La fuite
Autour de moi, personne. J’étais toujours dans la cabine, essayant de comprendre ce qui venait d’arriver. Tout de suite, je mettais une main dans mes cheveux et l’autre dans la poche : je trouvais bien la broche et le couteau. Ce n’était pas un songe, c’était vrai. Cette broche et ce couteau, je les ai encore avec moi, je sais que c’était vrai ! Mais mes questionnements étaient nombreux ; je n’ai que de vagues souvenirs de la suite et de ma fuite. Je crois que je tombais dans la folie en débarquant de la blanche nef, sans personne autour de moi.
La cité souterraine avait perdu de son éclat, à présent. La blanche nef aussi. Autour de moi se dressait la pièce circulaire à trois étages, déserte. J’entendais un bruit assez lointain, sans doute que tout le monde s’affairait là-bas. Un effroi me saisit en me rendant compte que les niches du second étage inférieur, où était le lac, étaient vides de leurs momies ; je m’aperçus que celles du premier étage inférieur et du rez-de-chaussée l’étaient aussi. Je murmurais : « Non, impossible ! »
Alors je compris que je rêvais. À présent, ce que voulaient dire les vers des différents poèmes me parut très clair : le Marquis d’Oueca était bien mort, peut-être que sa momie reposait ici, par ces êtres aquatiques. Leur cité devait s’étendre sous la terre d’Oueca, jadis. Ces « intraterrestres » appartenaient à une civilisation lointaine, plus vieille sans doute que l’humanité, si elle n’était pas apparue avec elle. Le cataclysme avait précipité la chute d’Oueca et plus enfoncé cette civilisation sous la terre. Si on a perdu la mémoire du Marquis dans les dernières années du Bâtard aux ours, la raison doit être trouvée ici.
En un clignement d’yeux, je ne rêvais plus, je voyais le monde tel qu’il était. Les momies étaient bien là, la cité avait reprit ses airs sombres et humides. En quittant la blanche nef, j’étais de retour dans le monde réel : mon sac n’avait pas bougé, il était resté sur le rivage depuis… depuis… Je ne savais pas. La nourriture avait disparu, peut-être que je l’avais mangée dans mon délire. J’essayais de me souvenir du chemin vers la chambre du Marquis d’Oueca, elle était majestueuse. Mais à mon arrivée, je vis qu’il n’en était rien : c’était un endroit terne et moisi, qui semblait être dans un état de pétrification. Face à moi, une momie, encore. Mais une momie humaine, entièrement humaine et très ancienne.
Une envie irrésistible de la profaner pour satisfaire ma curiosité s’empara de moi. Je commençais l'examen de cette momie très bien conservée. Je pratiquais la première incision du bras gauche, mais le couteau avait du mal à percer la chair : elle était souple, comme celle d'une personne vivante. Mes mains tremblèrent à ma grande surprise, me faisant lâcher le couteau. Je soufflais de manière saccadée pour calmer mon inquiétude. Je repris le couteau et ouvris une plaie dans la chair : un liquide rouge et épais, dont la nature était évidente, vint lentement s'écouler à la surface. Je failli défaillir encore une fois, mais cela m'aurait conduit dans cette contrée des rêves, où le Marquis vivait à présent. Mais il vivait ici aussi, il n'était pas mort, il était comme endormi. Endormi pour l’éternité, sans jamais mourir.
La suite, je ne m’en rappelle plus très bien : je crois avoir ouvert sa cavité thoracique, dans laquelle je trouvais des organes en parfait état. Mais surtout, un cœur palpitant et vivant. Je crois que je m’évanouis cette fois-là, car le Marquis était à mes trousses avec ces créatures aquatiques. Il avait cette fois la forme d’un grand guerrier, sans doute celle résultant de ses longues et épiques aventures dans la contrée des rêves, dont l’étang et sa cité furent autrefois une porte.
Quand ils voulaient m’attraper, mes assaillants étaient repoussés par une force. Le Marquis reconnu la broche du Bâtard, que je portais en faisant attention à ce qu’elle ne tombe pas dans ma course. J’avais sorti le couteau que l’homme m’avait aussi donné : il m’obligeait à aller dans une direction ou une autre, alors je le suivais. Bientôt, je réussis à semer le Marquis et le reste. Je sortis de la cité souterraine, revenant aux ruines du château. J’étais dans le monde réel, mais est-ce que je dormais ? Je m’arrêtais un instant pour entendre les gémissements et les cris de cette équipée, mais il n’y avait rien. Je ne dormais plus.
Je remontais vers mon campement le dos courbé. Dans un état d’épuisement, je commençais à pleurer ; j’avais le corps crasseux. C’est alors qu’un tremblement de terre me surpris : je tombais par terre et je vis alors le château d’Oueca tomber dans les entrailles de la terre, avec tout ce qu’il avait en-dessous. Je me réveillais à l’hôpital, un hélicoptère de patrouille avait été alerté de ma présence, car personne ne m’avait vu redescendre depuis le premier jour. L’équipe médicale constatait que j’étais en état de choc, racontant des choses délirantes sur comment j’avais eu cette broche dans les cheveux, ce couteau dans la poche, ce que j’avais vu sous la terre du château. Mais les recherches étaient formelles : il n’y avait rien. Rien du Marquis, rien de cette ancienne civilisation « intraterrestre ».
Je n'ai plus jamais fait le songe de la cité souterraine, je n'ai jamais revu la contrée des rêves. Aucune terre ni aucun rivage ne m'y amena. Le prince du sommeil et sa Cour étaient retournés dans les profondeurs de la terre, jusqu’à ce qu’on les découvre un jour, de nouveau. Ces créatures aquatiques devaient aussi être comme le Marquis : momifiées dans le monde réel et vivantes dans la contrée des rêves, où elles attendaient que des voyageurs s’arrêtent dans ce magnifique endroit créé par leurs pensées, pour leur proposer de vivre avec eulles jusqu’à la disparition de la Mort elle-même.
FIN.
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