Rodéo sur un trou noir

de Image de profil de Camille F.Camille F.

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 Il y a un certain temps — qui se compte, sans doute, en années, tellement sont longues les révolutions de ma conscience —, j'ai été frappé par une série de photos. C'était sur les réseaux sociaux, une ancienne pote de fac y documentait son séjour aux États-Unis. J'avais été avec elle presque tous les jours pendant trois ans, et voilà que, environ sept ans plus tard, alors qu'on n'avait gardé contact que d'une façon très ténue, j'avais à nouveau des images de sa vie quotidienne, de ses joies, de sa fantaisie, des gens qu'elle fréquentait, des couleurs et des formes qui l'environnaient.

 Quand je l'avais rencontrée, dans les premiers temps, elle m'avait beaucoup plu. C'était une fille douée, pleine d'assurance et vraiment belle. Alors de la revoir, si longtemps après, à la faveur de photos prises avec le goût que je lui connaissais et qui, évidemment, la faisaient paraître à son avantage, j'eus un pincement au coeur. Ce fut comme de replonger dans ces premiers temps de la vie étudiante, de redécouvrir la grande ville, la fac, l'indépendance, la beauté des filles — touche finale d'un tableau rétrospectivement (malgré les galères, les erreurs, les contrariétés, les déceptions) parfait.

 À cela s'ajoutaient le rêve du voyage, le désir de ce qui est loin, la qualité des prises de vues, des filtres et/ou des retouches appliquées aux images. J'avais été séduit, le Désir s'était emparé de moi.

 Tout le monde, sans doute, connaît ça. Cette sorte d'impatience mélancolique, cet état à mi-chemin de l'excitation et de la langueur, cette fébrilité aporétique, ce désoeuvrement hystérique. On voudrait quelque chose, dont le manque nous consume, mais on est incapable de définir quoi, on ne sait même pas si ça existe. C'est un désir brut, impossible à raisonner ; si l'on définissait l'objet de ce désir, on n'en voudrait plus. C'est un inconnu qu'on voudrait pouvoir tenir dans la main tout en continuant à ne pas le connaître, un trou noir qu'on s'imaginerait prendre par les cornes.

 Depuis deux jours, j'écoute en boucle la version acoustique de I Woke Up In A Strange Place, de Jeff Buckley. J'ai passé quelques jours dans le sud, chez un ami qui vient d'y déménager. Étant un incorrigible solitaire, je me sens rapidement vidé par les cohabitations, et lorsque le dernier soir É., la copine de mon ami, a voulu écouter Jeff Buckley, je me suis souvenu de ce morceau que j'avais découvert récemment et me suis senti revivre. Seulement j'en ai pris à trop fortes doses, et même hier, quand j'étais rentré, je continuais de l'écouter comme si mon bonheur en dépendait. C'est exactement comme les photos de mon ancienne pote de fac. Quelque chose qui t'enthousiasme et te frustre en même temps. Ce morceau de Buckley, il est infernal, le fruit d'un pacte avec le diable, quelque chose du genre : « OK, tu vas séduire tout le monde et crever vite. » La manière dont il martèle sa guitare, on dirait qu'il creuse une tombe pour enterrer l'insupportable amour de sa vie, morte accidentellement sous des coups dictés par la rage.

 Cette fascination est morbide. Un peu comme les croix dans les églises. Ou comme si une marque de haute couture créait un effet de mode autour des suaires. Car c'est tout ce que nous sommes, fans de Jeff Buckley, croyants, followers d'influenceurs sur Instagram ou acheteurs compulsifs : des fashion victims de modes plus ou moins judicieuses, plus ou moins durables.

 J'ai réalisé quelque chose à propos de ces images qui m'avaient tant impressionné. L'essence de ce que j'enviais à cette ancienne pote n'avait rien à voir avec son voyage, sa beauté ou ses talents de photographe. Ce que je lui enviais, c'était simplement la complète ignorance où elle était de ma convoitise, c'était le fait qu'on pût — moi, en l'occurrence, mais aussi bien n'importe qui d'autre — silencieusement admirer quelque chose qui lui avait trait. Mais qui sait si le cas ne se présente pas pour moi ? Et même si on me le fait savoir, je ne serai jamais dans la peau de l'admirateur, j'ignorerai toujours la saveur, la couleur, la texture de cette admiration, si particulières et incommunicables.

 Ce que je lui enviais, c'était une insouciance magnifique que je ne faisais que lui prêter, qu'à moins d'avoir atteint le nirvana, elle n'avait pas. Je pourrais aussi être complaisant envers moi-même, et, comme souvent ce qui touche particulièrement chez les autres parle de soi, dire que je lui prêtais quelque chose de moi, mais même si c'est le cas, il s'agit soit de quelque chose que j'ai en effet mais que je ne peux pas connaître — car pour ça il me faudrait me dédoubler —, soit de quelque chose dont je n'ai que le potentiel — qu'en fait je n'ai pas.

 La morale de cette histoire, c'est qu'il faut ignorer ce que les autres pensent de nous. Littéralement, comme cette ancienne pote, ou dans un sens plus courant, plus volontaire. La subtilité, c'est que cela demande d'ignorer aussi, dans un sens, ce qu'on pense de soi-même, car au fond, cette manière de baver devant ces images, c'en était une d'être assez mécontent de moi pour envier une situation dont j'ignorais tout sauf l'apparence.

 Depuis que j'ai compris ça, c'est sereinement que j'écoute I Woke Up In A Strange Place, de Jeff Buckley, comme un Bouddha repenti.

♫ I never want to see my face in the mirror again... ♪

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Vision blancheChapitre20 messages | 1 an
Un paysageChapitre6 messages | 1 an
Rodéo sur un trou noirChapitre16 messages | 1 an

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