Les Enfants du chaos

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Les Med chatoient : elles ne comprennent pas.

— Vous étiez présents. Comment se fait-il que vous l’ayez oublié ?

— Je n’ai rien vu, moi. Ça remonte à l’époque des Ancêtres.

— Vos ancêtres y étaient, oui. La mémoire ne t’est pas parvenue ?

Le reste de la tribu sous-estime l’étendue des difficultés à communiquer avec les Med. « Tiki comprend la langue des Med, qu’ils disent, Tiki sait signer le med. » C’est tellement plus compliqué.

— Ils sont venus du ciel, me rappellent-elles, et l’ont altéré. Ils ont tué nos semblables, et nous ne pouvions rien y faire. Nous les gênions seulement, et sans doute moins encore. Nous tous qui parcourons le monde ne représentons que la fraction d’une fraction de tout ce qui s’est réfugié dans nos souvenirs.

Je me retourne bêtement pour guetter l’Aïeul. Comme s’il me punirait pour ce blasphème ; comme s’il comprenait le code med.

— Ils sont venus du ciel, continuent-elles, et rien n’a plus été pareil.


*


L’inspectrice pose le pied à terre. Enfin un sol naturel, que des hommes au loin cultivent même. Elle se dégourdit les jambes, s’étire, savoure la gravité et la poussière qui amortit ses pas. Un petit bureaucrate broussailleux et à l’accent prononcé la salue de loin.

— Bienvenue sur SA ! Le voyage n’a pas été trop long ?

Shahida hésite à employer le sarcasme : elle a dormi tout le trajet, évidemment. Comme tout un chacun.

— Non, c’était très agréable, répond-elle poliment.

— Ah. Moi, je ne supporte pas ces boîtes de conserve. Et puis tout ce vide autour… Ça me rend claustrophobe. Je m’appelle Faateer, au fait. Enchanté !

— Shahida, de même.

Il l’invite à le suivre, quoique la présence du guide lui semble superflue : elle n’aurait pas réussi à s’égarer entre son vaisseau et le dôme démesuré. À l’intérieur et une fois le sas refermé, ils retirent leurs respirateurs, et elle s’accorde le temps d’admirer la végétation naissante.

— J’imagine que ça a bien progressé depuis votre départ ? se renseigne Faateer.

— Oui… Les images de l’époque rappelaient Mars.

— Ça n’a jamais été si désert que ça. La flore ne convenait juste pas à la vie humaine. L’air est toujours un peu toxique, mais je crois qu’on ne fera pas mieux.

— SA devient un vrai petit coin de paradis.

Il se rembrunit.

— C’est ce que les colons ont entendu aussi, malheureusement.

— On ne peut pas leur reprocher de briguer des colonies.

Faateer se gratte la nuque, hésite à s’exprimer franchement.

— On peut leur reprocher de briguer la nôtre, je pense. Ça fait des générations qu’on s’escrime à la rendre habitable, c’est pas pour se la faire voler.

Shahida garde le silence. Dans le ciel, un point scintille et chute. Un colon de moins, sans doute.

— Vous trouverez vos quartiers au bout à droite de ce couloir. Si vous le voulez bien, on se retrouve au lever pour la visite, donc dans vingt et une heures ?

Elle secoue la tête.

— Je préférerais m’y atteler au plus tôt, si ça ne vous dérange pas.

Faateer sourcille, mais acquiesce : la nouvelle de l’inspection précède sa naissance, alors que changeront quelques heures de plus ?

Shahida tâche de s’extasier devant les efforts et merveilles technologiques déployés par les climatologues, géologues et aérologues. Mais ses pensées se tournent sans cesse vers la famille qu’elle a abandonnée aux siècles pour le privilège d’observer ces grands enfants jouer avec les paramètres d’un astre.

Leurs assistants non humains ou modifiés l’intriguent. Le dernier rapport, évidemment obsolète, ne les mentionnait pas.

— J’avais prévu que vous visitiez le quartier de la défense et de l’armement, mais on peut passer directement au quartier de la génétique, si ça vous intéresse ?

Elle s’empresse d’accepter. Juriste de métier, elle n’y comprendra rien, elle le sait, d’autant que les chercheurs de la station parlent à peine le pidgin terrien. Sa curiosité la pique pourtant.

À l’entrée du quartier, un slogan grandiloquent l’accueille :

« La perfection à la portée d’un créateur imparfait ? Grâce à vous, oui ! »

À force de suivre les panneaux directionnels du département faunique, ils atteignent un complexe austère où des généticistes s’affairent. Faateer s’avance vers une rangée de cuves transparentes, abritant chacune un fœtus animal. Shahida s’apprête à toucher la vitre et se retient juste à temps pour chercher des yeux l’accord de son guide. Elle reste un moment ébahie devant la vie artificielle.

— Vous vous trouvez dans le département le plus productif du quartier de la génétique. Il en sort en moyenne une espèce par passage d’SB. C’est-à-dire… – il consulte son pad – une toutes les 1200 heures environ.

Elle hausse les sourcils, impressionnée.

— Viables ? demande-t-elle toutefois.

Faateer cache dans sa barbe un sourire gêné.

— Malheureusement, non. Le taux de réussite au stade de l’implantation reste inférieur à un pour cent, mais la quantité compense largement cet écueil.

Shahida se répand en questions, bien au-delà des objectifs de sa mission. Le sujet l’intéresse viscéralement. Quand, enfin, elle s’estime rassasiée, Faateer la conduit au complexe suivant.

— Le département ouvrier est le plus ancien. Il produit la chaîne Enten : une main-d’œuvre remplaçable et bon marché. Vous les avez peut-être vus cultiver les champs dehors. Ils manient aussi les engins agricoles et la machinerie interne… C’est prévu dans la visite, oui, la devance-t-il en souriant.

Une fois de plus, elle télécharge sur son pad toutes les données disponibles, songeant distraitement qu’elle ignore si quelqu’un les attend encore de l’autre côté de la nuit.

Un schéma la surprend dans la documentation. Elle en lève le nez pour comparer avec les échantillons in cisterna.

— Les mains des nourrissons, c’est un défaut de fabrication ?

Faateer cesse de se brosser la moustache.

— Hm ? Ah, ça ! Non, c’est juste que… orf, il fallait bien les différencier d’une façon ou d’une autre.

Elle griffonne sur son pad. Faateer se tient sur la pointe des pieds dans l’espoir de lire par-dessus son épaule. Elle le remarque, mais ne se cache pas : elle doute qu’il déchiffre les glyphes africiens.

— Nous voici maintenant au département académique, siège de la chaîne Nabû. On y produit les assistants de laboratoire et de recherche. Le cahier des charges préconise une chaîne docile et obéissante. En dehors de ces critères, les généticistes avaient carte blanche.

— Pourquoi de si longues oreilles ?

— C’est pour mieux t’écouter, mon enfant !

Shahida ne lui accorde qu’un haussement de sourcil critique. Il s’éclaircit la voix.

— Un caprice du directeur de la chaîne.

Elle égare un regard blasé sur les plaques fixées aux cuves :

Elf Experiment Lambda Sigma (Elf E.L.S.)

Nabû

Homo Elvidae

Elle soupire faiblement.

— Quelle bande de geeks.

Elle pianote son pad et étudie les nourrissons disproportionnés.

— Ça a toujours eu des oreilles de fennec, les elfes, ou c’est la créativité débridée de vos laborantins ?

— Heum… Je ne sais pas. Peut-être que le chef de la chaîne fétichise les oreilles.

Faateer observe les coins de ses lèvres, mais elle ne sourit pas. Il se peut qu’elle l’ait pris au sérieux. Bah, se dit-il, les patrons sont à des années-lumière d’ici, qu’est-ce qu’ils vont faire ?

À ses côtés, les généticistes s’affairent devant les interfaces où défilent des brins d’ADN et échangent dans des langues opaques.

— Pfiouh ! C’est interminable.

Sekirei relève sa visière en se frottant les yeux, et s’étire.

— Je pourrais pratiquement réciter un dixième de son code, à force.

— Si t’y arrives, je te refile mes droits fonciers.

— Hun-Chowen ! interrompt une laborantine. Vous avez fini, avec la chaîne D ?

— T’es folle ? Absolument pas, on en est encore aux balbutiements ! Je suis juste venu chercher la mise à jour de longévité et écouter les potins. J'ai–

BOUM

L’explosion au-dehors inquiète Shahida. Elle relève la tête, espérant peut-être percevoir quelque chose à travers les parois et la terre. Faateer s’éloigne nonchalamment et lui fait signe de le suivre.

— Ce département-ci, dit-il au seuil du complexe suivant, travaille en lien étroit avec le quartier de la défense et de l’armement. Les chaînes de production sont encore récentes, d’où les déformations et taux de mortalité importants. C’est un peu le deuxième département créatif du quartier de la génétique.

Shahida l’aurait deviné sans l’aide du guide. Les locaux méandreux se scindent en chaînes nombreuses :

Anzû Homo Accipitriformes, Nirah Homo Reptilia, Enkidu Homo Catarrhini, Bes Homo Platyrrhini, Gula Homo Canidae, Dumuzid Homo Cervidae, Kusarikku Homo Bovinae, Ninkilim Homo Glires, Sirtur Homo Caprinae, Silili Homo Equidae, Uttu Homo Arachnida, Humbaba Homo Felidae, Išum Homo Chiroptera, Tiamat Homo Chondrichthyes, Abzû Homo Amphibia...

Elle soupire à nouveau.

— Est-ce que les généticistes se prennent tous pour des artistes, ou seulement les vôtres ?

Sur cette pique injuste, Faateer se renfrogne.

— Ils créent la vie, après tout.

Shahida s’accorde le temps de la réflexion, griffonne son pad d’un ongle. Ils s’imaginent créer, alors qu’ils se contentent d’extraire et de mélanger.

— Ils réarrangent la vie, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Elle échoue à convaincre Faateer.

C’est plus facile de piocher et de combiner des génomes préexistants que d’en fabriquer de zéro.

— Et pourquoi celui-ci a-t-il une queue ? demande-t-elle en tapotant une cuve.

Faateer se retient de ronchonner. Pourquoi a-t-il l’impression qu’elle le tient pour personnellement responsable ?

— Ce sont seulement des prototypes. On éprouve ce qui est utile et ce qui ne l’est pas.

— Vous pensez vraiment qu’une queue peut leur servir ?

— On ne choisit pas, pour l’instant. Elles apparaissent juste de temps en temps, et on en profite pour contrôler les effets sur l’équilibre.

— Vous fabriquez des soldats ici, pas des acrobates.

— Sauf votre respect, on a reçu l’aval de l’Embassade pour tester tout avantage potentiel.

— Sauf votre respect, vous vous fatiguez pour rien. Il leur suffit de tenir une arme et d’ouvrir le feu, rien de plus.

Faateer secoue la tête, s’adresse dans le dialecte local à un exécutant qui acquiesce consciencieusement et s’enfuit en trottant.

— Je ne suis pas d’accord. Les spécimens sains que nous avons éveillés pulvérisent déjà les records de force et d’endurance. Ils rendront obsolète le besoin de risquer des vies humaines au front.

L’exécutant revient avec un sujet immense, auquel les fœtus en cuve n’ont pas préparé Shahida. Ses pupilles en forme de couteaux la pénètrent. Il ne parle pas et se contente de la toiser, les dents serrées comme un chien de garde, à ceci près qu’il destine un regard semblable à ses créateurs. Le badge sur sa blouse le désigne seulement comme « Daemon Experiment Sigma (Daemon E. S.) ».

Il n’a même pas de nom.

S’il daignait s’exprimer, que dirait-il ? « Ils m’ont limé les crocs et coupé les griffes, les mêmes qu’ils m’avaient donnés » ?

L’inspectrice médite et compose sur son pad.

« Les premiers pour servir, les seconds pour réfléchir, et les derniers pour mourir. »

— C’est de la poésie ? s’enquiert Faateer.

Shahida sursaute et rougit.

— C’est, euh… Une idée de slogan !

— Ça rime. Vous devriez écrire un poème.

Elle cache son pad et grommelle en changeant d’alphabet.

BOUM

Des alarmes inquiétantes suivent cette nouvelle explosion. Baigné d’une lumière rouge dansante, Faateer plisse les yeux.

Sous le vacarme des sirènes, à travers l'effervescence, il adresse des ordres de part en part du dôme, raccompagne Shahida vers ses quartiers et la quitte, le pas pressé.

Elle barre aussitôt sa porte, arpente les lieux et tourne en rond. Elle assombrit le mur vitré,

tamise les lumières et calme son cœur affolé. Maîtrise sa respiration saccadée. Elle glisse une main tremblante sur les panneaux latéraux, active les retransmissions visuelles internes, et assiste avec horreur à l’invasion coloniale.

Des files de soldats disciplinés, lourdement armés, s’extirpent de leurs capsules accidentées. Locaux et envahisseurs tirent à vue. Les blessés, plutôt que de voir l’ennemi l’emporter, font feu jusqu’à leur dernier souffle.

Des créatures et expériences hybrides profitent de la diversion pour s’éclipser. Les ouvriers rasent les murs, les Nabû évacuent en rangs dociles.

Dans le quartier de la génétique, les habitants des dômes se ruent et se bousculent vers la chaîne Daemon E. S.

Shahida fixe les images muettes. Une angoisse acérée lui donne la nausée.

C’est ça, le dernier baroud de la civilisation ? Une vieille femme dans sa chambre, accroupie devant un écran ?

Si elle comprenait leurs dialectes, si elle osait activer le son, si les alarmes ne couvraient pas les mots, elle saurait ce qui divise les laborantins.

De l’autre côté des caméras, ils s’affairent, s’affolent, courent en tout sens ; affluent vers les cuves et s’apprêtent à...

— Ils ne sont pas terminés ! s’écrient certains.

— Maintenant, si ! Relâchez-les !

Des blouses blanches barrent l’accès des commandes à d’autres blouses blanches.

— Leur raison d’être est en train de nous envahir. Relâchez-les, je me fiche qu’ils ne soient pas prêts à cent pour cent.

— Ils ne comprendront même pas les ordres !

— Est-ce qu’ils savent mordre ?

— Oui ?

— Alors relâchez-les.

Hun-Chowen s’exécute à contrecœur, libère les prématurés qu’il a participé à créer. Puissiez-vous mieux vous en sortir que nous.

Et là, sous le vacarme des alarmes, sous une pluie de balles coloniales, les laboratoires s’inondent de liquide amniotique et de cris enfantins. Les petits corps s’amoncellent, fusillés avant d’avoir ouvert les yeux, ou nés dans le chaos et le sang des leurs.

Les plus grands, les plus aboutis, claudiquent sur leurs jambes malhabiles avant de s’élancer sur leurs agresseurs, et sur ceux qui leur ressemblent.

— Vous n’aurez jamais SA ! raillent les généticistes, alors même que leurs enfants désorientés leur ôtent la vie.

Shahida ne comprend pas tous ces détails, mais les devine. Sur ses images indiscrètes, elle sait qu’il manque les odeurs ferreuse et amère du sang et de l’accouchement. Des enfants… Des enfants soldats, ou morts déjà.

Au milieu d’un carrelage enseveli sous les cadavres, des orphelins brisés, nés de pères brisés, halètent et gémissent, à bout de leurs premiers souffles. Blessés et déstabilisés, démunis de mots pour exprimer leur confusion, elle lit leur désarroi sur leurs grands yeux déjà vétérans.

Ces nouveaux-nés, ils s’extirpent du charnier, rampent hors du laboratoire, boitillent à travers le quartier et marchent jusqu’à l’entrée du dôme, d’où ils s’évadent en courant vers l’air suffocant, vers une nature sauvage et inconnue.

Puissiez-vous mieux vous en sortir que nous.

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