6.2
Leurs cartes d'identité et numéros de téléphone en poche, Olive s'en va affronter la foule pour leur inscription. Charlie l'observe se faufiler entre les gens puis s'extirpe à l'extérieur. Il n'y a plus qu'à espérer que sa compagne d'aventure ne fasse pas d'autres mauvaises rencontres sur le chemin.
Adossée au bâtiment, son pied sur le mur et le bâton d'une sucette entre les dents, elle sort son portable de sa poche, enlève le mode avion. Les notifications d'appels manqués défilent sur l'écran. Puis le pseudo de son ex-coloc s'affiche. Une grimace agacée tire les traits de l'artiste. Est-ce trop difficile de lui lâcher la grappe ? Il avait été clair sur la nécessité qu'elle parte, pourquoi rechercher sa présence ? Le problème, c'est que Charlie est curieuse. Que dirait-il si elle décrochait ? Allait-il se confondre en regrets ? Lui dire qu'elle avait raison depuis le début ? La supplier de revenir à la maison ? Que sa curiosité soit damnée, elle accepte l'appel.
— Charlie ? Oh, merci tu as répondu ! s'écrie Jérémy.
Aoutch, ses pauvres tympans.
— Que puis-je faire pour toi, Jérem ? demande-t-elle dans un soupir.
— Baptiste et moi, on a rompu !
Les yeux de Charlie s'écarquillent. Quoi ? Après deux ans à ignorer le comportement toxique de son petit-ami, Jérémy choisit d'écouter ses conseils couple au moment où elle disparaît de sa vie ? C'est presque trop beau pour être vrai.
— Rapide, grince-t-elle malgré elle. Bravo à toi, tu es libre.
— J'aurais dû t'écouter. Je suis désolé… je me suis comporté comme un sale type.
Ses excuses n'ont pas le goût attendu de la victoire, elles ont l'amertume du trop tard. Qu'importe, il suffirait qu'elle les accepte pour retrouver le confort de leur appartement, son métier créé de toutes pièces, la stabilité sommaire de sa vie. Trop tard. Ressac inarrêtable, la déception s'échoue contre son crâne à chaque fois qu'elle tente de l'en écarter. Jérémy l'a mise à la porte en une seconde, sans réfléchir. Pire, il l'a fait sur demande de Baptiste. Même s'il lui promettait de ne plus faire une chose pareille, elle ne serait pas capable de le croire. Au fond de son être, elle le sait : elle est incapable de le pardonner.
Katia a eu beau s'excuser des centaines de fois, Charlie n'a jamais réussi à passer outre ses blessures. Sa relation avec Jérémy n'était pas non plus exempte de lésions. La principale n'a d'ailleurs jamais guéri. C'est celle-là même qui a incité Charlie à ne pas rester une nuit de plus à l'appartement. «Comment pourrais-tu comprendre ? T'es inapte à ressentir quoique ce soit ! » Ces mots, sortis tout droit de la bouche furibonde de Jérémy, ont creusé ce trou béant au milieu de sa poitrine, refoulé ses larmes plus profond dans sa chair. Elle n'a rien dit, bien sûr. Elle a préféré croire que leur amitié pourrait renaître après cette dispute, s'en convaincre jusqu'à ignorer ses piques blessantes ou ses sous-entendus transphobes. Malgré tous ses efforts pour s'en défaire, son chagrin est resté là, enfermé à double tour dans son ventre. Peu à peu, il s'est transformé en colère froide, en une animosité qui a rongé tout ce qu'il reste de leur amitié. Et Charlie s'en veut. Pourquoi sa rancune est aussi tenace ? Pourquoi n'arrive-t-elle pas à l'effacer de son esprit ? Elle lève la tête vers le ciel, ferme les yeux un instant.
— Je ne reviendrai pas, Jérem, annonce-t-elle doucement.
— Charlie… S'il te plaît. On fonctionne bien ensemble, on l'a fait pendant deux ans, insiste-t-il d'un ton suppliant. J'aurais dû t'écouter au lieu de douter de toi. Baptiste était trop jaloux, je…
— Jérem, je suis désolée, le coupe-t-elle. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu m'as hébergée, nourrie même. J'ai essayé de t'apporter un soutien, de t'aider dans tes problèmes de couple mais ce n'était pas suffisant pour toi. Il vaut mieux que l'on continue chacun de son côté.
Sa voix est froide, incisive. Son propre corps refuse qu'elle exprime sa tendresse restante pour Jéremy, préférant expulser son ressentiment. De quoi partir sur une énième agréable rupture, n'est-ce pas ?
— Charlie, ne fais pas ça. Tu ne peux pas te le permettre. Ta situation est trop… Reviens à la maison et tout rentrera dans l'ordre. Tu pourras continuer à vivre ta vie de bohème avec moi…
Charlie raccroche. Elle ne peut pas en entendre plus. Une vie de bohème ? Tant de mépris dans ces mots. Classique de la part de quelqu'un qui s'imagine sa vie en une suite d'événements prédéterminés depuis la nuit des temps : un métier stable, un partenaire, une maison, des enfants… Beurk. Charlie choisirait mille fois la galère à cette existence aussi vaine que frustrante. Oui, elle se passera de la dépendance financière de ses parents, du toit que lui offre son ex-coloc. Elle veut vivre. À fond. Qu'importe les difficultés, les peurs nichées au fond d'elle, l'angoisse de l'avenir. Ce voyage avec Olive est une occasion pour se libérer des attentes du monde et elle a bien l'intention d'en profiter. Car elle a besoin de partir. Juste assez loin pour retrouver son souffle.
Son portable à nouveau glissé dans sa poche, elle déplie le papier de Morgan. Son écriture, acérée, s'étend sur la page de carnet.
Je vais mourir à vingt-cinq ans.
Ce savoir est imprimé dans mon sang.
Que feu soit fait des bonheurs inopérents,
Ces vingt-cinq printemps sont voués au firmament,
Mes succès fuyants, mes échecs évidents,
J'ai vécu mon temps.
Autant que m'emporte le vent.
Et juste en dessous de ces lignes déchirantes, figure un numéro de téléphone, agrémenté d'un petit cœur.
Sans perdre un instant, Charlie se faufile à l'intérieur du centre culturel. Elle se glisse à nouveau dans la cage d'escalier, grimpe les marches quatre à quatre jusqu'au troisième étage. Aucune trace de Morgan dans la salle ronde. Tant mieux. Charlie s'approche du rebord de la fenêtre. Entre ses doigts, le sticker d'un renard patineur, accompagné de papillons enflammés. Elle griffonne quelques mots à l'arrière du dessin, puis, après avoir jeté un dernier regard au goupil souriant, elle l'abandonne sur le bois. Il y a un risque non négligeable que Morgane ne repasse pas par ici. Mais, au cas où elle le ferait, l'illustration serait pour elle. Ainsi que les phrases au dos :
Ta vie est importante.
Je veux lire un autre de tes poèmes.
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