Neiges cendrées

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Un flocon s'écrase sur la main givrée. Bleuie par le froid ; par l'absence de vie. Il ne fond pas, quand bien même tout le reste se meurt ici.


Les cendres continuent de neiger ; couvrent la main de gris. Et le blanc s'ombre aussi.


Les grondements de ventres affamés sont les seuls chants à résister au silence défait ; les seuls que les corps ont encore la force de pousser.
Khione oscille sur ses jambes frêles et nues, ces baguettes violettes que le froid a mordues. Elle appelle un nom au bout d'un souffle inaudible, trouve l'énergie de s'irriter : pourquoi Lumi l'a-t-elle abandonnée ?

Ses clopinades bredouillent sans la trouver. Et si elle était fâchée ? Si elle lui en voulait ?


Khione s'arrête net. Et si...


La pensée n'ose quitter la prison de son esprit. Elle se traîne vers l'amas de morts que la neige s'échine à cacher ; cherche un corps d'enfant parmi les prisonniers peu ou prou libérés.

Elle essaie d'ignorer que parmi les flocons de chair brûlée, son amie peut-être lui adresse une dernière caresse. Cette fumée funeste qui affûte sa faim, cette faim qui jamais ne s'émousse, jamais ne s'éteint.


Dans le monticule des inconnus qu'elle a connus, elle ne trouve pas Lumi. Ses brindilles de bras échouent à mouvoir le poids des mornes.


Cet instant-ci, elle l'a déjà vécu. Le froid dans les yeux, le givre sur la peau. On les a cueillis dans le jardin hibernant. D'abord son frère. Ils se sont gaussés de ses prothèses surannées. Les ont démontées pour s'amuser. Et il a dit à leur mère de les garder. Qu'il n'en aurait pas besoin là où on l'emmenait. Qu'elle ferait mieux de les donner.

On l'a traîné dans un fourgon, et il s'est effacé dans le blanc de la brume. Comme avalé par le temps.


Elle ne l'a plus jamais revu.


La montagne de corps l'égratigne. Elle n'arrive à rien avec ses doigts fragiles.


Sa mère s'est mise à pleurer. Des jours, sans s'arrêter. Elle a fait monter le niveau de l'étang dans le petit jardin. Puis elle aussi s'est évaporée. Il ne restait d'elle qu'un soulier, posé sur la rosée. Et personne n'a voulu dire à Khione ce qu'il était arrivé.


L'enfant n'a plus de larmes à verser. Elle boit la neige teintée, lourde du fardeau des affranchis. Elle claudique alentour, erre dans le camp. Entend le silence rauque de sa voix demander des nouvelles de Lumi aux corps décharnés.


Ensuite, le petit jardin a brûlé. Parce que sa famille l'avait sûrement volé aux Premiers Arrivés. A-t-on jamais vu de Bons Derniers avec une terre ? Une chose est sûre : ils ne l'avaient pas méritée.


Ses doigts noirs de mort grincent dans la poudreuse. Ils la brûlent. Même brisés, même tombés. Elle transfère son poids sur les talons qui n'en peuvent plus de la charrier ; qui agonisent de porter ce brin de rien.


Elle se souvient de son père. Cet homme blanc comme l'hiver, au cœur doux comme une couette. Ses baisers mal rasés la piquaient.
Elle a dû suivre la file des filles, ce jour-là. Ils ont pris tous leurs vêtements, et elle l'a perdu dans la foule rose et brune. Perdu de vue dans une mer d'hommes nus. À mesure que la neige couvrait ses épaules, elle ne l'a plus trouvé si blanc. Et elle l'a égaré parmi les roses, comme un soulier sur la rosée.


D'allée en allée, d'atelier en atelier et de chambrée en chambrée, Khione cherche une dépouille qu'elle espère ne pas trouver. Comme s'il lui restait la force d'espérer.


Sa sœur aussi, Khione l'a abandonnée.


Non.


Ce sont eux qui lui ont arrachée. Le convoi l'a enlevée avec les autres enfants trop jeunes pour marcher et travailler.

Ils chantaient. Un chant joyeux que les larmes noyaient. Ces larmes cendrées qui traçaient des sillons dans leur peau de bébé. Des sillons où les morts s'encraient.


Elle lève la tête, défaite. Le ciel pleure encore ses fumées. Même les nues refoulent les siens ; leur interdit le retour au berceau. Lui aussi a sûrement disparu. Elles les renvoient s'écraser sur cette terre nouvelle, à l'instar de leurs futiles fusées ; cloués à la gravité comme tout ce qui touche cette vaste prison qui n'était paradis qu'en fiction.

Khione s'accroupit au pied de son lit au matelas de bois. Elle ne reverra plus jamais Lumi, n'est-ce pas ? Sa tête tombe dans ses bras, gris et fins comme des barreaux.

Si seulement elle avait retrouvé Lumi avant qu'ils ne mettent son corps à brûler. Elle aurait pu... Elle aurait... Elle...

Des bruits de pas. Le cœur de Khione gèle un instant. Elle ne discerne rien à travers ses yeux muselés de buée. La silhouette embrumée s'approche à pas discrets.


— Tends la main, chuchote la voix de Lumi.


Des rivières sans source dévalent les joues creusées de Khione. Lumi prend sa main de morte et y dépose un objet incongru. Khione écarte ses doigts bleuis pour l'examiner : un morceau de pain. La salive inusitée s'éveille aussitôt. Lumi sourit.


— Joyeux anniversaire.


Khione pleure sa joie et son soulagement ; enlace l'amie tant aimée. Lumi la serre en retour ; aussi fort que ses bras chétifs le permettent.


— Désolée de pas t'avoir donné ton cadeau plus tôt... J'ai dû faire des heures supplémentaires pour le gagner, je viens juste de terminer.


Khione s'en souvient encore, derrière les rides autour de ses yeux clairs. Elle se souvient encore de son plus tendre anniversaire ; sourit chaque fois qu'il lui caresse l'esprit.

Fortement inspiré des souvenirs de Henia Bryer.

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