Ombres

6 minutes de lecture

La nuit est fraîche. Le vent souffle comme un diable dans les arbres, faisant douloureusement craquer les branches. Cependant, malgré cela, elle ne porte qu'une mince veste noire, usée jusqu'à la corde sur les manches qu'elle serre dans ses paumes sèches. Ses pas sont atténués par le silence et le vent nocturne. Elle marche sur le bord de la route et scrute les étoiles. Elle n'a aucune idée du nom des constellations qu'elles forment, mais elle trouve chez elles un certain réconfort. Elle les regarde pour ne pas regarder les Ombres. Elle sait qu'Elles sont en vie, et aussi longtemps qu'elle ne les voit pas, elle a l'impression d'être sauve. Elle est irrésistiblement attirée par Elles. C'est ce qui l'effraie davantage. Alors elle marche, et elle fixe les étoiles joliment argentées.

 Ce soir, elle ne parvenait pas à dormir, c'est pourquoi elle déambule le long de la route, les cheveux relevés en chignon désordonné. Elle a toujours eu conscience des Ombres, Elles ont toujours dansé autour d'elle, même de jour. Elle ressentait leur présence, mais elle ignorait leurs appels, leurs danses, et elle a toujours tout fait pour éviter au mieux de croiser leurs regards. Mais plus le temps passait, plus elle les sentait se rapprocher d'elle. Particulièrement ce soir. Quelque chose clochait.

 Elle presse le pas, détendant davantage le tissu de moindre qualité en le tordant de ses doigts longs et tordus. Ses grands yeux secs et tristes fixent désespérément les astres lointain, mais les Ombres l'appellent. Elle les sent. Se tendre, se détendre, onduler lascivement dans les airs, sur le sol, effleurer ses chevilles, caresser ses cheveux. Elle les sent. Elles murmurent, Elles chuchotent, Elles l'appellent, Elles susurrent. Mais ses yeux restent accrochés aux étoiles si farouchement loin. Du coin de l'oeil elle voit pourtant que tout s'agite dans les ténèbres. Elle sent une caresse lente, consciencieuse, froide et familière s'enrouler autour de ses chevilles, remonter, lentement. Les murmures s'intensifient. Elle fixe le ciel partiellement décoré de ses points lumineux de ses yeux dorénavant humides. Elle souhaite accélérer le pas, courir même, rejoindre un endroit rassurant familier... Mais ce froid est familier.

« Viens Cassandre. »

 Cette voix, semblable aux Ombres, s'enroule autour de sa gorge dans une caresse froide et attendue depuis des années déjà. Une larme s'échappe de ses grands yeux, suivie bien vite par une jumelle puis toutes ses sœurs. Son cœur balance entre peur, résignation, appréhension, et même excitation. C'est la première fois que les Ombres s'emparent de son corps.

« On n'attendait plus que toi, Cassandre. »

 Son prénom semble murmuré par des centaines de voix caressantes, lascives, laissant traîner langoureusement le s dans un sifflement aussi menaçant qu'exaltant. Le froid l'envahit de toutes part. Elles sont là. Elles l'enlacent. Cassandre veut s'échapper aussi fort qu'elle veut se laisser aller à leurs étreintes glaciales.

« Il est l'heure.

-L'heure ? Réussit-elle finalement à murmurer, le souffle court et légèrement erratique.

-Il est l'heure, affirme de nouveau les Ombres caressantes. »

 Cassandre frémit pour la première fois depuis que les Ombres se sont mises à l'envelopper. Un profond sentiment d'angoisse commence seulement à se former au creux de son estomac. Les Ombres l'enveloppent. Elle a cessé de regarder les étoiles. Elle prend soudainement conscience de cette caresse désespérément froide entre ses paumes, sur sa nuque, sur ses chevilles, sur ses joues... Ses larmes redoublent. De peur, de colère. Elle veut se remettre à marcher, mais son corps n'obéit pas. Les Ombres la tiennent. Cassandre lutte aussi fort qu'elle le peut, se débat dans les ténèbres, frotte son corps pour chasser Celles qui essayent de l'entraîner hors de la route, hors de sa vie. Mais tout lui échappe. C'est le vide qu'elle bat de ses mains, et le froid glisse toujours plus sur sa peau, en elle. Les murmures ressemblent à des rires. Dans un mouvement de tête désespéré, elle défait son chignon, faisant lourdement tomber ses cheveux bouclés sur ses épaules, chassant un instant les ombres qui chatouillent sa nuque, puis elle lève vivement les yeux au ciel. Avec ses larmes qui brouillent sa vue, et les ténèbres dans lesquelles elle sombre lentement mais sûrement, les étoiles semblent effacées.

« Les étoiles ne sont pas tes amies, Cassandre. Cela suffit.

-Laissez-moi les voir une dernière fois, implore-t-elle difficilement.

-Elles sont mortes depuis bien longtemps déjà. »

 La voix composée de centaines de murmures glisse sur sa peau, comme un souffle. Elle frémit pour la seconde fois ce soir.

« Il est l'heure. »

 De nouveau, elle sent le froid s'envelopper autour de sa nuque, de sa gorge, et elle sent les Ombres se faire plus présentes, plus pressantes. Elles la forcent à baisser le regard, à quitter ce ciel qui lui semble maintenant dénué de la moindre étoiles. Mais elle résiste. Aussi fort qu'elle le peut. Cassandre a aimé ces astres aussi intensément qu'elle a résisté à ces Ombres qui l'ont tant hypnotisé au point de l'effrayer. Elle veut leur dire adieu. Parce qu'elle sait.

« Cesse de lutter, Cassandre. »

 Le froid semble embrasser ses lèvres. Elle lutte encore, faiblement.

« Cesse de t'accrocher à ces amantes mortes. »

 Cassandre pleure, les yeux désormais clos. Lentement, elle cesse sa lutte. Elle sait.

« Cesse de vouloir regarder celles qui t'ont toujours ignorée. »

 Elle tend une main tremblante. L'Ombre s'enroule autour, se glisse entre ses doigts. Elle marche sans même y réfléchir, guidée, mais les yeux toujours clos. Elle se résigne. Elle sait. Elle se souvient.

« Regarde tes sœurs, Cassandre. Regarde nous. »

 Quelques larmes s'échappent encore de ses paupières qui papillonnent, un instant hésitantes. Mais le froid l'enveloppe. Elle a l'impression de retrouver un foyer depuis longtemps perdu. Ses yeux s'ouvrent enfin. D'abord sur un sol couvert de feuilles qui lui semblent peintes délicatement en noires à cause de la pénombre. Puis lentement son regard remonte. Cassandre découvre face à elle des centaines d'yeux de braises, rougeoyant, brûlants, contrastant avec le froid de ces corps faits en volutes de fumées grises et noires. Elle découvre ces corps éthérés qui ondulent, qui s'effacent et apparaissent comme un mirage fabuleusement effrayant. Elle frémit pour la troisième fois cette nuit.

« Tu es enfin chez toi. »

 Elle reste immobile au milieu de ces Ombres, de ses Ombres aux yeux de cigarettes allumées. Elle n'a étrangement pas peur. Elle sait.

« Chez moi, murmure-t-elle comme un écho. »

 Sa voix est déjà plus caressante, s'approchant sensiblement du sifflement. Les Ombres ondulent à cette constatation, formant une volute de fumée grisâtre qui s'enroule autour de la jeune femme.

« Célèbre avec nous. Danse, Cassandre. »

  Elle s'avance d'un pas, calme, et tend les mains à celles qui l'ont réveillé.

 Le jour se lève enfin, mais les Ombres ne partent jamais, ne dorment jamais. Elles se mettent seulement à l'écart, attendant patiemment le moment propice. Le temps leur est éternel, s'accordant à leur patience. Cassandre sait désormais qu'elle est une Ombre. Elle l'a toujours su. Mais elle a grandit à côté. Et ses Sœurs ont attendu le bon moment.

 Cassandre a disparu de la clarté le jour de ses 21 ans. A ses 4 ans, les Ombres l'avaient rejoint dans sa chambre, elles voulaient l'emmener. Mais la jeune enfant ne voulait pas. Pas tout de suite. Alors elle avait conclut ce marché avec Elles : à ses 21 ans, elle les rejoindrait dans leur périple éternel, en attendant, elle voulait voir ce que cela faisait de vivre sous la lumière. Elle voulait connaître le soleil, les étoiles, les lumières artificielles. Les Ombres l'ont attendu, patiemment, frémissant en voyant leur sœur s'aventurer dans la clarté. Elles l'ont surveillé, et enfin, elles l'ont appelé.

 Cassandre est une jeune Ombre. Elle ondule, apparaît et disparaît, s'enroule, se déroule, effleure. Sa voix s'enroule, siffle, caresse, enlace en choeur avec celle de ses Sœurs. Parfois, un souvenir lui revient quand elle observe cette fillette de 6 ans qui joue dans le sable. Elle s'appelle Maze, et elle aime courir sous le nouveau soleil de printemps. Elle tend sa main de fumée vers elle, ses yeux essayent de la consumer et de comprendre cette vie qui s'efface de sa mémoire, puis elle est rappelée par ses Sœurs. Cassandre observe. Elle attend le moment propice pour se lancer sur la petite Maze et l'appeler à rejoindre sa famille.

 Les Ombres sont la Vouivre. Elles attendent. Elles scrutent. Elles enlacent. Elles protègent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Agheata ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0