13.2

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En tout, il nous aura fallu trois bonnes semaines pour arriver à Nibargues. La promesse de m'y amener en une journée, en plus d'être un mensonge éhonté, est devenue assez lointaine. Quand je lui fais remarquer, Morgan m'ignore et prétend s'intéresser de très près à la recherche d'une place de parking gratuite. Je ne peux pas vraiment le·la blâmer, la ville est bondée par les touristes venus profiter de leur mois de juillet pour s'offrir des vacances près de la mer.

Après avoir bataillé pendant une demi-heure, on arrive à se garer et on se jette dans l'océan de juilletistes. Nibargues est une vieille ville. Ses maisons en pierre jaune bordent de petites rues pavées, au-dessus desquelles flottent des fanions de couleurs, ses fontaines d'inspirations romaines se découvrent au hasard des croisements et la mer, immensité bleue à l'horizon, se découpe entre les habitations anciennes. L'activité humaine se conjuguant à l'été brûlant, une chaleur monstre règne ici. Évidemment, Morgan n'a pas dit son dernier mot. Iel repère des jets d'eau sur la place de la mairie et m'entraîne au milieu des enfants pour m'éclabousser. Résister est futile. D'abord, parce que Morgan a plus de force que moi. Ensuite, parce que je vois combien cela lui fait plaisir. Et puis, iel se met ellui-même en danger. Je joue l'innocente jusqu'à saisir ma chance : l'asperger de tout mon saôul. Le problème, c'est que je ne suis pas excellente en stratégie. Alors, je finis plus trempée que Morgan. Toutefois, pour se faire pardonner, iel nous achète à tous·tes les deux un beau sarouel bariolé de poissons aux teintes chatoyantes. Ainsi, Pascal et ses frères flottent sur nos jambes tandis que l'on déguste des glaces que Morgan a tenu à payer.

Au fur et à mesure de notre visite, les arènes se dévoilent à nous. Les arches de roche dépassent les toits, leur majesté nous toise jusqu'à ce que nos cous ne puissent plus se ployer assez pour la voir en entier.

L'entrée du musée a été creusée dans le grès et à l'intérieur, une fraîcheur bienvenue nous accueille. Morgan paye nos billets avant que je puisse l'en empêcher et me silencie d'un « chut » assez puissant pour me faire réfléchir à deux fois avant de râler. Je lâche un soupir. J'abandonne l'idée d'avoir le dernier mot avec ellui.

Les arènes sont en travaux de rénovation pour toute la période estivale. Seule une partie des gradins est accessible, en plus de la section musée à l'intérieur. Tant pis, je passerai tout au peigne fin. J'entraîne d'abord Morgan à l'extérieur, vers le stade. On vérifie chaque marche, chaque dalle, chaque creux dans la roche. Je veux trouver cet indice. Mais au fond, ce que j'espère, c'est dénicher un message qu'Olive aurait laissé à mon intention. Une folie, je sais. Je crois reconnaître la blondeur de ses cheveux chez une petite fille, la joie de ses gestes dans ceux d'une touriste enthousiaste ou le noisette de ses yeux dans les prunelles d'une guide. Mais je dois me rendre à l'évidence ; elle n'est pas là, elle ne m'attend pas.

Lorsqu'on a la certitude de n'avoir rien loupé à l'extérieur, on s'aventure dans la partie musée. Les sculptures, les tableaux, les restes des armes, notre regard scrutateur ne laisse rien au hasard. Je me demande même si, à force de fixer cette ceinture de gladiateur, je ne vais pas développer une vision à rayons x.

Nous ne sommes pas les seuls·es à chercher. Une équipe des Plumes, cinq personnes arborant un badge de l'association, marche sur nos plates-bandes. Alors on les garde à l'œil. S'ils donnent le moindre signe d'avoir découvert quelque chose, on sera là pour les tacler et s'enfuir avec l'indice, Morgan me l'a promis.

À la fin de la journée, on a arpenté le musée en long, en large et en travers. On est bien obligés·ées d'admettre qu'on a fait chou blanc. L'autre équipe n'a pas été plus chanceuse. Ils sortent du musée, la mine basse. J'y vois là un signe qu'on n'a probablement rien loupé. Alors, j'ai envie de penser à cette excursion comme une victoire. Une victoire ternie par le faux espoir de croiser Olive. Je soupire. On aurait été bien, à trois. Je suis certaine qu'elle aurait aimé rencontrer Morgan. Le soleil et le vent. Deux forces d'un ciel sans limite. En fait, avec du recul, je suis convaincue que ces deux-là auraient adoré m'embêter. Mieux vaut donc, pour ma santé mentale, qu'iels ne se côtoient pas en ma présence.

On récompense notre recherche intensive avec une pizza que l'on déguste dans la voiture de Morgan. On profitera encore un peu de la région dans les jours qui viennent. Peut-être même qu'on poussera vers Montpellier, vers la mer. Ce sont des idées lancées au hasard, sans réflexion aucune. Maintenant que l'on a atteint l'objectif Nibargues, un nouveau champ de possibles s'ouvre à nous. Je ne veux pas songer à ma séparation de Morgan. Ce serait trop dur sans iel. Parce que sa voix efface celles dans ma tête qui me hurlent de reprendre mon avenir en main.

Le soir, elles reviennent. Plus insistantes, plus virulantes que d'ordinaire. Allongée à côté de Morgan, je me concentre sur ses paroles, son rire. Ça ne suffit pas. Mes questions me frappent telles les vagues d'un océan déchaîné sur une digue. Que faire à présent que les Arènes ont été vérifiées ? J'ai accompli ce devoir pour Olive, est-ce donc la fin de notre équipe ? Dois-je revenir à ma vie ou me diriger vers Aujac comme c'était initialement prévu ? La réponse à cette question est simple : je n'ai pas assez d'argent pour survivre seule. Alors, je saisis mon téléphone, j'ouvre mes mails, clique sur l'offre d'emploi que m'a envoyée Ivan. Je serre les dents en la parcourant. Je bascule sur mes documents. Il faut que je commence ma lettre de motivation. Si j'arrive à la compléter ce soir, Ivan la transmettra et j'aurais mon poste d'analyste au plus vite. Mes mains se mettent à trembler, mon ventre à se retourner. Les flashs de mes journées s'étalent derrière mes paupières. Le mépris de mes collègues, mes dessins cachés sous mon clavier d'ordinateur, la mine impressionnée de mon supérieur, content de la rapidité avec laquelle je complète mes tâches, mon stress de les savoir traitées par-dessus la jambe. Le souffle me manque. L'injonction de mon père à bâtir une carrière me vrille les tympans, trop forte pour que je comprenne les mots de Morgan qui s'y supperposent. Je sens ses doigts s'enfoncer dans mon bras. Le passé m'engloutit, je perds pied. Pourtant la voix de Morgan, même déformée par mon angoisse, insiste encore. Je veux noyer tous les autres bruits avec la mélodie de ce son. Mes doigts trouvent les siens, je m'accroche à ellui comme une moule à son rocher. Ses bras m'entourent, me serrent. Son contact m'ancre à la réalité. Alors, je nage de toutes mes forces contre le courant de mes peurs jusqu'à crever la surface.

— Merde, Charlie, tu m'as fait peur.

Je tremble, les larmes me brûlent les yeux sans jamais couler tandis que je m'oblige à prendre de grandes bouffées d'air. Le nez dans mes dreads, Morgan caresse mon dos.

— Qu'est ce qu'il s'est passé ?

Je secoue la tête.

— J'ai peur. De l'avenir. Cette compétition est la dernière chose qui me retient d'y penser.

— Alors continuons-la. On peut partir à la recherche d'Olive, si tu veux. Tu as une idée d'où…

— Non, je… Morgan, c'est stupide de passer tes derniers instants avec moi. Pourquoi te préoccuper autant d'une inconnue ? Pourquoi vouloir me sauver, encore et encore ?

Iel s'écarte de moi et ramène ses genoux contre son torse.

— J'ai suivi toutes tes aventures sur Gallart, chuchote-t-iel. Tu t'es toujours relevée. Malgré le manque de clients, malgré ta faible estime pour ton niveau en illustration, malgré certaines critiques… Tu as le courage d'aller de l'avant. J'aimerais pouvoir…

Sa phrase se termine dans un soupir. Il n'y a plus aucun doute maintenant. Morgan est Fae, le compte Gallart qui me soutient tous les jours depuis mes débuts sur les réseaux sociaux.

— Je te regarde t'épanouir à chaque instant de ce voyage, belle Aura. J'en ai peut-être joué au début mais… Tu m'intrigues, tu m'attires. J'ai envie de te connaître. Alors continuons d'errer ensemble, encore un temps.

Nos regards s'attachent, se caressent. Les joues un peu chaudes, je pose ma tête sur son épaule.

— J'ai de la chance d'avoir un ange gardien comme toi à mes côtés.

Je m'attends à une blague séductrice mais Morgan se contente de jouer avec une de mes dreads, ses doigts dessinant parfois des motifs sur ma colonne vertébrale.

— Avant qu'elle ne parte… Olive et moi, on a trouvé un indice. Juste deux mots : tranchant acéré. Vu que les arènes n'ont rien donné, je suis un peu à court de pistes.

— Tu veux toujours continuer la compétition ? Pour Olive ?

Je me redresse, un peu gênée.

— Je… Oui. Je suppose qu'elle est allée rejoindre son ex après qu'on ait…

Morgan hausse un sourcil charmeur et ma peau se transforme en plancha.

— Tu… Je… Argh. Arrête ça, bégayé-je. Je ne sais pas si je la reverrai un jour. Mais j'aimerais bien.

— Ne t'inquiète pas pour moi, mon amour, me chuchote-t-iel avec un clin d'œil. Je suis d'accord pour partager.

— Quoi ? Non ! Je n'ai…

Il n'en faut pas plus pour que Morgan renverse sa tête en arrière dans un grand fou rire. Crotte. J'attends patiemment qu'iel ait fini de se bidonner avant de ramener la conversation vers une direction moins dangereuse.

Tranchant acéré. Tu as une idée de ce que ça pourrait être ?

— Non, pas vraiment. Mais j'ai peut-être une piste.

Morgan attrape son télephone dans son sac posé contre la vitre arrière de la voiture.

— Voyons voir… Oui, voilà. Martin a été recruté par un parc d'attractions qui va ouvrir ses portes dans quelques semaines. Il est persuadé que sa direction va imprimer un encrier doré sur les flyers et le plan du parc. Même s'il a tendance à être convaincu de beaucoup de choses, ça vaudrait le coup d'y jeter un œil.

— Ce serait aussi l'occasion de vous réunir, toi et ton équipe.

— Oh, Rose ne viendra probablement pas, c'est trop de risque pour le bébé. Mais Alma rejoindra sûrement Martin ce week-end.

Je hoche la tête.

— Et il est où, ce parc ?

— Au Sud de Nantes, dans les terres. Près de La Mouflaire, je crois. Bon, c'est mille kilomètres de trajet alors on en aurait au moins pour deux jours de voiture…

Je lui adresse un clin d'œil complice.

— Peut-être plus, si on voit des jolis coins.

Une étincelle commence à briller dans les yeux de Morgan.

— J'adore comment tu penses, ma jolie. J'aurais le temps de te convaincre des bienfaits du polyamour…

Je lève les yeux au ciel avant de lui donner un coup dans l'épaule.

— Sois sage et je verrais ce que je peux faire.

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