Olivée

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Accompagnement musical :
Naseer Shamma – Travelling Souls
https://youtu.be/hQ-STWol8Kg

Sur le paysage uniforme, une colonne tranchait. La colonne immense d'un nuage sombre, né de la main des Yumã. J'ai attendu un bon duodécile le départ des pillards et des rescapés. Mes pas m'ont ensuite portée vers la tribu ravagée. Même couverte du foulard des hommes, la fumée âcre m'étouffait.

Sous les tentes saccagées, souvent calcinées, j'ai ramassé les quelques vivres épargnés. Des pointes de javelots pour remplacer les miennes, usagées. Et une peau de bête, pas trop amochée, de quoi me protéger des nuits fraîches de cette partie du désert.

Je n'ai pas pu remplir ma gourde à leurs réserves asséchées, alors j'ai pris la direction d'une oasis dont j'avais le souvenir. Au détour d'une toile dévastée, quelque chose a accroché ma cape. Je me suis retournée, poignard en main, face à cette toute petite enfant. Une fille chétive, enroulée dans un châle violet, aux fleurs déchirées. Elle n'a rien dit, quoique son souffle triste parlait pour elle.

Je me suis agenouillée, et elle a levé ses grands yeux. Des yeux voilés, abîmés.

Je l'ai tout de suite aimée, sans hésiter. Je lui ai offert ma main, et elle y a posé la sienne, minuscule et meurtrie.


Son regard usé a balayé le campement sous un masque de neutralité.

Ne te sente pas mal pour les disparus. Seuls les vivants fonts expérience de le mort.

Elle n'avait pas saisi mes mots, alors. Même sans mon emprise maladroite du dialecte local, elle ne m'aurait pas comprise.

Je suise Eqqini. Tu peuse m'appeler « Eqqi », si tu veuse.

Elle a acquiescé, le corps penché. Je lui ai fait signe de se redresser, et j'ai baissé mon foulard.

Je suise la fille aussi, tu voise. Alors pas besoin du respect.

Elle a porté la main à mon menton glabre, comme pour s'en assurer. Et je l'ai vue se délester d'un poids. Le pas plus léger, elle s'est laissée guider pendant deux jours et deux nuits vers l'oasis où je me dirigeais.

Quand une forme verte a percé par-delà les dunes, on s'est dépêchées au point d'eau assaillie de monde. L'enfant de la tribu profanée a porté des yeux fuyants sur ses occupants. Je l'ai rassurée, embrassant sa chevelure souillée. Je me suis agenouillée à sa hauteur, serrant contre elle la lame de pierre que je lui avais léguée.

C'est pas grave d'avoire la peur. Mais n'oublie jamais que toi aussi, tu peuse faire la peur.

Elle a hoché la tête et a porté son regard pénétrant sur les inconnus, puis a bu à la source, sans paraître apaisée.

J'ai pointé un buisson d'épineux.

Je vaise monter l'abri. Tu peuse ramasser les pics et les fruits ? Prenne couteau, mais ne te blesse pas.


Après un repas frugal, je lui ai montré comment fabriquer des flèches à pointe d'épine.

Nous devronses te faire un arc. Mais plus tard. Il nuit assez maintenant, alors on peuses se baigner.

Sous couvert de l'obscurité, j'ai ôté le foulard qui me protégeait. Déchiré en son centre, je l'ai séparé en deux étoffes : une pour elle, une pour moi. Elle a glissé son petit corps rudoyé dans l'eau, et j'ai lavé ses dessous violets et son châle défloré.

Elle a joué, s'est ébrouée, ébattue, et dans l'eau violentée, je l'ai entendue rire. Armée d'un sourire contagieux, cette enfant ravie, aux lézardes brûlantes ; cette enfant venue d'une vie aux lèvres de la violence, elle a conquis mon cœur. Je me suis sentie chez moi, comme si je découvrais le sens du mot. Cet instant de paix, il me rappelait le chant du monstre. Celui qui me berçait, bien plus tendrement que mes pairs.

À la sortie du bain, la peau frêle aussitôt séchée par le souffle insatiable du désert, elle s'est laissée pelotonner dans les habits maltraités. À l'aide d'une épine percée et d'un fil de poils tressés, je les ai ajustés en gilet d'homme. Et sur sa tête, j'ai enroulé un modeste foulard, un turban de fortune.

D'une voix outragée, d'une voix d'oisillon, elle m'a demandé :

Pourquoi tu es toute seule, Eqqini ?

Ravie de l'entendre parler, j'ai oublié de répondre, alors elle a continué.

Est-ce que ton père t'aimait trop ?

J'ai souri de l'hypothèse ridicule.

Ou pas assez ?

Je me suis renfrognée, maudissant aussitôt mes émois transparents. Puis je l'ai enlacée.

Chhh… Vase-tu enfin me dire ton nom ?

Mîsá.

Un nom de fruit. Ce qu'il reste quand les fleurs ont chuté.

Chh, Mîsá. Ne parlonses pas du passé.

Il est arrivé, pourtant. Il est arrivé quand même.

Oui. C'est vrai. Elle avait raison, n'est-ce pas ? Toutes les fissures, toutes les salissures et déchirures, mais toutes les sutures aussi. Le père qui m'avait méprisée, comme le garçon du peuple où tous les enfants sont désirés.

Le mien, il m'aimait trop, je pense.

Elle avait l'air possédée.

Comment il pouvait trop t'aimer ? Tu mérite toute l'amour.

Elle a frissonné, a faiblement secoué la tête.

Pas tout entier. Pas toutes les sortes.

Et elle m'a raconté.

Elle s'est épanchée.

Elle s'est confiée.

La première fois... La première fois, papa a dit : « Tout va bien, c'est pour ton bien. Tu te souviens de la fièvre ? » J'ai dit « Oui ? » Il m'a retournée et il a dit : « T'as dû boire le remède pas bon, non ? » J'ai dit oui.

Sa respiration s'est coupée. Ses yeux ont fui vers le sol ; comme s'ils cherchaient à s'enterrer.

Il m'a penchée et il a dit : « Tu te sentais mieux après, hein ? » J'ai dit… oui.

Elle a poussé un soupir fluet, vite évanoui dans l'air de la nuit.

Il a levé ma robe... et il a dit : « C'est la même chose. Papa donne… une potion de vie. »

Sa voix s'est fanée, réticente à continuer. De toute façon, je devinais la suite.

Dans un silence mortuaire, le bruissement du tissu. Une pression. Des grognements. Et un cri muet.

J'ai tendu l'oreille. Est-ce qu'un prédateur rôdait ?

Il a dit « désolé » quand il est mort. Parce qu'il me laissait toute seule ; il était désolé pour ça. Mais pas moi. J'étais pas désolée du tout.

J'ai cherché des yeux la petite ombre, la rescapée d'envies olivâtres, et je lui ai serré la main. Elle était sauve à présent, derrière le masque de la nuit.

C'était pas un vrai remède que papa donnait ?

— … Non.

Sans la voir, je devinais ses yeux baissés, peinés et trahis.

Je crois que j'ai toujours un peu su.

Elle a poussé un soupir étiolé.

Il aurait dû dire pardon pour la potion, à la place.

Tu croise que ça aurait effacé ?

Non, mais c'est mieux de dire pardon quand même.

Je l'ai entendue se glisser dans la peau de bête.

Il a mélangé ses excuses. Maman a toujours dit qu'il était tête-en-l'air.

Elle s'est endormie, tant bien que mal. J'ai écouté son souffle saccadé pendant mon tour de guet.


On ne s’est plus jamais quittées, moi et cette âme poursuivie, aux lésions violettes. Et même si tu as grandi, chère Mîsá, tu resteras ma petite fille adorée, celle que je protégerai jusqu’au bout de l’éternité.

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