[1] Bienvenue chez nous ! (1/7)

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[1.]

Lundi,

Après cinq longues années d’études, la première journée d’un externe en pharmacie est, comme pour beaucoup d’autres jeunes externes, l’une des plus attendues et des plus terrifiantes à la fois. Ne pas savoir où l’on se rend, ce que l’on va y vivre, ni même dans quelle voie on s’apprête à s’engager est à la fois un suspense insoutenable et exaltant. Si l’internet peut ressembler à un véritable cadeau, une récompense excitante, le fruit enfin mûr de cinq années d’efforts et de concessions, l’externat est, lui, une sorte de surprise dont on ne sait absolument pas les tenants et les aboutissants.

Ma nuit a été courte. J’ai sacrifié les neuf dernières heures de sommeil que je m’octroie tant bien que mal en temps normal pour programmer dans le moindre détail cette première journée. Dans le moindre détail… Rien ne doit être laissé de côté. Rien à l’imprévu. Cette journée est l’une des plus importantes de mon année scolaire et je ne peux pas me permettre le moindre faux pas.

L’affichage numérique de la radio indique huit heures quinze tandis que je file à bonne allure sur l’arcade principale de la ville. Je suis surprise par le peu de monde, mais finalement rassurée de parvenir sur le parking visiteurs de l’hôpital avec pas moins de dix minutes d’avance sur mon planning.

Les trois premières rangées du parking bitumé sont bien entendues déjà pleines à craquer de monde, mais je possède désormais assez de temps pour organiser avant mon arrivée dans le service, donc je prends le temps de tourner entre les lignes afin de me dégotter une petite place tranquille sous l’ombre d’un figuier entre deux berlines flambant neuves. Je dois me contorsionner pour m’extirper de ma propre voiture sans venir heurter les carrosseries autour de moi. Je sors mes affaires du véhicule et prends le temps de vérifier par deux fois que toutes mes portes sont bien fermées, une sorte de « tics » parmi tant d’autres lorsque je suis angoissée. Une fois mon inspection terminée, je prends encore quelques secondes pour fermer les yeux et prendre une profonde inspiration. Il est temps. Cela me terrifie. J’ai les tripes nouées par l’angoisse. Mais il est temps et il faut que j’y aille. Je n’ai pas le choix. Et plus la possibilité de reculer désormais.

Je rouvre les yeux, observe l’impressionnante structure qui se dessine entre les cimes des arbres. Aie confiance. Je hoche la tête. J’ai tout prévu, tout planifié, dans le moindre détail. Que peut-il donc m’arriver ? Rien. Strictement rien. Je renifle inélégamment dans l’air froid avant de me diriger d’un bon pas vers l’entrée principale du CHU. Garder confiance.

-

Il faut tout d’abord que vous sachiez que c’est la première fois pour moi – comme pour la plupart des autres externes en réalité à ce stade de nos études – que je me retrouve à travailler dans un hôpital et l’effervescence matinale qui y règne ajoutée à la grandeur des lieux a le don de vous tétaniser.

Le CHU est bien plus grand que ce que je m’étais imaginée. Les bâtiments d’accueil - les plus anciens de la structure – forment à eux seuls un complexe immense, bâti dans une sorte d’anciennes briques rouges et blanches serties de métal noir. De larges baies vitrées percent les façades à divers endroits, laissant sous-entendre la présence de chambres ou de bureaux à ces niveaux. Je lève la tête afin d’observer le complexe en détail, fascinée. La grandeur des lieux donnerait presque le tournis.

Un groupe de femmes à la quarantaine bien pesée enveloppées de trenchs colorées émergent d’un bus de ville à quelques pas de l’entrée. L’une d’entre elles arbore une sorte de badge à la poitrine, un café dans son unique main libre. Elles doivent travailler ici. Je me coule entre deux ambulances stationnées en warning sur le bas-côté pour les rejoindre juste avant qu’elles ne franchissent le passage piéton. Elles me semblent connaître les lieux bien mieux que moi et je me prends à espérer qu’elles pourront me renseigner.

Pour l’heure, je me contente de les suivre à bonne distance tandis qu’elles se glissent entre deux immenses portes automatiques vitrées. Le hall d’entrée est encore plus impressionnant que la façade extérieure de l’accueil. Malgré la foule de médecins, d’infirmiers, de patients et d’hôtesses d’accueil qui s’y trouvent, il y règne un calme étrange et presque apaisant. Le calme avant la tempête sans doute. Le groupe de quadragénaires s’éloigne en direction d’une série de portes coupe-feu et disparait, et je me retrouve seule, noyée dans une immensité de verres et de métal haut de plusieurs dizaines de mètres.

En temps normal, je n’aurais pas vraiment peur, plutôt habituée à gérer la nouveauté, mes parents étant adeptes des voyages et déménagements en tout genre, mais aujourd’hui, là, ici, c’est différent. Je ne saurais expliquer pourquoi mais cette nouveauté-là me terrifie et je peine à retenir une série de frissons compulsifs. Si seulement Jess était là…

Je secoue la tête. Inutile de paniquer à peine arrivée ! J’attrape mon téléphone portable pour relire le contenu du mail envoyé par la faculté. Je n’y trouve bien entendu aucune information sur un quelconque lieu de rendez-vous. Tant pis, je me débrouillerai donc seule.

Je consulte l’heure sur le cadran de ma montre. Huit heures quarante. Je ne suis pas en retard. Je traverse le hall en direction des guichets d’accueil. Eux sauront m’aider. Enfin, c’est ce dont j’essaie de me persuader.

Les guichets sont presque tous complets. Je me place donc dans la file d’attente et consulte mes messages quand une voix annonce au microphone « Guichet numéro cinq s’il vous plaît ». Je me redresse en sursautant, surprise, et range précipitamment mon téléphone dans la poche de mon trench. Je me précipite en direction d’une hôtesse dont la joie et la bonne humeur semblent s’être définitivement effacé au profit d’un mélange de relents de cigarettes et de lourdes senteurs florales. Je lui adresse néanmoins un sourire poli auquel elle ne répond pas.

— Bonjour, c’est pour quoi ? demande-t-elle de sa voix froide et rendue rauque par la cigarette.

— J’ai rendez-vous, annoncé-je en essayant de paraître la plus assurée possible. A la pharmacie du CHU.

— Ah.

Ah ? J’attends patiemment, espérant la suite d’une réponse qui me semble évidente mais, constatant rapidement qu’elle ne viendra pas, je me racle la gorge et poursuis :

— Vous pourriez peut-être m’indiquer où elle se trouve s’il vous plait ?

L’hôtesse d’accueil m’observe en haussant un sourcil.

— Vous faîtes partie des nouveaux externes c’est ça ?

Je hoche la tête. La quinquagénaire pousse un long soupir en farfouillant sous son bureau et en sort un plan du bâtiment principal.

— Vous êtes ici, annonce-t-elle en pointant son stylo sur la seule immense salle représentée. La pharmacie est au moins trois, couloir de gauche, ascenseurs du fond. Vous pouvez aussi y accéder par l’escalier dérobé sur la droite. Vous verrez, c’est facile.

Facile n’aurait pas été le mot que j’aurais employé en cet instant, et connaissant mes piètres capacités d’orientation, mais je remercie tout de même poliment l’hôtesse et m’apprête à suivre le chemin indiqué que je prends soin de me répéter en continu à mi-voix lorsqu’elle m’arrête à nouveau.

— Vous devriez prendre le plan, dit-elle en me le tendant, vous risquez d’en avoir besoin [ajoute-t-elle en voyant que je ne réagis pas].

Je retiens une grimace mais capitule. Cette femme a peut-être raison, il pourra toujours m’être utile, on ne sait jamais. Je tends le bras pour saisir la feuille de papier annotée qu’elle continue d’agiter sous mon nez et pivote sur mes talons pour filer en direction du couloir de gauche, espérant me soustraire le plus vite possible à son regard aussi froid que la glace.

Je longe le couloir gauche avec une prudence presque excessive, évitant soigneusement le flot d’infirmiers, de médecins et d’aides-soignants s’agitant déjà en tous sens. Je laisse tomber plusieurs couloirs qui semblent s’enfoncer dans les profondeurs du bâtiment principal et crains pendant quelques instants d’avoir loupé les fameux ascenseurs tant recherchés jusqu’à tomber presque nez à nez avec ces derniers. Les encarts lumineux indiquent respectivement « -1 », « 2 » et « -3 ».

Je fais un rapide calcul dans ma tête et opte finalement pour l’escalier dérobé qui me semble plus rapide. Et puis, un peu de sport matinal ne peut que me faire le plus grand bien, songé-je en comptant les paliers qui me séparent encore du « -3 ».

Tout en descendant les marches bétonnées recouvertes de lino, j’observe d’un coup d’œil discret les spécialités affichées sur les panneaux. « Maternité », « Pédiatrie »… Au moins la pharmacie est-elle située dans l’un de mes secteurs préférés du CHU. Il faudra que j’essaie d’arranger une visite avant mon départ…

Un infirmier ouvrant la double-porte du service pédiatrie manque me heurter de plein fouet. Mon instinct de survie fait que je m’écarte juste à temps de son chemin. Il marmonne quelques courtes excuses et s’engage en courant dans les paliers supérieurs sans me laisser le temps de lui répondre. Une porte claque à l’étage supérieur indiquant qu’il s’est engagé dans le couloir d’accueil. Je reste quelques instants plantée sur le palier, songeuse. Les relations amicales et autres marques d’affection et de politesse ne semblent pas être une priorité ici. Il faudra que je m’y fasse.

Je jette un nouveau coup d’œil à ma montre. Huit heures cinquante. Il faut cette fois que je m’active si je ne veux pas être en retard. Je termine donc au pas de course ma descente dans les tréfonds de l’hôpital.

-

L’escalier dérobé ne donne finalement que sur une unique porte de sécurité. Jusqu’ici, l’hôtesse d’accueil disait donc vrai : impossible de se tromper.

J’ouvre péniblement l’épais battant et me glisse dans l’ouverture juste avant qu’il ne se referme lourdement en claquant dans mon dos. Une horrible sensation m’étreint la poitrine lorsque je découvre la série de couloirs où s’entassent poubelles, caisses de livraison et machines de transport devant moi. Me serais-je trompée d’endroit ? Je frissonne en reprenant le plan de l’accueil. Cela me semble pourtant impossible, ayant suivi consciencieusement toutes les directives : couloir de gauche, ascenseur, escalier dérobé, le moins trois... Je ne comprends pas.

Sans que je ne parvienne à le contrôler, un mouvement de panique commence à me gagner. Je tente de rassembler mes idées pour y voir plus clair mais je ne vois pas d’autre solution que de retourner à l’accueil demander de l’aide. Je sens le rouge enflammer mes joues à cette idée. Avouer mon incompétence dès le premier jour ne faisait absolument pas partie de mon plan… Je consulte à nouveau ma montre, comme si cette foutue obsession du temps pouvait m’aider en quoi que ce soit. Huit heures cinquante-cinq. C’est officiel : je n’arriverai jamais à l’heure. Quelle poisse ! J’étais pourtant certaine d’avoir tout prévu. Tout !

Je me retourne précipitamment pour m’engager à nouveau dans les escaliers, et manque heurter de justesse une jeune femme à peine plus âgée que moi dont les longs cheveux noirs et raides encadrent un petit visage allongé. Elle sursaute, étonnée par mon brusque volte-face.

— Pardon ! m’excusé-je rapidement. Je ne vous avais pas vu.

— Pas grave.

Un étrange silence s’installe entre nous. La jeune femme me détaille silencieusement, suspicieuse.

— Il faut que j’y aille, lancé-je pour prendre congé, mal à l’aise face à son regard.

Je m’écarte afin de continuer mon chemin mais elle m’arrête doucement.

— Tu cherches la pharmacie ?

Un sourire doux et chaleureux étire à présent son visage. Je la regarde, étonnée.

— Oui, admets-je, sentant le rouge me monter à nouveau aux joues.

— Je l’aurais parié ! s’extasie la nouvelle arrivante. C’est ta première année d’externat ici, c’est ça ? La pharmacie est difficile à trouver la première fois, concède-t-elle en haussant les épaules, après, on s’y habitue. Viens, je vais te montrer.

D’un signe de la main, elle m’entraîne à sa suite dans le dédale de couloirs éclairés de néons grésillant.

— L’hôpital est un vrai labyrinthe hein ? plaisante-t-elle sans se départir de son sourire. Je suppose que la fac ne vous a pas transmis de plan ? Ils ne transmettent jamais de plan de toute façon.

Je lui montre le morceau de papier que je tiens à la main et lui explique ma conversation avec l’hôtesse d’accueil. Elle se retient de rire.

— Je compatis. Avec tout ce qu’elles voient et font au quotidien, je comprends qu’elles n’aient pas forcément le temps de guider les petits nouveaux comme toi. C’est ton premier jour dans un CHU hein ? enchaîne-t-elle en me détaillant de la tête aux pieds, tu sembles jeune…

Je hoche la tête.

— Je commence tout juste aujourd’hui, oui.

— Tu verras, les gens sont cools ici. C’est rare de tomber dans des CHU aussi biens. Tiens, c’est ici.

La jeune femme stoppe devant une épaisse porte vitrée et plonge la main dans sa poche afin d’en retirer une carte magnétique qu’elle dépose devant un lecteur. L’appareil émet un léger déclic avant de s’illuminer de vert.

— Le Graal, explique la jeune femme en agitant la carte devant mes yeux, tu verras, ça t’ouvre quasiment toutes les portes. Y compris celles du parking des employés et, crois-moi, celle-là, c’est la meilleure...

Je ne peux m’empêcher de sourire tandis qu’elle lève les yeux au ciel en repoussant la porte.

La pièce d’accueil est toute petite, uniquement meublée de casiers annotés du nom des différents services desservis et d’une rangée de chaises métalliques reliées entre elle. Un homme se tient assis derrière une vitre, visiblement en grande conversation avec une infirmière d’un certain âge dont le badge indique « Néphrologie ».

Notre arrivée interrompt leur échange et l’infirmière nous observe d’un air suspicieux. Le visage de l’homme s’éclaire en reconnaissant ma camarade d’infortune.

— Salut Simon, lance cette dernière en passant sa carte devant un nouveau lecteur. J’amène une nouvelle recrue. Elle était perdue la pauvre.

— Comme tous les autres.

Le dénommé Simon me lance un large sourire en me tendant la main. Son visage rond et parfaitement rasé me semble teinté d’une réelle et profonde gentillesse et je lui sers la main de bon cœur.

— Désolé pour tout ça, soufflé-je, légèrement embarrassée par la situation.

— Tu n’as pas, m’apprend-il. Justine aussi était perdue la première fois.

Il adresse un clin d’œil à la jeune femme dont le visage s’éclaire à l’évocation de ses souvenirs.

— Si je me souviens bien, tu as même dû venir me chercher jusqu’à l’accueil, ricane-t-elle.

— Quel bon moment !

Ils retiennent difficilement un rire commun et je ne peux m’empêcher de sourire devant leur complicité.

— Bon allez, trêve de plaisanteries ! annonce finalement Justine en reportant son attention sur moi. Viens, Clarisse doit t’attendre dans la salle de repos. A plus tard Simon !

Le jeune homme hoche la tête à notre intention tandis que j’emboîte le pas à Justine. Nous ne nous sommes pas encore éloignés que les paroles de l’infirmière me parviennent, claires et tranchantes comme la lame d’un scalpel :

— Eh bien, vous n’êtes pas gâtés dites-moi…

***

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