Chapitre 29
NERIO
BIIIIIIIIIIIIP !!!!!! CONTRÔLE DES ÉTABLIS AVANT CLÔTURE DE PRODUCTION !
Nerio plaque trop tard les mains sur ses oreilles sensibles. Grimaçant de douleur, le corps crispé et courbé en avant, il hurle intérieurement.
— On supporte pas la musique, le clébard !? ricane le contremaître en lui frappant dans le dos avant d’inspecter son établi.
— Enfin… tant que tu continues à nous sortir autant de modules par jour, comme un bon toutou…
L’hybride ne relève pas la tête, de peur de décrocher un regard assassin à l’homme bourru qui n’attend que ça. Le contremaître s’éloigne vers les autres, reniflant de dédain.
Nerio range lentement ses affaires, laissant les autres quitter leur poste. Il tente de ne pas trop regarder la coque qu’il a fixée autour de Noctua pour la camoufler sur le poteau, de peur d’attirer l’attention sur elle. C’est le quatrième jour qu’elle plonge dans le système et, à chacun de ses retours, elle semble plus agitée qu’auparavant. Elle refuse même d’en parler. Pas tant que je n’aurai pas compris, a-t-elle dit.
Inquiet, Nerio se lève : le règlement proscrit toute présence à l’atelier en dehors des heures de travail. Il se dirige vers une porte de service. Il ne peut pas suivre les autres à l’étage au-dessus ; on lui a bien fait comprendre que les hybrides n’y avaient pas leur place.
Ça lui laisse, à cet étage, des dizaines de pièces désaffectées : des hangars suintants, parsemés de matériel à l’abandon.
Après quatre portes et trois couloirs, il atteint sa destination : un magasin attenant à un ancien atelier d’assemblage. La plupart des étagères sont vides, mais il a déniché de quoi se faire une couche acceptable. Un véritable luxe, comparé au béton nu de l’abattoir.
Après deux soirs d’exploration et d’essais, il a même pu réalimenter la zone en eau courante. La tuyauterie, comme la plupart des réseaux et structures, est lisible avec sa vision tramique, mais il a découvert que cette compétence ne fonctionne efficacement que jusqu’à cinquante centimètres environ.
Il se rince le visage au bac fixé sur le mur droit de la pièce. L’eau ruisselle sur sa gueule et, en passant ses griffes dans le pelage de son crâne, sous la caresse, des souvenirs remontent : des bribes de sensations — quelqu’un qui lui coiffe les cheveux, qui lui caresse les joues.
D’habitude, il ne se souvenait que de la forêt ou de ses adelphes de portée.
Dans le miroir, il ne voit qu’un renard, au col de tunique bruni par les taches de sang.
Soudain gêné, il ôte ce vieux tissu crasseux et le jette dans un coin. Son corps est recouvert d’un pelage roux et noir. Il est l’œuvre du Carnemancien. À cette pensée, il détourne rapidement le regard. Il n’a pas envie de penser à cet homme.
Il avise un placard au fond de la pièce contenant des piles de tenues neuves mais poussiéreuses. Rien ne lui va, sauf une cotte intégrale un peu ample. Il y a suffisamment de place dans le dos pour y laisser passer sa queue. Tant mieux, ça évitera qu’on le regarde encore davantage comme un monstre.
La faim le tenaille. Il quitte son local pour les couloirs. Les néons pulsent d’une lumière jaunâtre. En suivant les conduites d’eau et les flux de vapeur qu’il distingue à travers les parois, il atteint une zone mieux éclairée. Le sol devient plus propre, plus glissant, couvert d’une fine pellicule d’huile. L’air sent la graisse chaude, les céréales cuites, le sucre.
Des bruits sourds résonnent derrière les cloisons : pistons, convoyeurs, turbines.
Une ouverture grillagée lui permet d’entrevoir l’intérieur. De grands convoyeurs tournent lentement, chargés de blocs gris-beige et de barquettes de viande compressée. Les ouvriers en combinaison passent d’un poste à l’autre, visages ternes, gestes méthodiques. Personne ne parle. L’usine ronronne d’une régularité presque apaisante.
Nerio reste longtemps accroupi derrière la grille à observer. À droite, les tapis de viande ; à gauche, des flux plus clairs, presque dorés. Il devine là les rations végétales.
Quand la sirène du changement d’équipe retentit, il profite du brouhaha pour se faufiler le long du mur, franchit une trappe d’entretien laissée entrouverte.
La chaleur et la vapeur le saisissent aussitôt. Il longe les convoyeurs, récupère au passage quelques blocs tombés au sol, les glisse sous sa cotte. Personne ne remarque sa présence.
Quand la chaîne redémarre, il recule dans l’ombre, traverse un couloir de service et regagne son abri.
Sur toute la longueur du mur de gauche s’étend un établi. Il y dépose son butin : trois briquettes de céréales, deux de légumes. La surface métallique résonne d’un son mat, presque rassurant.
Il s’installe, renifle les blocs. Pas d’odeur. Rien de vivant. Il en détache un morceau du bout des dents : c’est dur, sec, mais cuit. Au contact de la salive, la pâte gonfle, s’assouplit, et un goût salé lui explose dans la bouche. Il ne s’y attendait pas. Sa faim revient d’un coup, brutale. Il mâche vite, trop vite.
L’estomac suit mal. Il s’interrompt, haletant, avale de travers. L’eau du bac lui brûle presque la gorge. Après quelques gorgées, un reflux lui tord le ventre. Il se laisse tomber sur sa couche, les muscles encore tendus. Mieux que la viande avariée de l’abattoir, mais il lui faudra s’y faire. Il rabat une bâche sur lui et tente de supporter la nausée. Puis la fatigue l’écrase et le sommeil l’emporte.
Le ronronnement des conduites s’éteint peu à peu. Un sifflement, d’abord lointain, gonfle dans le métal.
— Nerio. Nerio! NERIO!
C’est Noctua.
— Lève-toi et bouche-toi les oreilles ! La première sonnerie est proche !
Nerio se redresse mollement et s’exécute. La première annonce du matin retentit alors qu’il presse ses oreilles de toutes ses forces et que, devant lui, Noctua tourne en rond nerveusement.
— Je suis remonté à la source du signal. C’est une sorte de champ neurotransmetteur qui assure la continuité du verrouillage des esclaves. Mais ce n’est pas la finalité. Le but majeur du système est le détournement d’expérience. J’ai fait les calculs. Le bastion leur siphonne tout : un tiers du métier, deux tiers de l’espèce, et la totalité de la classe. Toutes ces personnes se voient attribuer la classe Esclave et restent au niveau un indéfiniment !
Noctua a débité ça d’une traite alors que Nerio s’installait en tailleur sur sa couche.
— Ça me surprend pas trop… les humains sont infectes, répond pensivement Nerio.
La coquerelle s’immobilise, tournée vers l’hybride avec curiosité, ses antennes vibrent d’un geste hésitant puis elle reprend :
— Y a pas que ça… On dirait que la Trame ne les voit pas. Comme si tout ce réseau de cristaux brouillait sa lecture. C’est une supposition, car je la vois mal laisser passer un tel déséquilibre.
Nerio ne répond pas.
Il pense à la chaîne, aux ouvriers, aux visages ternes derrière les grilles. Tous ces corps nivelés, niés, spoliés.
La nausée.

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