Des Astres

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— Le scanner a repéré un objet non identifié. Artificiel, on dirait.

La voix de la navigatrice grésille sur les coms. Couplée à son accent chuintant, il faut un effort de concentration quasi constant pour la comprendre.

— Une sonde ?

— Non, ça ressemble plutôt à du... Précurseur.

Le pilote manque de s'étrangler. Les chroniqueurs ne les lâcheront pas avant de pouvoir poser les griffes dessus.

— On arrête tout : mission de récupération.

À travers les monosyllabes affirmatifs, le pilote devine que l'équipage acquiesce. Le mécano et l'experte en armement s'activent sur les bras articulés tandis que le pilote tâche de les rapprocher du mystérieux artefact.

Un cliquetis traverse les pinces jusqu'à la coque du vaisseau. Les bras attirent l'objet dans son sas, comme un pilwit ramènerait son petit dans sa poche.

L'équipage rejoint le sas et se presse autour d'une capsule au design plus qu'antique, dans laquelle repose un corps.

— Est-ce que c'est... un Yu ?

— Nh-nh, un seul pouce. Pré-Yu.

Le mécano mime un « ouah » silencieux.

— On s'est dégoté un fossile vivant, les gars ! Enfin peut-être pas super vivant, je suppose.

— Une victime de la guerre céleste, j'imagine ?

La navigatrice étudie le visage lisse, plat et imberbe des Yu d'autrefois.

— Il est tellement jeune.

— Il a flotté dehors pendant des éons, juste à côté de son but.

— Si proche. Si loin.

Le pilote renifle.

— Plus qu'à l'emballer pour les chroniqueurs. Ils vont pas en revenir.

*

Leur vaisseau de sous-escadrille venait d'entrer dans la sphère d'influence de SA, camouflé dans son ombre.

Le commandant Brookes se détacha de ses sangles et se tourna vers son équipage.

— Je voudrais avant tout vous remercier pour votre courage et votre volonté à tous. Sans vous, je ne sais pas si nous serions parvenus jusqu'ici.

Il se maintint droit et stoïque malgré les accélérations du vaisseau.

— Aujourd'hui est un jour décisif, ajouta-t-il. Aujourd'hui, nous vainquons, ou nous mourrons.

— Euh... Commandant ? coupa le Cadet Askarian. Pardon de vous interrompre... Missile en approche.

— Manœuvres d'évitement.

— Déjà fait, répondit Askarian. Mais il nous suit.

Le commandant ferma les yeux. Que pouvaient-ils faire, maintenant ? Ils n'avaient pas encore atteint le champ de bataille, et ils avaient déjà perdu.

— Évacuation. Fissa.

Le personnel se rua vers les chambres d'évacuation. Trop tard. La moitié du vaisseau vola en éclats, emportant l'essentiel de l'équipage et des capsules dans le vide spatial, dans une explosion sitôt suivie d'un silence oppressant. Des incendies engloutirent les ailes bâbord et tribord et menaçaient d'atteindre le corridor central. Les alarmes retentissaient, assourdissant les survivants, les couvrant d'un rouge sinistre.

Le protocole d'urgence s'enclencha, bouchant les secteurs compromis et bloquant l'accès au reste des capsules de survie.

Le Lieutenant Nwana dut crier pour se faire entendre.

— On doit sauver le gamin, Commandant. Il est même pas censé être ici, il a eu une place à P12 sur SB.

Brookes étudia le badge sur la veste d'Askarian. P12151-1L. Il écarquilla les yeux, vexé de ne l'avoir jamais remarqué.

— Le premier pays ?! Qu'est-ce que tu fais dans notre carlingue, alors ?

— Ça, dit le Cadet en pointant son pass, c'est un aller simple, et je voulais élargir mes horizons avant... Bon, j'ai l'air stupide, maintenant.

Brookes garda le silence. Il n'avait pas le cœur de lui faire remarquer que la seule chose qu'il était susceptible d'élargir, ce serait sa cervelle une fois que les salopards de SA auraient fini de leur tirer dessus. Peu importe ce qu'il aurait dit : le gamin le savait déjà, c'était écrit sur son visage. Brookes était familier de son expression, celle qui disait « J'ai commis une erreur irréparable. » Il fixait la même dans le miroir chaque jour depuis son enrôlement.

— Tout est bloqué, Commandant, le notifia le Quartier-Maître Vinh. Mais on est chanceux que l'ordinateur de bord ait réussi à boucher les fuites. La plupart des systèmes sont hors ligne et les commandes d'urgence ne répondent pas.

— Le bateau coule, en somme.

— La chambre d'évacuation n'est plus que partiellement attachée au vaisseau, informa l'Enseigne Nwana, donc il va falloir sortir les combis. La bonne nouvelle, c'est que Derwae a lancé un scan actif, et ils ont l'air d'avoir arrêté de tirer.

— Ils nous croient déjà morts. Je sais pas si c'est une si bonne nouvelle.

— On prend ce qu'on a, conclut Nwana.

Ce qu'il restait de l'équipage enfila les combinaisons spatiales, activa la commande manuelle et força la trappe d'étanchéité de la chambre d'évacuation.

Le soudain calme les mit plus mal à l'aise qu'il ne les rassura. Là où ils se trouvaient, le silence, c'est l'absence d'air.

— Norvanis, Vinh et Derwae, interpella Brookes sur les coms, vous avez des voyants d'alerte. Tout va bien ?

— Juste une fuite, répondit Vinh. J'ai bientôt réparé.

— Idem. En cours, ajouta Norvanis.

— Une fuite ? s'étrangla l'ingénieur Derwae. Où ça ? Où ça !

Norvanis se racla la gorge. Les survivants s'efforçaient de garder leur sang-froid, mais l'affolement de l'ingénieur était contagieux. Ils tâchèrent d'ignorer les avertissements de leurs lecteurs de fréquence cardiaque.

— Regarde l'écran sur ton poignet, Derwae, intervint le docteur Haneda. Qu'est-ce qu'il te dit ?

— Je sais pas, je sais pas ! Je vois rien ! Pourquoi je vois rien ? Purée, pourquoi je vois rien !

— Tu paniques. Inspire et expire. Prends ton temps.

— Mais mon oxygène ! Je peux pas ! Oh bigre, oh bigre !

— Ton écran, Derwae. Laisse-moi le regarder.

Elle suivit des yeux le reste de l'équipage qui grimpait la charpente mise à nu vers les capsules, luttait pour ne pas laisser leur regard s'égarer dans le vide étendu de toutes parts, le vide tout prêt à les engouffrer, et soupira.

— Occupez-vous des panneaux de contrôle, je vais aider Derwae.

— Bien reçu. Perdez pas de temps.

Simandiraki souffla longuement pour retrouver son calme, sans succès. Seule l'urgence la retenait de s'effondrer sur elle-même. La charpente tanguait, se dérobait à leur prise tandis qu'ils chutaient dans l'espace profond.

Elle ferma les yeux. À son regret, elle n'était pas allongée dans son lit quand elle les rouvrit.

— Derwae, appela Haneda, t'es parti où ? Arrête de te balader !

Derwae ne lui répondit que par un souffle rauque. Il s'agitait dans la panique. Haneda lui attrapa le poignet.

— Je te tiens. Alors... Il y en a une sur ton bras gauche.

— Où ça ? Où ça ?

— Bras gauche. Juste au-dessus du coude.

— Où est l'adhésif ? Oh non ! Je l'ai perdu !

— Ça va, c'est pas grave. Prends-en un autre.

— OK, OK.

La respiration de Derwae commença de retrouver un rythme normal. Il détacha une nouvelle bande de son épaulière.

— Où est la fuite ? redemanda-t-il. Ah oui, bras gauche.

— C'est ça, tout va bien.

— Tout va bien, tout va bien.

— Tu vois ? Tout va bien.

— Où sont Vinh et Norvanis ? demanda Derwae.

— Ils ont déjà réparé leurs combinaisons, t'inquiète pas pour eux. Ils vont bien. Occupe-toi seulement de la tienne.

— OK. OK.

— Débris en approche ! avertit le Cadet Askarian.

— Quoi ? Mais bordel ! jura Haneda.

Les débris frappèrent en silence. Quelque chose traversa le front de Haneda sous les yeux de Derwae dont la respiration se fit encore plus erratique.

— Haneda ? appela-t-il. Haneda ! Haneda est... Haneda a perdu conscience... Je crois qu'elle est morte !

— Vinh, Norvanis et Simandiraki sont touchés ! cria Askarian. Vinh, Norvanis et Simandiraki sont touchés ! Merde !

— Oh non... se lamenta Derwae. Non, non, non, non, non...

Il se força à se calmer. Inspira. Expira. Il tendit le poignet. Regarda son écran. Fuite suivante. Détacha un bout d'adhésif. Jambe droite, derrière le genou. Pas facile à atteindre. Il peut le faire. Il peut le faire. Il y arrivera. Il l'a ! Tout va bien. Tout va bien. OK, fuite suivante. Derrière... quoi ? Dans son dos ? Sous les bouteilles ? C'est une blague ? Bigre, bigre, bigre...

Il secoua ses pensées. Ce n'était pas la fuite la plus importante, et il lui restait juste à atteindre les capsules. Tout irait bien. Tout irait bien.

— Derwae ! l'appela le gamin. Tout réparé ?

— Tout réparé, mentit-il.

Askarian s'autorisa un soupir de soulagement, et Derwae sentit la culpabilité lui monter à la gorge.

— Comment vont les capsules ? demanda-t-il.

Le Cadet secoua la tête.

— Pas très bien. Elles lisent pas les commandes. Nwana est en train d'essayer de les ouvrir pour passer directement par le circuit.

— Crotte.

Derwae s'en voulut aussitôt. Askarian ne manquerait pas de comprendre que la situation devait avoir pris une tournure tragique pour que Derwae se laisse ainsi aller aux jurons.

— Ça va marcher, tenta de le rassurer le Cadet, heureux ignorant de l'improbabilité de la tâche dont se chargeait l'Enseigne Nwana. Enfin je crois.

— J'ai trouvé la visseuse ! signala le Commandant Brookes. Elle est en train de s'enfuir, par contre...

— Je vais l'attraper, proposa Nwana.

— Non, reste ici, ordonna Brookes. La seule façon de nous renvoyer ce truc, c'est de te propulser dans l'autre sens dans le vide. On trouvera autre chose.

— Il y a un panneau lâche, ici. On peut l'utiliser comme levier.

— Bien vu, Derwae !

— J'étais aveugle y'a quelques instants, alors faut le dire rapidement.

— On va s'en sortir, tâcha de le rassurer Nwana.

— Tout le monde arrête pas de dire ça. Plus vous le dites, moins je vous crois.

Derwae observa le Cadet. Il faisait mine de bravoure, mais sa terreur ne laissait aucun doute.

— Tout ira bien, ajouta-t-il donc. Pour de vrai.

Askarian étrangla quelque chose entre le rire et le sanglot.

Le Commandant Brookes, plus proche du panneau lâche, parvint à le décrocher après de longues minutes angoissantes d'effort pendant lesquelles Derwae écoutait le sifflement de l'air qui s'échappait de sa propre combinaison. Il reste du temps. Il reste du temps.

Ils ouvrirent enfin le panneau d'accès des capsules, et accédèrent aux circuits. Nwana pesta.

— Merde !! Putain de merde !

— Est-ce que je veux savoir ? demanda Brookes.

— Fait chier ! Pas étonnant que les commandes marchent pas, les circuits ont fondu.

— Chier, répéta Brookes.

Le gamin poussa un murmure démoralisé. Le souffle lourd de Derwae saturait les coms.

— Je... Je vais voir ce que je peux faire, dit Nwana.

— Je te fais confiance, répondit Brookes.

— Ouais.

Une goutte de sueur perla sur son œil. Si le Commandant avait vu l'état des circuits, il n'aurait pas eu la confiance aussi hâtive. Tout le tableau était foutu.

— Y'a toujours... Je veux dire, je peux rien faire d'ici, mais on peut enclencher les capsules manuellement. Si leurs navs ont tenu le coup, ça peut le faire.

— OK. Je vais les détacher. Derwae, je te laisse les navs.

— Bien reçu.

Brookes vérifia l'intégrité des capsules. Il se mordit la lèvre, coupa son micro pour crier jusqu'à vider ses poumons, puis cria un peu plus. Il fit le tour des rescapés. Nwana avait raison. C'étaient tous de vieux schnocks, mais si le gamin réussissait à s'en sortir, s'il restait une chance...

Il ralluma son micro, pour tous sauf le Cadet.

— Askarian m'entend pas. J'ai vérifié les capsules. Il en reste qu'une en état de fonctionnement. Vous voyez où je veux en venir.

Ils ne répondirent pas de suite. Avaient-ils coupé leur micro, eux aussi ? Brookes chercha le visage de Derwae. Il avait l'air indifférent, cette fois-ci.

— C'était un honneur, dit l'ingénieur.

— Pareil, dit Nwana.

— Vous voulez lui dire ? demanda Brookes.

Il y eut un court silence.

— Occupons-nous juste de sa capsule.

Askarian survola Nwana.

— Pourquoi vous êtes aussi silencieux ? Mauvaises nouvelles ?

— Non, répondit Brookes. On se concentre juste. T'inquiète pas.

— Maintenant que vous l'avez dit, je vais m'inquiéter.

— Tout va bien, intervint Nwana. Promis.

— D'accord, alors. Je peux aider ?

— Oui, dit Derwae. Je gère les navs, mais il a fallu les réinitialiser. Je vais avoir besoin des coordonnées d'une étendue d'eau assez grande, loin des dômes, de préférence. À moins que tu préfères amerrir à SB ?

— Je pense que j'en ai assez eu de SA. Va pour SB.

— Ha ha, je te comprends. T'as ton pad ?

— Ouais. Trouvé une mer pas loin de P12. Vous pensez qu'ils vous laisseront entrer sans problème ?

— Qu'est-ce qu'ils vont faire ? Nous renvoyer dans l'espace ?

Askarian réussit à sourire.

— Oublie pas de tenir compte du mouvement de SB si tu veux pas t'écraser sur une géante gazeuse.

— Est-ce qu'on s'écraserait vraiment ? Comment ça marcherait ?

— Sais pas, veux pas y penser trop fort, dit Brookes.

— J'ai l'itinéraire, annonça Askarian.

— D'accord, montre-moi tes données.

Il scruta l'écran que lui tendait le Cadet.

— Ah, il y en a plein. Je vais tenter une synchro, dans le doute.

Personne n'osait parler pendant les dernières préparations.

— Tout est en ordre ? demanda Brookes.

— Tout est en ordre. La capsule est prête.

Brookes fit cliquer son micro. Il avait de nouveau bloqué Askarian.

— Dernière chose, je l'ai pas dit plus tôt...

— C'est à propos de l'air ? s'enquit Nwana.

Derwae faillit sursauter.

— Quoi, l'air ? demanda-t-il.

— La capsule est pratiquement vide, lui répondit Nwana. J'ai transféré ce que j'ai pu des autres, mais il atteindra jamais SB. C'est SA ou rien.

— Il va pas aimer.

— Même là, poursuivit-elle, il a seulement quelques minutes, mais il lui en faudra plus s'il veut se poser assez loin des dômes.

— Ouais. On aura pas besoin de notre air beaucoup plus longtemps de toute façon, fit remarquer Brookes.

— J'ai treize minutes. Il vous en reste combien ?

— Seize, répondit Brookes.

Derwae, occupé à chercher une zone d'amerrissage à SA, ne les avait écoutés qu'à moitié.

— Presque plus rien, répondit-il néanmoins. Ma combi est déchirée dans le dos.

— Aah, désolée, Derwae.

— Comme a dit le Commandant : pas besoin. Je vais transférer ce qu'il me reste dans sa capsule tout de suite. Ça sert à rien que mes vieux os respirent l'air du gamin.

— Derwae...

L'ingénieur synchronisa la capsule avec son pad.

— Askarian, rentre dans la capsule.

Le Cadet obtempéra. La résignation dans la voix de l'ingénieur le troubla brièvement. Nwana ferma la porte et Derwae connecta son tube respiratoire.

— Euh, les gars ? Il fait quoi, Derwae ?

Derwae le salua de l'autre côté de la vitre. Un salut triste. Un salut d'adieu.

— Il se passe quoi ?!

— C'est-à-dire... commença Nwana.

— On vient pas, admit Brookes. Nos capsules sont mortes. Tu peux pas non plus aller jusqu'à SB avec le peu d'air qu'il te reste, mais pour nous faire pardonner on va te transférer le nôtre.

— Quoi ? Comment ça ? Pourquoi vous m'avez rien dit ? Non ! Vous devez venir ! Me laissez pas tout seul !

— Désolée, petiot... dit Nwana d'un sourire navré. On peut pas.

Derwae flottait, inconscient désormais. Quels avaient été ses derniers mots ? L'esprit d'Askarian ne rencontrait que du vide, et il s'en voulut.

— Derwae ? Derwae ! Brookes, Nwana... Allez !

La voix d'Askarian se cassait.

— Au revoir, Derwae, dit Nwana à l'intention du défunt. À bientôt. À mon tour, maintenant.

Elle dévissa le tube de Derwae avant d'insérer le sien.

— Nwana, mais merde ! s'indigna le Cadet en pleurant. Arrête !

— C'est pas toi qui décides, gamin, le gronda doucement Brookes.

— Mais... non... Et si je casse la capsule ? menaça-t-il en levant un poing sur son panneau de commande.

— Ce serait idiot.

Askarian baissa la tête. Il ne savait pas quoi faire. Son équipage, ses camarades, ses plus proches amis disparaissaient un à un, s'efforçaient de lui donner une chance et il crachait dessus ? Quel imbécile ! Mais qu'y pouvait-il ? Mais quel imbécile ! Quel idiot, capable de rien à part de rester planté là, à protester, à rejeter leur sacrifice.

Il frissonna.

Quel imbécile...

— Quand ce sera mon tour, oublie pas de détacher mon tube, lui conseilla Brookes, sinon la traînée ajoutée va perturber ton itinéraire.

— Ha ha, ouais, souffla la voix fatiguée de Nwana. Je savais que t'étais une traînée.

— Ce serait pas marrant si je te rétrogradais maintenant ?

Nwana gloussa de nouveau.

— Ouais, ce serait marrant. Hé, gamin ?

— … Oui ?

— Bonne chance. J'espère que t'arriveras à P12. Quoique SA est en train de devenir sympa, mis à part les quelques missiles homicides. Ça se peut que tu t'y plaises.

— Mais vous y serez pas...

Son ton parut plus grognon qu'il ne l'avait souhaité.

— Je serais dans le coin. Dans un coin de ciel, ha ha. Souviens-toi juste de moi, OK ?

— Bien sûr que oui. C'est promis. Vous tous.

— Bien. Bien.

Sa voix s'éloignait. Brookes avait les yeux humides. Le Cadet chialait tout son saoul, ce qui prit Brookes à la gorge, qui l'enserrait de manière déplaisante.

Brookes détacha son amie, la poussa en douceur vers le rien, et brancha son propre tube.

Nwana s'éloigna. Comme une poupée emportée par des vagues invisibles.

— Merde, dit seulement Askarian.

— Tu l'as dit.

— C'était vraiment pas censé se passer comme ça.

— Rien n'est jamais sensé.

Askarian poussa un petit rire abattu.

— Tes philosophies me manqueront.

Brookes fronça les sourcils, comme s'il venait de se souvenir qu'il était en train de se suicider.

— Ouais... Moi aussi. Ah, je suppose que non, en fait. Rien me manquera plus jamais. Je manquerai tout, par contre.

Le Cadet baissa la tête, les paumes posées contre la vitre.

— Ah, j'ai failli oublier, dit Brookes. Tu sais comment détacher le tube de l'intérieur ?

— C'est cet embout ?

— Exact. Tire la pince, dévisse, retire le tube. Pas trop fort, tu veux pas le casser. Et pas trop lentement, tu veux pas gâcher notre précieux air.

Deux larmes coulèrent sans réserve le long du visage du jeune homme.

— Je suis désolé... dit-il.

— À propos de quoi ?

— De tout.

— Le sois pas. Tout n'est pas de ta faute. Il y en a un peu de la mienne, mais surtout de personne.

— Je ferai... Je ferai...

— Tu vas vivre. Ça me suffit. Essaie juste d'être heureux, et ce sera deux fois plus suffisant. Ça marche ?

— … Ça marche.

Brookes cessa de parler.

— Brookes ?

Une très faible respiration traversait les coms.

— Brookes...

Le Cadet attendit que le faible souffle ne soit plus. Il avait dû attendre, réalisa-t-il l'instant d'après, parce qu'il était paralysé. Il était seul à présent, réalisa-t-il, absolument seul dans l'immense noirceur de l'espace. Seul dans ce vide vertigineux. Seul sur une carcasse à la dérive. Parmi les dépouilles de tous ses amis.

Il regagna peu à peu le contrôle de son corps. Quelle quantité d'air venait-il de gâcher ? Merde. Il activa le lancement, s'éloignait lentement des morts. Non ! Le tube ! Il fallait retirer le tube ! Il fallait retirer Brookes... Annuler le lancement. Annuler le lancement. Merde. Annuler le lancement ! Tire la p... pince, dévisse, dévisse, dévisse, retire le tube. Revisse, revisse, ANNULER LE LANCEMENT ! Revisse, insère la pince. Respire. Activer le lancement. Attends, est-ce que les coordonnées sont correctes ? Annuler le lancement. Oui. Oui, elles le sont. Très bien. Respire. Activer le lancement. On y est. Dernier obstacle. Après ça, plus jamais d'aventures, plus jamais d'exploration. Il postulerait pour un jardin et planterait des fruits. Voilà. Il en avait fini.

DÉFAILLANCE DE LA CAPSULE.

Le cœur d'Askarian manqua un battement.

ERREUR DE TRAJECTOIRE. ÉMISSION DU SIGNAL DE DÉTRESSE.

Il ne se fit pas d'illusions. Personne ne l'entendrait.

Il ferma les yeux. Pas de jardin non plus, alors.

Il ouvrit son casque, et réalisa qu'il sanglotait. Brookes, Derwae et Nwana avaient donné leur vie pour une chance qu'il venait de faire s'envoler.

Terreur.

Il fixait les ombres de l'espace infini. La buée sur la vitre, sa propre vie qui s'enfuyait. Il lui semblait avoir à peine vécu. Des années pourtant, il le savait, mais ses souvenirs lui glissaient entre les doigts, comme attirés par le néant, eux aussi. Vide. sa mémoire était vide. À l'image de l'espace autour de lui.

Terreur. Terreur.

Était-ce ce que les autres avaient ressenti ? L'oubli de soi, le désir vain de rattraper les secondes ? De vivre un jour, une minute, rien qu'une seconde de plus, quand bien même il s'abîmait sans fin vers l'infini ? De crier, de pleurer tous les souvenirs qui s'effaceraient avec lui ?

De la terreur et des pleurs. De la terreur et des pleurs. De la terreur et des pleurs.

Et puis plus rien.

*

Une main écailleuse frôle l'étrange appareil. On n'aurait pas donné un demi-cycle au corps.

— Mort depuis des éons, mais intact. C'en est presque perturbant.

Une chroniqueuse lève les yeux de ses notes.

— Hm, fait-elle. Quelle chance pour la recherche, tout de même.

— Il y a quelque chose de romanesque, non ? insiste son collègue. La vraie solitude, c'est quand il n'y a rien ne serait-ce que pour nous faire disparaître.

— Si tu veux, concède la chroniqueuse. Dépêche-toi de prendre des notes parce qu'on l'a que jusqu'au second tiers.

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