Dans l'Ombre des monstres

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Musique d'accompagnement :
Rúnfell - "Skadi"
https://youtu.be/e8-waiKq5Xw


Regardez.

Ici, dans l'argile.

Des traces de pas. Lourdes et élancées. Mi-animales, mi-yūmá.

Celles de Dàmò.

Elles courent parfois ; glissent ailleurs. Chutent, puis se relèvent. Ensanglantées, toujours précipitées. Elles fuient... que fuient-elles ?

Là.

Juste là, vous les voyez ? Les vastes pattes des fauves mangeurs de Dàmò.

Par endroits, les pieds maladroits d'un enfant se sont imprimés. On le portait.

Et ici, leurs traces se séparent : l'enfant d'un côté, l'adulte de l'autre. Le sang persiste sur ses traces : c'est donc lui qui est blessé. Plus loin, il ralentit. Par fatigue, ou pour attirer l'ennemi. Il ralentit jusqu'à l'arrêt complet ; jusqu'à ce fémur arraché.

Remarquez ces frottements ? La marque d'un corps déplacé. Nous pourrions les suivre, s'il nous tardait de retrouver les Ancêtres. Nul doute qu'au bout de cette piste nous attend un corps dévoré. Et la bête que même les monstres craignent.

Et les traces de l'enfant ? Retournons-y. Elles titubent et courent, encore et encore, toujours plus vite, désespérées, elles se perdent dans un ruisseau boueux et... rien de l'autre côté. Pas ici, quoi qu'il en soit. Où est-il parti ?



Mais ceci remonte à des années.



Sāímī a chié dans sa tente. Tu nettoies, Monstre.

J'ai froncé le nez, sans plus me rebeller. J'ai lavé ses saletés sous l'œil de Sāímī. « Chieur », je l'appelais. Et tant pis s'il pleurait.

Lui, au moins, sa mère l'aimait. Elle ne l'avait pas égaré ; petit veinard souillé.

Il m'a attrapé la manche, comme pour me remercier. Mais le regard de son père courroucé l'a vite fait lâcher. Comme la parente qui un jour m'a abandonné.

J'ai ployé, alors. Sous le poids des souvenirs et l'envie de vomir.

Une fillette contusionnée s'est approchée. Sa main diaphane s'est posée sur moi, l'ombre triste et courbée. Car même les sans-âmes, pensait-elle, méritent sa sympathie.

Et le cœur de l'ombre lui a paru s'alléger.

Une forte poigne s'est ensuite emparée de son petit bras émacié, bleui ; plusieurs fois brisé. Elle a chuté, a cru son bras sur le point de fissurer à nouveau.

Joue pas avec lui.

Elle a émis un hoquet, un « mais » faible et craintif. Son père l'a secouée d'un coup de pied.

Arrête de gémir, parle clairement ! Tu sais à quel point c'est agaçant ?
— Mais il a l'air gentil...
— Jusqu'à ce qu'il t'arrache la tête avec les dents. C'est un démon.

Il l'a traînée dans la tente malodorante. J'entendais les cris au travers de mes mains fermées.

La haine m'est de peu d'utilité, mais pour lui... pour celui qui répand le sang de sa propre chair... Celui-ci, je le hais.



J'ai contemplé la forêt née d'un océan de brume. Un paradis, pour les tribus assoiffées. Un paradis, pour un vaurien nostalgique.

Les arbres frôle-ciel me toisaient, comme un parent bienveillant. Comme un souvenir oublié. Comme un chez-moi dont le nom m'échappait.

Monstre, on n'est pas là pour flâner. Bouge !

J'ai soufflé pour protester. Et j'ai avancé. J'ai continué de goûter l'air, de pister le prédateur, comme on me l'ordonnait.

Et là, je l'ai repérée. Celle que la tribu voulait tuer.

… Ont-ils le droit de le souhaiter ? Même les monstres doivent manger.

Mon estomac vide a gargouillé, mais les chasseurs à ma suite s'en moquaient.

J'ai si faim. Le gruau fade n'avait pas suffi. M'étais-je jamais senti rassasié ?

Le fauve m'a rendu mon regard, puis aussitôt ignoré.

Elle est née carnassière. Pourquoi l'en blâmer ? Personne choisit de naître, ni comment.

Elle mastiquait l'intestin d'un Yūmá, et j'ai salivé. J'ai salivé de la voir se repaître de Pīrá : le berger que les preux venaient venger.

Elle et moi, peut-être étions-nous pareils.

Elle est énorme ! On peut pas se battre contre ça !

J'ai remarqué ses mamelles gorgées de lait.

Elle a une portée. C'est pour ça qu'elle a étendu son terrain de chasse. Elle devrait s'en aller d'ici le prochain passage de L'Étoilée.

Môgì n'a pas apprécié.

Et la remercier d'avoir bouffé le bétail, tant qu'on y est ?

Tònōní a ricané.

Quoi ? Ça te fait marrer ?

En réponse, Tònōní l'a giflé. On ne parle pas comme ça à ses aînés.

Réfléchis, demeuré. Si on se débarrasse de sa portée, elle nous foutra la paix.

J'ai serré les dents, sans le contrarier. Si j'étais elle, je ne nous pardonnerais pas ces méfaits.

Je me suis baissé pour taire mon ventre râleur, le regard errant sur la rocaille. J'ai déterré une pierre étrange : une relique, de celles que les tribus adorent. Des silhouettes simplifiées dansaient sur sa surface lisse, parmi d'obscurs symboles, érigeant tombes, temples ou que sais-je. Les Yūmá se les arrachent, ces bêtes roches. Les empreintes de leurs précieux Ancêtres. Les vestiges de leurs prouesses. D'exploits qu'eux-mêmes n'accompliront plus jamais. La raison pour laquelle moi, vermine, simple animal, je n'appartiendrai jamais à la tribu d'Āgá.

J'ai vérifié que personne ne m'avait vu, et j'ai de nouveau enseveli le reliquat dans la terre meuble.

J'ai levé mes yeux coupables vers l'épais feuillage de la forêt et croisé un regard dissimulé, curieusement familier. Son odeur ne m'est pas parvenue, mais d'une façon ou d'une autre, je l'imaginais. Comme si elle s'était toujours trouvée là, en bordure de ma mémoire.

Magne, Monstre !

J'ai sursauté. Ils avaient fini de délibérer, et ma mission attendait.



Les bêtes ne pleurent pas quand elles naissent. Elles ne pleurent jamais.

En tout cas, je ne me souviens pas avoir pleuré. Les Yūmá, eux, débarquent en hurlant dans une vie qu'ils n'ont pas demandée ni désirée. Ils chialent, ils braillent ; comme ils souffrent sur le chemin du retour vers le rien.

Même alors que je brisais leurs nuques et les renvoyais dans les bras du Titan Invaincu, les fauvons taisaient leurs larmes, la peur dans les yeux ; une résignation muette. Ça ne leur plaisait pas, mais ils savaient que peu importe où je les envoyais, ils seraient obligés d'aller.

Je ne jubilais pas non plus.

Mais quand leur sang a couru dans ma gorge... Aaah ! Je l'ai léché et savouré, j'ai même grignoté quelques morceaux de viande. Ça m'était interdit, mais la tribu ne l'apprendrait jamais.

Le goût... Si naturel, si franc ; comme s'il avait voulu que je le mange, comme s'il avait été conçu pour moi, ou moi pour lui.

Je vivais. Le vent soufflait. Les oiseaux chantaient. L'aube continuait de se lever.

Je les avais tous tués. Et le monde s'en moquait.



Le fléau des Yūmá s'est approché des petits corps que j'avais brisés. Elle a pleuré sans larmes, parce que la douleur jamais ne quitte le cœur des bêtes.

Aussi loin avions-nous filé, elle m'a fixé droit dans les yeux, enragée. J'ai conseillé à mes maîtres de courir.

Il vaut mieux pas retourner de suite à la tribu, elle nous suivra. On doit trouver un ruisseau.
— C'est pas le moment d'aller chercher de l'eau !
— Si. Mais pas pour boire. Chut !

Ils ont manqué de me frapper, sidérés que le larbin se permette de les commander. Mais enfin, j'entendais le gargouillis d'une source et m'y suis dépêché. En silence, on a atteint une cascade grêle qu'on a suivie en aval. On a traversé, cherché un nouveau cours d'eau, et recommencé. Ils m'ont invectivé, se sont demandé à quoi tout ça rimait, mais n'osaient pas crier. Tònōní a chuté, dévalé le courant, et son coude s'est brisé. L'os saillait ; j'aimerais bien voir le shaman essayer de soigner ça. Il s'est égosillé, alors je l'ai assommé. Môgì n'a pas apprécié, mais n'avait pas de meilleure idée.

Finalement, Môgì m'a écouté et Tònōní dormait trop pour râler, donc on est partis vers les collines au lieu de rentrer. J'ai monté la garde pour vérifier qu'elle ne nous avait pas suivis, parce que je suis toujours de garde.

Tònōní s'est réveillé, frotté la tempe et m'a cogné, même si c'est lui qui en a le plus souffert. Il serrait la mâchoire et évitait de regarder son os en promenade.

Comment la bête a su que c'était nous, pour les petits ? Et pourquoi Monstre pensait qu'elle s'en prendrait à la tribu ?

Môgì n'a pas lâché l'horizon des yeux.

L'instinct.
— Pfeuh. Et c'est quoi l'instinct, exactement ?
— La magie des bêtes.

J'ai réprimé un soupir. Tout ce qui dépasse les Yūmá, ils l'appellent l'instinct.

Tònōní a essayé de se tourner, et a de nouveau crié.

Tellement injuste !

J'ai plissé les yeux, guettant toujours le danger venu se venger. Parfois, mes maîtres disent des idioties.

La vie est une épreuve injuste, tout le monde le sait. Elle se moque de l'équité. Si elle célèbre quoi que ce soit, c'est le triomphe du hasard ; la suprématie du Chaos.

Les cieux se fichaient du bras en miettes de Tònōní. Une seule question aurait dû lui importer : que faire de celui qui lui restait ? Pour l'heure, il le tambourinait au sol tel un enfant contrarié. L'Aïeul ne lui avait pas dit ? Rien ne sert de chercher à dompter le sort, il faut apprendre à aimer la mort.

Môgì s'est frappé les cuisses, un sourire aux lèvres.

Au moins, on s'est pas fait bouffer !
— Pour l'instant.
— Oh, allez. On a bien fait d'emmener le Dàmò.
— Pff. Je suppose.

Môgì s'est fendu d'un gloussement. Il s'est avancé vers moi, comme pour tenir compagnie à la vigie.

T'es pas un mauvais bougre. Et c'est pas rien dire, vu ton espèce.

C'était plus fort que moi : j'ai ricané.

Alors tu me détestes pas, en fait.
— Voooiiilà.

Il a hoché la tête, presque gravement, pour souligner la fleur qu'il me faisait. J'ai soufflé : la discrète expression de ma consternation.

Tu détestes juste les gens comme moi.

Au tour de Tònōní de ricaner.

Des « gens », tss. Un bien grand mot pour des bêtes.

Peut-être aurais-je dû les laisser se faire dévorer. La mère méritait au moins ça.



La tribu dormait. Je veillais avec les sentinelles, parce que c'est toujours moi qu'on enrôle. Quelques craquements discrets m'ont intrigué, mais les guetteurs n'entendaient rien. Un arôme a précédé l'intrus. Une odeur que je connaissais, que j'ai toujours connue. Elle me bouleversait, m'empêchait de respirer. Elle m'avait tant manqué, jusque dans l'oubli où je l'avais laissée sombrer.

Grande sœur.

Mon cœur tambourinait ma mémoire. La silhouette a souri dans la nuit.

P'tit frère.



Not' mère réussi, 'lors. T'survécu.

Sa langue dansait sur les syllabes āgá déchiquetées, sur les tons qu'elle fauchait. Comme quand j'apprenais à parler à mes geôliers. Elle scrutait mes guenilles, mon ventre creux.

M'à quel prix.

Je me suis senti honteux.

Elle m'a tapoté le crâne, du même geste tendre que nos parents lorsque nous étions jeunes enfants. J'ai fermé les yeux pour mieux respirer son parfum de liberté oubliée. Comme si pour la première fois depuis des années, je respirais. Mais celle qui nous liait... je l'avais égarée.

Elle est partie. Elle a disparu.
— Bêta, toi. È' t'a p'abandonné : è' morte pour t'sauver.

Ma sœur a secoué la tête.

L'aurait voulu t'sois joyeux. Pourquoi t'pas l'chef ? Sont qu'des Yu.
— Hein ? Le fils du chef lui succédera. Pas moi.

J'ai pointé du doigt l'adolescent qui dormait, enlacé par deux larges oreillers.

Ç'gringalet ?

Elle a grondé, tout bas.

Tch. C'mment ç'crétins t'jours pas disparus ?

Son regard s'est égaré sur ma figure décharnée.

T'maigre aussi. Malade ?

J'ai acquiescé à demi. Pas tout à fait. Mais je devinais à présent la source de mes ennuis.

Pas de viande.

Ses yeux se sont agrandis, ont balayé la tribu.

Bah... Et eux ?
— Pas le droit de les tuer.

Un rugissement feutré lui a échappé ; un de ces bruits qui m'étaient interdits, de ceux qui me venaient naturellement, mais inquiétaient les résidents.

Y't'tuent à p'tit feu.

J'ai baissé les yeux.

Ils ont essayé de le faire vite, une fois. Plusieurs, à la vérité.
— P'étonnant qu'ont raté.

Elle a brandi les griffes, alors. J'ai reconnu l'éclat qui brûlait dans son regard. Mais je sais pardonner à ceux qui blessent les intrus.

C'est ma famille. Les tue pas.

Elle a montré les dents ; pas à moi, mais aux dormeurs inconscients.

Y t'commandent. Déshonorant.
— Je n'ai plus qu'eux.
— 'Ain'nant, t'as moi.

J'ai baissé les yeux sur la roche sablonneuse, les portes du désert dont la tribu avait appris à se satisfaire ; sur la tente d'une petite fille qui avait tenté de me consoler.

Tu peux les épargner ?

Elle a longuement inspiré, comme si le choix la pesait.

— … D'acc.

Puis s'est illuminée d'un sourire mutin.

Peux les flipper ?

J'ai souri aussi.

Bien sûr.

Un nouveau coup d'œil à la tente.

J'ai quelque chose à faire avant. Je te rejoindrai après ?

Elle m'a répondu sans un mot, de toutes ses dents, et a disparu dans la nuit se livrer à ses facéties. Moi, je me suis glissé dans l'antre du bourreau.

Je sais pardonner à ceux qui blessent les intrus, pas à ceux qui s'en prennent à leur propre tribu.

L'instant suivant, je traînais le corps flasque du mort. J'ai ouvert son ventre et arraché ses tripes. Sa sève giclait jusqu'à mes lèvres, mais pas d'inquiétude : ce sang-là, j'étais né pour le goûter.

Ma sœur m'a regardé d'un air curieux. Plus amusé que critique ou envieux. Elle épiait la silhouette d'une fillette quitter la même tente où j'avais tué. Elle avait tout vu, sans pourtant crier. Une vague de soulagement avait lavé sa minceur amochée. Et la fille qui choyait les ombres a souri aux monstres qui la traitaient mieux que sa propre tribu.

J'ai fait mine de partir, quand la poigne de ma sœur m'a retenu :
— T'pas Yuma, gâche pas la mort.

Alors nous avons disparu avec le corps dans la nuit noire, sous les grêles aurevoirs d'une enfant emplie d'espoir.

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