13.1. Phare
Signalisation maritime permettant de se repérer.
Le matin, je ne me lève jamais la première. Je suis bien trop à l'aise dans mon sac de couchage pour en sortir. Mais aujourd'hui est une exception. J'ai envie de surprendre Morgan en lui préparant le petit-déjeuner. Je veux le·la remercier de continuer à me supporter malgré son envie certaine de me jeter du haut d'une falaise.
Enfin… pour la surprise, on repassera. Morgan a déjà quitté la voiture et s'est installé·ée près du ruisseau qui s'enfonce dans la forêt pour écrire. Comment fait-iel pour se réveiller aussi tôt, sans avoir les yeux qui collent ou le désir de replonger dans les doux bras de Morphée ? C'est un autre de ses mystères que je n'éluciderai pas.
Pendant que je rassemble les couverts et les assiettes, mon regard s'attache à la silhouette de Morgan. Il glisse sur la petite ride entre ses sourcils, signe de son intense concentration, sur ses longs cils noirs, ses yeux bleu profonds fixés sur les pages qu'iel noircit avec hâte, sur le petit sourire au coin de ses lèvres… Aïe ! Les picots d'une fourchette se sont plantés dans ma paume. Tant pis. Je m'égare encore sur Morgan, plus précisément sur le cahier dans lequel iel griffonne avec énergie. Il ne s'agit pas de celui qui héberge les aventures de Pascal. Non, celui-là a une pierre verte enchassée dans sa belle couverture de cuir, une reliure épaisse où courent divers symboles et des feuillets qui en débordent. Ma curiosité me pousse à m'approcher, discrètement. Qu'est-ce que Morgan écrit avec autant d'engouement ? Encore quelques pas et je pourrais découvrir ce secret par-dessus son épaule. Raté. Morgan lève les yeux vers moi, sursaute, et ferme son grimoire à la hâte. J'hausse un sourcil.
— Qu'est ce que tu caches ?
— Un poème d'amour pour toi, minaude-t-iel.
— Si c'était vrai, tu me l'aurais montré avec fierté.
— Touché.
Je m'assois dans l'herbe, à côté d'iel. Il n'en faut pas plus pour que Morgan pose son carnet sur mes genoux. Je découvre des pages et des pages d'idées d'intrigue, de croquis de personnages, de notes à propos de plantes, d'animaux, des constructions de gouvernements fantastiques, des systèmes de magie complexes… Ce n'est pas un carnet, c'est une encyclopédie de mondes d'encres, de trésors d'imagination. Je cligne des paupières plusieurs fois, les doigts un peu tremblants sur ces papiers si précieux.
— La poésie…, réalisé-je, ce n'est pas du tout ton art principal. C'est la fiction qui te passionne.
— Des fictions qui ne verront jamais le jour, oui, assène-t-iel en me reprenant le cahier. Allez ma belle, si on se mettait en…
—Attends ! Pourquoi n'as-tu pas écrit les histoires qui accompagnent ces univers ? Ta planète d'animaux en chaussettes conviendrait parfaitement aux enfants ! Et ton royaume avec…
— Ce sont juste des brouillons, des restes de mon cerveau adolescent en manque de magie. Rien de bien prodigieux.
— Des idées qui te suivent depuis plus d'une dizaine d'années… Ne mens pas, elles sont importantes pour toi.
Morgan roule des yeux.
— Oui, jolie Aura. Si tu veux.
— Tu n'as jamais voulu écrire la suite ? Ou te faire publier ?
— Quand ? Je te rappelle que je n'ai plus beaucoup de temps…
Je serre les poings. Toujours et encore, la mort. Morgan ne m'en révèle jamais plus, se contentant d'évacuer le sujet d'un compliment ou d'une blague salace. Mais je n'oublie pas. Pire, ce mystère commence à me taper sur le système.
— Et qui a décidé de cette date ? Parce que ça sent la décision plutôt qu'une volonté divine ou un problème médical.
La bouche de Morgan se pince. Les nuages de son regard foncent, le tonnerre gronde dans ses prunelles bleu sombre. Je sais que je devrais laisser tomber. Mais je fais front. Je ne veux plus entendre parler de son décès futur, je ne veux plus qu'iel plaisante là-dessus. Je me campe devant iel, les bras croisés. Morgan me toise un moment puis se masse les tempes d'un air agacé.
— Il n'y a rien à dire de plus, soupire-t-iel. Je ne me suis jamais imaginé·ée vivre plus de vingt-cinq ans. Je vais mourir bientôt, c'est une certitude.
— Tu t'es auto convaincu·e !
— Peut-être.
— Alors tu ne peux pas mourir ! insisté-je, plus fort. Tu peux décider de vivre, tu peux…
— Ça suffit ! hurle Morgan.
Mon corps se fige. Fini l'oiseau, fini le vent de liberté. Sa voix dure, glaciale, résonne encore dans mes oreilles. Je l'entends expirer longuement, mais je n'ose plus lever les yeux vers iel.
— Laisse-moi.
Je m'éloigne sans un mot. Les épaules baissées, je me traîne jusqu'à la voiture. Ai-je dépassé les bornes ? Aurais-je dû respecter son silence sur le sujet ? Sûrement. Je prépare le petit-déjeuner dans un brouillard épais, mes gestes robotiques, guidés par l'habitude. J'engloutis mes tartines d'un coup. Je ne pense qu'à Morgan qui ne vient pas me rejoindre.
Au bout d'un moment, je comprends. Il vaut mieux que je range mes affaires et que je parte. Ce sera mieux pour tout le monde. De toute façon, les arènes sont à trois jours de marche. Je peux y arriver seule.
Après avoir examiné l'idée de faire mon sac et de m'enfuir, puis l'avoir rejetée, puis considérée à nouveau, je décide d'apporter son petit-déjeuner à Morgan. Pour m'excuser, pour essayer de lui montrer que je ne voulais pas lui faire de mal, pour qu'iel me retienne de partir. Je m'approche, les mains crispées sur le plastique de l'assiette que je dépose près d'iel. Je n'ose pas ouvrir la bouche, j'ai trop peur d'envenimer la situation. Alors que je m'apprête à me sauver vers ma tente, une main sur mon poignet m'arrête.
— Pardonne-moi.
La voix de Morgan s'est adoucie. Je me retourne et l'abîme de ses yeux m'avale.
— Je n'aurais pas dû insister, murmuré-je.
— Je n'aurais pas dû crier.
J'acquiesce en baissant la tête.
—Est-ce que tu peux me laisser un peu de temps ? me chuchote-t-iel. Pour te raconter pourquoi ?
Sa paume glisse dans la mienne. Dans un élan de courage, je caresse le dos de sa main du pouce. Morgan me lance un clin d'œil.
— Arrête ça, je vais tomber amoureux·se.
— Certains diraient que c'est déjà le cas.
— Viens-là, je vais te faire passer ton insolence d'un baiser.
Je m'écarte, par mesure de sûreté.
— Elles deviennent vieilles, tes menaces, rétorqué-je.
— Tu seras bien contente quand elles se réaliseront.
Je le savais, j'aurais dû partir vers le Sud seule.
— Tu es insupportable !
— Moi aussi, je t'aime.
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