8.2.

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Deux jours plus tard, elles arrivent enfin à Halcott. Entrelacs de rues fortifiées, la ville étend ses hautes allées labyrinthesques le long d'un fleuve, l'Effoi, que surmontent de nombreux ponts. Un vent frais court les rues, se mêle au chant des musiciens postés sur la place de la cathédrâle, porte les saveurs épicées, typiques de la région. À l'affût de l'encrier doré, symbole des Plumes, Charlie et Olive parcourent l'intérieur du bastion avec une attention acérée. Elles examinent les affiches publicitaires, les graffitis sur les murs, les œuvres d'art mises en avant pour les touristes, épluchent les flyers des événements de la commune, passent le programme des festivités de l'été au peigne fin. Rien.

L'espoir de trouver un indice à l'opéra les pousse vers le seuil du bâtiment. Construit sur deux étages, l'édifice s'ouvre sur un hall spacieux au départ duquel un tapis rouge gravit un double escalier. Trois lustres de cristal ornent les moulures du plafond, une dizaine de tableaux aux cadres d'or égayent les murs. Tout ce faste jette un éclairage peu reluisant sur leurs habits de randonnée ganis de sueur et de boue. Un peu honteuses, elles s'approchent du guichet d'accueil. Si l'agent pince les lèvres en découvrant leur dégaine, il n'appelle pas la sécurité pour les ficher dehors.

— Deux places pour Roméo et Juliette, s'il vous plaît, bredouille Olive d'une voix timide.

— L'opéra est gratuit pour les moins de vingt-cinq ans. Vos cartes d'identité.

Charlie tend la sienne, la gorge crispée. Elle n'a pas changé son état civil. Ce « M » la nargue à chaque contrôle de police, la renvoie à une case qu'elle n'a jamais habitée. Le vendeur acquiesce quelques secondes plus tard, non sans lui jeter un regard dérouté. Charlie récupère son ticket avant qu'il ne se permette un commentaire et s'enfuit avec Olive vers la salle de spectacle.

Un brouhaha léger flotte dans l'air. La majorité des places sont prises, des gens chuchotent entre eux en attendant le début de la représentation. Sous la lumière tamisée, Olive et Charlie se coulent dans les sièges du fond. Après avoir passé une bonne semaine à dormir sur le sol, le moelleux des fauteuils les surprend et elles poussent un soupir ravi.

— Je pourrais m'endormir, souffle Charlie.

— Non, chuchote Olive en réprimant un baillement, il faut qu'on reste concentrées.

— Bien sûr. Redis moi ça quand tu auras les yeux ouverts.

L'obscurité ne tarde pas à s'emparer dans la pièce, la musique se déverse des hauts parleurs. À mesure que les acteurs défilent sur la scène, Charlie sent ses paupières se fermer. Elle essaye de s'investir, de suivre l'histoire du mieux qu'elle le peut. Raté, la fatigue la fauche dans la première demi-heure.

Le fracas des applaudissements la sort de sa sieste involontaire. À côté d'elle, Olive sursaute et tourne vers elle un visage bouffi de sommeil.

— On ne risque pas de trouver des indices à ce train-là, sourit Charlie. Allez, viens, on se tire.

Elles subtilisent une liasse de flyers à propos des activités culturelles de la région et sortent de l'opéra avec un goût de défaite dans la bouche. Ont-elles mis trop d'espoir dans cette pièce qu'elles n'ont même pas vue ? Est-ce que l'indice a déjà été raflé ? Sur ce sujet, le compte Gallart des Plumes reste obstinément silencieux.

Elles montent leur camp en périphérie de la ville, dans un coin de forêt à l'abri des regards. Afin d' estomper leur déception, elle s'octroient le luxe d'un repas chaud, commandé en vitesse dans un traiteur asiatique. Loin d'être démotivée, Olive déguste son plat avec un énorme sourire, autant par le plaisir de goûter un classique de la cuisine japonaise que pour se moquer de l'absence de dextérité de Charlie avec ses maudites baguettes.

Ensuite, il est temps de tenir une nouvelle réunion stratégique. Doivent-elles descendre vers le Sud, vers les arènes antiques ? Ou serait-ce plus rigoureux d'approfondir leurs recherches dans l'Est ? Les prospectus piochés plus tôt à l'opéra et à l'office de tourisme sont étalés sur leurs sacs de couchage. Olive a sorti son minuscule ordinateur portable et s'est plongée avec ferveur dans les recherches.

— Le musée du livre pourrait être intéressant, ils ont l'air d'avoir une rubrique assez impressionnante sur les auteurs antiques… Tu crois qu'on pourrait trouver un indice là-bas ?

Allongée au milieu des flyers, Charlie hausse les épaules.

— Peut-être. Peut-être aussi qu'on cherche dans le vide.

— Hé.

Olive lui décoche une petite pichenette dans le bras et lui sourit.

— Ne laisse pas tomber. Ne me laisse pas tomber.

Leurs regards se croisent, s'accrochent. Les doigts d'Olive remontent sur ceux de Charlie. Le pouce de cette dernière, hésitant dans les premiers instants, caresse doucement la main de la blonde.

— J'ai promis de t'accompagner. Je le ferai jusqu'au bout. Il me faudra juste une petite dose de ton éternel optimisme, Edmond. Quoi que la seule idée de te voir converte de boue tous les jours me comble déjà, l'embête-t-elle avant de camoufler son visage brûlant de sa main libre. Roh, qu'est-ce que je raconte…

— Tu as raison, la boue me sied parfaitement au teint.

Olive s'étend près de Charlie, leurs doigts toujours entrelacés.

— Tu sais… Il y a peu de chances qu'on la gagne, cette chasse au trésor, reprend-elle dans un soupir. À un moment ou à un autre, je vais devoir retourner à ma vie. Toi aussi, j'imagine. Mais ce voyage, c'est comme une pause dans nos obligations. Je me sens…. libre quand on est toutes les deux. Je n'ai pas envie que notre expédition s'arrête.

Le souffle d'Olive s'échoue sur les lèvres de Charlie. Elles sont proches l'une de l'autre, bien trop proches. Pourtant, l'artiste ne peut s'empêcher de parcourir des yeux les constellations de taches de rousseur sur les pommettes de sa coéquipière, son nez en trompette, ses fossettes creusées. Elle repousse une mèche dorée de son front, effleure sa joue de son index puis s'écarte, embaressée de s'être accordé autant de liberté.

— Tu as encore trop de choses à découvrir, on ne va pas s'arrêter là, assène-t-elle. Qu'est-ce que tu disais sur le musée du livre ?

Avec un grand sourire, Olive se jette dans ses bras. Au rythme où elle la lui demande, cette intimité ne signifie sûrement pas grand-chose pour sa partenaire. Alors, Charlie s'efforce de ne pas lui donner trop de valeur. Ce qui devient de plus en plus complexe à mesure que la fréquence de leurs contacts augmente. La bouche plissée par la nervosité, elle enfouit son nez dans ses cheveux à l'odeur de miel.

— Allez, on se remet au travail, proclame Olive après une ultime caresse.

Charlie l'observe se rabattre sur son mini-ordinateur tandis qu'elle rassemble les prospectus en un petit tas sur ses genoux. Elle ne trouvera rien là-dedans qui concerne les Plumes, elle en est persuadée. Par contre, les concerts en plein air, les circuits de canoë sur l'Effoi, les balades à VTT seront à coup sûr, très intéressantes pour leur culture personnelle.

Elle se penche vers Olive, le doigt posé sur une liste de dégustations de vins disponibles dans la région.

— Hé, Madame-qui-n'a-jamais-bu-d'alcool, qu'est ce que tu dirais d'aller tester ce genre choses ? Regarde, il y en a un certain nombre dans la région.

Ensemble, elles consultent la liste jusqu'à ce qu'un éclat doré attire leur regard. Un encrier doré. Juste à côté d'un domaine viticole nommé Le Palais de Dionysos, spécialisé dans le vin herbé. Charlie tourne de gros yeux vers Olive qui ressemble de plus en plus à un hibou sous amphétamine. Elles se tombent dans les bras en hurlant.

— On l'a trouvé ! On l'a trouvé ! chantonne Olive.

— Faut qu'on se dépêche d'y aller ! Le parchemin a peut-être déjà été subtilisé.

— Dis pas ça, tu vas faire fuir notre chance !

— Je promets de descendre douze cubis pour me faire pardonner.

— Vendu !

Aussi exaltées l'une que l'autre, elles passent le reste de la soirée à planifier leur arrivée à l'exploitation. Le constat tombe comme un couperêt : en plus des deux à trois jours de marche jusqu'au Palais, il leur faudrait gagner un peu d'argent pour s'offrir la dégustation. Trop galvanisées par leur découverte, elles n'ont pas les idées claires pour réfléchir à une stratégie fiable :

— Je peux vendre mes cheveux ! J'en ai beaucoup trop de toute façon ! Ou des photos de mes pieds !

— Ou ta transpiration ! On pourra faire croire aux gens que c'est de l'huile essentielle d'Olive !

D'autres propositions ingénieuses plein la bouche, les deux aventurières se glissent dans leur sac de couchage. Olive s'endort au bout de trois quarts d'heures, vidée de toutes les bêtises qu'elle a pu proférer.

Charlie se débat un peu plus. Voir beaucoup plus. Agacée par le dédain que lui oppose le sommeil, elle rallume son téléphone. Les notifications se massent immédiatement sur l'écran. Parmi elles, un message d'Ivan, un ex-collègue de la Banque des Pôles. L'entête « Recrutement d'un analyste financier junior » surmonte les quelques lignes qu'il lui a adressées. Son estomac se tord à l'idée de retourner s'asseoir derrière un bureau à attendre désespérement que son temps se transforme en argent. D'un mouvement de pouce, elle envoie l'invitation d'Ivan dans les limbes de ses spams. C'est un problème pour plus tard. Ce n'est pas le seul. Dans l'océan de notifications, un SMS de son père se noie. La fatigue aidant, elle cède à sa curiosité.

Charlie, donne-nous de tes nouvelles. Nous avons peur pour toi, ta mère et moi.

Je t'en prie, rentre à la maison.

Ses doigts hésitent sur le clavier, son esprit éreinté peine à formuler une réponse. Elle ferme la conversation avec une once de culpabilité. Ses parents et elle ont un point de vue différent sur la réussite d'une vie. Elle n'est pas certaine d'être un jour capable de les convaincre que sa vision des choses est tout autant valable que la leur.

Par habitude, elle continue de se voler du sommeil en surfant sur Gallart. Les œuvres de ses collègues artistes enflamment son fil d'actualité, la renvoyant à l'absence, presque cruelle, des siennes. Dans ses messages privés, ses followers s'inquiétent pour elle : son silence leur est inhabituel et pour certains, source de craintes pour sa santé. Une étincelle de honte brûle dans sa poitrine pendant qu'elle passe en revue chaque message à son intention. Elle se promet de les rassurer, de leur poster illustration digne de celles qu'elle a produites par le passé quand elle se sentira légitime en tant qu'artiste et légitime à recevoir leur affection. Elle a presque fini d'étudier tous les messages quand elle tombe sur une photo. Le sticker renard qu'elle a laissé dans la salle ronde des Plumes. Un poème l'accompagne :

Ma plume cherche sur le papier le souvenir d'un temps

Où les mots se paraient d'une encre de spontanéité.

Fades sont mes compositions depuis que ton regard mordoré hante mes pensées,

Banale est mon existence depuis que ta voix suave tutoie le vent,

Muse d'espoir,

Permets-moi le désir de te revoir.

Un feu brûlant s'empare des joues de Charlie, peu habituée à être draguée de cette façon. Peu habituée à être draguée tout court. Sans perdre un instant, elle bascule sur le profil de Morgan. Défilent des photos de textes couchés sur des carnets, de doigts tâchés d'encre, de quelques lignes tirées de romans jaunis, de poèmes inachevés, d'essais de calligraphie… Certaines d'entre elles montrent Morgan en train d'écrire. Cheveux au vent, robe vaporeuse ou crâne rasé, sweat-shirt oversize, qu'importe le style arboré, sa beauté crève l'écran.

Revenue dans ses messages privés, Charlie coince l'ongle de son pouce entre les dents. Que pourrait-elle bien répondre ? Faute de mieux, elle finit par lui envoyer l'image d'un coucher de soleil sur les montagnes, au pied desquelles Olive et elle posent, tout sourire. Et, dans un dernier souffle de courage, elle se permet de lui écrire quelques mots.

J'espère te revoir bientôt.

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