8.1. Houache
Remous causés par le déplacement du bateau.
Cent-trente trois kilomètres séparent Delcy et Halcott. Cent trente-trois kilomètres qu'elles ont décidé de parcourir à pied afin d'éviter à leur porte-monnaie d'être assassiné par les prix des trains. Charlie aurait dû voir venir sa propre bêtise. Enfermée depuis deux ans dans l'appartement de Jérémy, à dessiner, peindre, filmer et monter ses vidéos, elle n'a pas conservé une forme physique acceptable. Sa… légère addiction à la cigarette n'a pas vraiment aidé à maintenir son cardio. Mais forte de ses multiples expériences en randonnée avec Katia et Ben, elle s'est laissée croire que le cabri des montagnes au fond d'elle ne l'a pas quittée après toutes ces années. Quelle erreur. Même Olive, avec sa faible constitution, son sac à dos plus lourd qu'elle et son impéritie en la matière, la devance sans problème. Charlie a beau accélérer, sa condition physique de limace ne lui permet pas de rattraper sa camarade. Pire, de grosses gouttes de sueur apparaissent sur son front, ses muscles tirent et ses poumons ne sont plus que lave en fusion.
Toutefois, ce piètre état lui donne l'occasion d'observer discrètement Olive. Radieuse du lever au coucher du soleil, elle contemple le monde comme si elle ne l'avait jamais vu. Sa bonne humeur est contagieuse. Elle bondit sur le chemin, à l'affût de papillons, lézards ou biches sauvages. Parfois, elle se balade pieds nus, ses chaussures à la main. « C'est plus agréable de marcher comme ça ! » se justifie-t-elle devant la mine sceptique de Charlie. « Tu devrais essayer ! » Avec sa bouille joviale, ses lunettes roses et ses deux chignons qui surmontent le haut de sa tête (elle a renoncé à natter sa chevelure tous les matins, c'était trop de travail), Olive a tout d'un croisement entre une fée des bois et une enfant de quatre ans. Bien sûr, Charlie ne peut résister à ses grands yeux et son sourire saturé de lumière. C'est donc à cause de sa petite camarade que Charlie a écorché ses pauvres pieds sur les cailloux, marché dans une rivière glaciale, pris dans sa main un affreux mille-pattes, attendu pendant deux heures le retour du perroquet-qui-était-là-avant-je-te-promets-il-va-revenir… Mais Charlie, loin d'être vindicative – oh ça non – a proposé à sa tendre collègue de se laver les cheveux avec une décoction de fougère censée être démêlante, se frotter des feuilles d'accacia sous les aiselles pour une sensation de fraîcheur, s'appliquer de la glaise sur le visage pour une peau plus hydratée… La naïveté d'Olive l'a poussée plein gaz dans ces pièges, entraînant Charlie dans un fou rire dont elle se souviendra longtemps.
Entre toutes leurs taquineries, elles ont tartiné leurs habits d'herbe en dérapant dans une pente un peu raide, se sont glissées dans les douches réservées aux routiers, ont chanté des remix improbables de leurs chansons préférées, faisant à coup sûr fuir tous les animaux de la forêt. Charlie s'est même permise de révéler à Olive qu'elle n'apprécie pas vraiment les mangas. Leur style artistique redondant ne la convainc pas assez pour se lancer dans la lecture. Choquée par un tel affront, la fan du Japon s'est lancée dans une diatribe à propos de chaque mangas qu'elle connaît et à quel point tous valent le coup. Charlie a ricané, titillé ses goûts, critiqué son argumentation avant de lui avouer qu'en vérité, elle aime beaucoup les mangas aussi. En entendant cela, Olive lui a envoyé un coup dans l'épaule et, trop légère pour bousculer Charlie, a fini dans les orties.
Quand elles ne sont pas en train de se chahuter ou de se rouler dans la boue, elles abordent des sujets un peu plus sérieux. Olive lui avoue qu'elle est très proche de ses parents, qu'elle aimerait les voir plus souvent. Partis en Inde pour un mois ou deux, ils ne savent rien de la petite aventure de leur fille-chasseuse de trésor. Charlie grimace.
— Est-ce qu'ils auraient… peur que tu sois en train de vadrouiller avec moi ? Ils ne t'ont jamais dit de ne jamais faire confiance aux inconnus ?
— Tu vas me refaire le coup de la sérial killeuse ? plaisante Olive. Non, ils n'auraient pas peur. Je pense qu'ils seraient même contents que je passe du temps avec une nouvelle personne, laquelle est absolument géniale.
Triste et pensive dans le train, Olive était déjà belle. Mais libre sous le soleil de début juin, elle l'est encore plus. Les joues brûlantes à cause de la pente escarpée, Charlie détourne la tête.
— Mouais, rétorque-t-elle. Pas sûr qu'ils apprécient que leur progéniture soit couverte de saletés et sente la chaussette sale à cause d'une vagabonde. Ils penseront que je t'ai retourné le cerveau.
— Pour quelqu'un qui montre tant de confiance en soi, tu doutes pas mal de toi.
Aoutch.
— Pour quelqu'un qui était timide y a quelques jours, tu fais vachement la maline, réplique Charlie en haussant un sourcil.
Sa camarade éclate de rire. Elle s'incline ensuite et s'en va gambader un peu plus loin sur le sentier. Charlie la suit du regard, un sourire aux lèvres. Oui, elle a constamment peur que tout s'arrête, de faire une gaffe ou de s'appercevoir qu'elle s'est entichée de cette fille luciole et que la fin de leur temps à deux approche. Pour l'instant, elle se permet de ne pas y penser. Tant pis pour la prudence. Elle veut profiter de cette parenthèse. Profiter d'être libérée un temps de sa malédiction et l'ombre écrasante d'Anthony.
Elles s'arrêtent parfois dans des petits villages pour remplir leurs gourdes. Difficile de passer inaperçues avec leur dégaine de randonneuses, les gens comprennent tout de suite qu'elles débarquent du GR qui passe pas loin de chez eux. Alors, quand elles arrivent près du bar du quartier, on leur paye un verre ou un dessert contre l'histoire de leur périple. Il est même arrivé qu'une vieille dame, Myrtille, les accueille chez elle le temps d'un somme et d'un petit déjeuner revigorant. Le lendemain, deux paniers repas les attendaient sur la table du salon. En retour, elles ont laissé à leur bienfaitrice un petit mot rempli d'amour et de remerciements. De son côté, Charlie a discrètement glissé un petit sticker d'une famille de chats ronronnant près d'une cheminée sous le vase de la cuisine .
En soirée, à peine Rorki allumée, elles pioncent d'un sommeil de plomb, peu importe si leurs jambes se touchent ou si les cheveux d'Olive chatouillent le visage de Charlie. Mais, une nuit, après une journée particulièrement éreintante, Morphée hésite à leur rendre visite. Alors elles s'emmitouflent dans une couverture et s'extirpent de la tente pour observer les étoiles scintiller au-dessus d'elles. Les bras serrés autour de Titi, Olive lâche un soupir rêveur.
— C'est si beau…, murmure-t-elle. Vraiment, je me demande ce que je faisais depuis tout ce temps, calfeutrée dans ma zone de confort. Pourquoi je ne me suis pas lancée plus tôt ? Pourquoi j'avais si peur ?
Charlie sourit dans le secret de sa couette puis donne un petit coup dans l'épaule de sa camarade.
— Ne t'en veux pas. Tu te rattrapes bien, maintenant : t'as tenté de sauter dans un lac où la baignade est interdite, ricane-t-elle. Tu deviens casse-cou. Dans trois ans, on va te retrouver à expérimenter la chute libre du haut d'un avion !
— Oh ! Maintenant que tu le dis… Est-ce qu'il n'y aurait pas une base aérienne dans le coin, madame la guide forestière ?
— Et voilà ; inarrêtable ! J'ai créé un monstre, soupire Charlie en levant les yeux au ciel.
Une étincelle de malice dans le regard, elle attend la riposte d'Olive avec impatience. Mais celle-ci ne vient pas. La jeune femme a les mains crispées sur son plaid, la bouche tordue dans une moue pensive.
— Je t'ai blessée ? s'inquiète Charlie. Je ne voulais… C'était plus une bêtise que…
— Non, ce n'est pas ta faute, murmure Olive en secouant la tête. Tes mots m'ont juste… rappelé ce que Martin m'a dit aux Plumes, avant que tu viennes me voir.
Charlie laisse le silence s'étirer, et avec lui, la chance pour sa compagne de voyage de s'exprimer sur le sujet. Mais elle ne saisit pas l'occasion. Par chance, Charlie n'est pas de celles qui abandonnent la partie.
— Est-ce tu veux en parler ?
Un soupir franchit les lèvres d'Olive.
— Remuer le passé sert vraiment à quelque chose ?
Charlie se suprend à rire. Est-elle légitime à répondre à cette question ? Elle tourne la tête vers les étoiles et, après un instant, reprend la parole.
— Si ce qu'il t'a dit te pèse, peut-être qu'il ne serait pas idiot de t'en libérer ? Plutôt que de lui donner l'oportunité de te grignoter.
Si Olive acquiesce, elle ne se livre pas pour autant. Charlie ne la forcera pas. Sa camarade n'est pas une petite chose fragile à protéger ou une princesse délicate à materner. Elle est bien plus solide qu'elle ne l'avait elle-même cru au départ. Au fond, Olive sait ce qu'elle veut et ce dont elle a besoin. Il lui faut simplement donner plus de volume à sa voix intérieure qu'à celles des autres. Alors Charlie ferme les paupières quelques secondes, les bras croisés derrière la tête. Elle apprécie le bruissement des feuilles, le vent frais sur ses joues, l'odeur de mousse et de bois humide, caractéristique de la région. Dans un jour ou deux, elles arriveraient enfin à Halcott. Il leur faudra briser leur bulle de frivolités, reprendre leur sérieux pour la compétition. Charlie n'est pas certaine de vouloir revenir à cette réalité-là. Elle laisse son regard couler sur Olive, sur ses mains caressant Titi, sur sa lèvre inférieure si souvent mordillée.
— Est-ce qu'on irait pas se coucher ? propose Charlie avec sourire. À trop réfléchir, tu vas réduire ton cerveau en poudre.
Olive hausse un sourcil douteux.
— Venant de celle qui met mille ans pour répondre à des questions personnelles, t'es pas mal dans le genre gonflée.
— Ma tête est bien aérée car je suis dépourvue d'un gros bloc de neurones obstruant l'air entre mes oreilles. Ne sois pas jalouse.
— Tes ronflements sont donc l'écho de bourrasques sur les parois de ton crâne… Intéressant.
— C'est ma façon de contribuer à l'éveil musical du monde. Une symphonie de pets de narines, modulée par des grésillements de gorge, qui raterait un tel spectacle ?
Olive pouffe derrière sa main, Charlie ne peut masquer son sourire. Mais l'ambiance retombe un peu comme un soufflé. Olive passe une main gênée dans ses cheveux. Elle inspire un grand coup et, le menton levé vers le ciel, elle commence à raconter.
— Quand on s'est retrouvées dans le train, à Orchelle, je venais de m'enfuir de chez mon… de chez Anthony. Lui et moi, on s'est rencontrés pendant notre prépa d'ingénieur. Le courant est tout de suite passé. On a rejoint la même école d'ingé et quand on a été diplômés, je suis partie bosser dans l'entreprise de sa famille, tout comme lui. Il m'a indiqué comment il fallait que je m'habille pour que son père ne me regarde pas de travers. Alors, j'ai troqué mon style d'adolescente pour des tailleurs professionnels. Puis il fallait que je perde quelques kilos car sa mère n'aime pas les filles trop en chair. J'ai donc commencé à manger moins, je me suis conformée au régime alimentaire qu'Anthony me dictait. Tu connais la dure réalité du marché du travail, je voulais mettre toutes les chances de mon côté. Ensuite, on a emménagé ensemble, c'était dans logique des choses. Avec le boulot pour lequel je m'échine, je vois de moins en moins mes amis. Et puis on mange tous les dimanches chez ses parents à lui donc je vois moins les miens…
Ses doigts remontent jusqu'à son cou.
— Après six ans de couple, je me suis habituée à cette vie. Tout se passait bien. Enfin jusqu'au jour où… il m'a…. où j'ai senti que j'étouffais. Il fallait que je parte. Loin. Vite. Alors j'ai pris mes affaires et je me suis barrée. Sans aucune explication.
Elle ferme brièvement les yeux.
— Je savais qu'en partant, je ferai souffrir Anthony. Il n'aime pas certains aliments, il a du mal à cuisiner donc je m'en suis toujours occupée. Il n'a jamais réussi à repasser ses chemises alors j'en ai fait mon affaire. C'est pareil pour le ménage. Avec sa peau sensible, c'est difficile pour lui de m'aider. Par conséquent, je m'en suis chargée. Je sais que sans moi, c'est dur pour lui. Alors quand Martin m'a traitée de… monstre, il ne pensait pas à mal. Son ami souffre à cause de moi, il me le fait simplement savoir.
Les mains de Charlie se sont refermées en poings.
— Et tu ne l'avais jamais vu avant, Martin ? Ou les autres potes d'Anthony ?
— Non, je n'en avais jamais eu l'occasion. Il fallait bien que quelqu'un s'occupe de la maison. Alors, pour ne pas me gêner, Anthony sortait. Le temps que je finisse mes corvées.
— Il est en situation de handicap, Anthony ?
— Pourquoi tu… Ah ! Tu dis ça à cause des tâches ménagères ? rit-elle. Non, pas du tout. C'est juste que… Je sais pas, c'est comme ça qu'on a toujours fonctionné.
Alors qu'une colère froide tend ses muscles, Charlie s'interdit de faire tout commentaire. Cracher sur le comportement d'Anthony ne servirait à rien, Olive s'en voudrait d'avoir dressé un portrait peu flatteur de lui. Comment lui faire comprendre qu'elle n'est pas le problème mais plutôt la victime ? Les conséquences des manipulations d'Anthony ne disparaîtront pas en une seule nuit.
— Tu n'es pas un monstre, Ollie, soupire-t-elle finalement. Tu as passé des années à te sacrifier. Personne ne pourra te reprocher d'avoir pensé à toi pour la première fois de ta vie.
La petite blonde ramène ses genoux contre sa poitrine. Elle reste silencieuse un instant, le visage baigné par la lueur de la lune.
— Tu crois que c'est acceptable ? chuchote-t-elle. D'être égoïste ?
— Je n'en sais rien. Je me plais à croire que mes choix sont uniquement dictés par mes envies. Mais au fond, mes sentiments pour les autres finissent toujours par m'influencer. Parfois même jusqu'à…
Elle ferme la bouche avant d'en dire trop. Mais Olive ne la laisse pas s'en tirer.
— Jusqu'à…?
— J'ai oublié.
— Menteuse.
— Ah, le mensonge. Un art qui me serait terriblement utile si je ne le pratiquais pas aussi mal.
— Encore quelques essais, tes entraînements porteront leurs fruits, j'en suis certaine.
Olive lui offre un sourire, Charlie ne peut y résister. Elle ne peut pas non plus lutter contre l'insistance de la jeune femme d'en savoir un peu plus sur elle. Alors, avec une grimace, elle rend les armes.
— Mes amitiés sont maudites, avoue-t-elle à demi-voix. Qu'importe la personne qui entre dans ma vie, elle parvient toujours à me blesser. Chose que je suis incapable de pardonner, malgré tous mes efforts. Alors, chacun claque la porte et continue son chemin de son côté.
Elle n'ose pas croiser le regard d'Olive. Par honte ou par crainte, elle ne saurait le déterminer. Elle reste là, à observer les plis de sa couverture froissée entre ses mains.
— Et si on faisait un pacte ?
Charlie fronce les sourcils.
— Un pacte ?
— Le pacte de ne pas être amies, propose Olive. On sera coéquipières, associées, complices mais jamais amies. Ainsi, aucune malédiction ne tombera sur nous.
Un ricanement s'échappe de la bouche de Charlie.
— Jamais ça ne fonctionnera. Tu ne me connais pas, Ollie. J'ai vexé, froissé, meurtri des gens… parfois même en le voulant consciemment ! Je ne veux pas que tu subisses le même sort.
— C'est ton manque de confiance en toi qui parle, riposte-elle calmement. Laisse-toi tenter, Daniel. Tu seras peut-être surprise.
Elle accompagne sa réplique d'un clin d'œil insolent. Le visage un peu chaud, Charlie lève les yeux au ciel.
— Tu as l'instinct de survie d'une croquette face à un chat.
— Et toi le pessimisme d'une adolescente face à sa poussée d'acnée.
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