

Au contraire de ses amis, l’adolescente ne se laissait pas démonter par la présence ni par les paroles de l’ombre. Son sort de glace toucha la poitrine de l’ennemi qui recula encore un peu de Davos.

— Attends, intervint Johan, ce n’est pas un licheur. Où est ce qu’on est ?

— Il y’a un temps pour les questions, et les recherches, reprit Yvona. Et ce n’est clairement pas le moment Johan !

Yvona avait raison, aussi perdue qu’elle fût, Anasteria ne pouvait se permettre de tressaillir devant ce monstre. Elle effectua un rapide mouvement de la main, et sa boule de feu vint toucher l’ombre qui partit de nouveau dans un fou rire.

— Ne comprenez-vous donc pas ? Vous n’êtes pas chez vous ici. Vous êtes chez moi ! Et vos ridicules magies humaines sont sans effet. Vous pouvez frapper jusqu’à l’épuisement, rien n’est réel.

L’ombre s’arrêta et pencha un instant la tête sur le côté.

— Hormis votre mort.

Un cri puissant retendit lorsque Davos, de rage, commença à lancer plusieurs sorts à la suite : des boules de feu mineurs, des pics de glaces, des bouts de roches. Il tentait tout ce qu’il avait tandis que sa voix résonnait.

— Laisse-moi tranquille ! s’écria-t-il.

Mais une bourrasque d’énergie noire le balaya comme un fétu de paille, et il glissa sur plusieurs mètres contre le sol dallé. Il resta un moment, face contre terre, et gémit de douleur.

— Davos !

Johan se précipita vers son ami, mais l’ombre attendait toujours patiemment et laissa l’adolescent approcher. Anasteria réalisa qu’aucun sort qu’elle maitrisait ne posséderait assez de puissance pour le détruire. Ses jambes refusaient désormais de bouger à cause de la peur.

— Avez vous enfin compris ? Vous n’êtes que des moucherons qui essayaient de dominer quelque chose que votre cerveau peine à appréhender. Vous n’êtes pas comme nous, vous êtes insignifiant.

— Yvi, murmura Anasteria, dis-moi que tu as un plan.

Anasteria se risqua un coup d’œil à son amie. Mais son sang se glaça encore plus lorsqu’elle vit une peur semblable à la sienne dans son regard. Si Yvona n’avait pensé à aucune solution, ils étaient complètement perdus.

Idiote.

Un flash lumineux apparut devant eux, et l’instant d’après, une tornade de feu jaillit du ciel sombre et frappa le sol. Une forme éthérée composée de flammes ardentes se tenait entre les mages et l’ombre.

Tu me redevras ça, je te le jure.

L’esprit tendit ses bras vers l’ombre, et un torrent de flammes se déversa sur elle. Elle hurla, et tenta vainement d’arrêter le flot de feu. La vue d’Anasteria se troubla lentement jusqu’à ce que tout s’estompe pour de bon.

Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, elle distingua au-dessus d’elle, le visage de sa professeure, Iselia. Tout se brouillait dans sa vision et ses oreilles ne captaient que des bribes de mots.

— La faille est fermée… Vite… À l’académie.

La fatigue écrasa les derniers vestiges de sa force, et Anasteria sombra définitivement dans le sommeil. Ce n’est que plusieurs heures après qu’elle émergea dans un des lits de l’infirmerie. Tout son corps hurlait de douleur, et son premier réflexe fut d’essayer de se relever. Elle lâcha un juron lorsqu’elle ressentit un violent pincement dans son dos.

— Doucement, Ana.

À côté d’elle, Yvona se tenait assise sur un lit et tournée vers elle. Ses jambes se balançaient lentement dans le vide alors qu’elle souriait à Anasteria.

— Est-ce que j’ai heurté un mur ? demanda Anasteria. Ou, peut-être cinq…

— Je pense que le seul truc que tu as heurté est le sol, répondit Yvona, amusée. Tu es juste fatiguée.

— Je vais mourir, gémit-elle.

— Toujours dramatique.

Yvona leva les yeux au ciel, mais lâcha un rire. Visiblement, elle ne semblait pas vraiment affectée par leur aventure. Anasteria s’allongea et essaya de trouver une position confortable pour son dos. Elle finit par se mettre sur le côté pour regarder Yvona. Elle plissa les yeux pour tenter de voir un peu mieux son amie.

— Que s’est-il passé ?

Yvona haussa les épaules.

— Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. Iselia est passée, mais tu dormais. Apparemment, on a ouvert une faille avec notre rune, on a dû attirer une ombre plus puissante.

— Où a-t-on atterri ? Ce n’était pas les songes de Davos.

— Oui, mais je ne sais pas. On se trouvait peut-être de l’autre côté, ou ailleurs. Iselia n’a pas vraiment voulu répondre à mes questions.

Yvona arrêta le balancement de ses jambes et fronça les sourcils.

— Je ne comprends toujours pas comment tu as pu accomplir une telle chose.

— Moi non plus, soupira Anasteria. J’ai juste agi. Je n’ai pas réfléchi. Honnêtement, je suis perdue.

Anasteria jouait avec le bord de son drap pour esquiver le regard d’Yvona. Elle ne voulait pas vraiment penser à ce qui s’était passé. Le déni semblait un très bon bouclier pour éviter d’être déçu d’elle même. Elle sentait bien que quelque chose ne tournait pas rond, elle pouvait le voir dans l’expression d’Yvona. Ses pouvoirs ne ressemblaient à rien aux siens. Pour le moment, elle voulait dormir, se dire que tout ceci n’était qu’un rêve, et qu’elle allait se réveiller à cause d’un oreiller lancer par Yvona, car, apparemment, elle ronfle.

— Hey Ana.

Elle se décida à lever les yeux pour observer Yvona. Cette dernière lui adressa un doux sourire qui chassa ses pensées noires et ses peurs.

— Merci, reprit-elle. Tu nous as sauvés là-bas.

— J’imagine qu’on est quitte, s’amusa Anasteria. Comment te sens-tu ?

Yvona détourna le regard et mit un certain temps à répondre, avant de finalement avouer.

— Honteuse. J’aurais aimé que tu ne voies pas tout ça.

— Je ne te juge pas, assura Anasteria. Juré.

— Oui, je te crois. C’est juste embarrassant.

— Tu sais, moi aussi ça ressemblait à ça.

Yvona lâcha un bref rire avant de reporter son regard de nouveau sur Anasteria. Elle secoua doucement sa tête. Elle ne croyait pas vraiment les paroles d’Anasteria, mais elle appréciait l’effort.

— Vraiment ? demanda-t-elle.

— Toute ma famille se trouvait là, et me disait qu’ils étaient tous fiers de moi. Même ma tante, alors qu’elle me déteste et estime que je suis une sorte de démons.

— Tu n’es pas un démon, répondit Yvona. Peu importe ce que les gens pensent. Les mages existent, c’est comme ça. On n’est pas pire ou meilleur que les autres. On est comme tout le monde.

— Bien dit, lâcha Anasteria dans un sourire.

— Ma famille m’a quand même appris deux ou trois choses.

— Enfin réveiller, Horne.

Anasteria se tourna, au prix d’une grimace, pour voir l’infirmière Axelle Appel qui l’a toisé d’un regard noir, les mains sur les hanches.

— Vous allez finir par dormir plus souvent ici que dans votre propre chambre.

— On a déjà discuté de ça, s’offusqua Anasteria. Et c’est complètement faux !

— Je tiens un registre, vous savez ?

L’infirmière poussa un long soupir.

— Vous devriez plus attention. Tout ceci aurait pu se terminer bien plus mal. Je vais vous laisser reposer, mais Iselia désire comprendre ce qui s’est passé. Et croyez-moi, elle peut vraiment devenir insupportable quand elle veut quelque chose.

— Comment vont les autres ?

— Vous êtes les deux seules réveillées. Mais Johan et Davos vont bien. Juste aussi fatigué que vous.

L’infirmière observa tour à tour Anasteria et Yvona. Et son visage compatissant toucha immédiatement le cœur des jeunes mages.

— Faites attention, les filles. Vous aurez votre quota de blessures, de combats plus tard. Préservez-vous autant que vous le pouvez.

Anasteria et Yvona s’échangèrent un regard entendu. Et toutes les deux comprirent à ce moment-là qu’Axelle Appel avait raison, et cela ne rassurait aucune des deux. Devenir chevalière-mage allait se révéler bien plus dur que ce qu’elles pensaient. Mais pour l’instant, Anasteria voulait se reposer, et oublier pendant un instant les nombreuses questions qui polluaient son esprit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Justine "Klariana" Pouyez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0