[2] Je t'aime, moi non plus (2/7)

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[2.]

Je me raidis sur ma chaise. Merde… non… tout mais pas ça je vous en prie ! Je n’ai clairement pas envie de voir Ethan. Surtout pas après la conversation que nous venons de tenir. Mais, à mon grand soulagement – si je peux vraiment dire ça -, ce n’est pas le jeune homme qui vient prendre place à côté de Maude…

A la place, Marine se laisse tomber à la table en poussant un soupir tant fatigué qu’agacé. Je ne suis plus vraiment sûre d’y gagner au change. Je tente de me faire encore plus petite sur ma chaise. Double merde… pourvu qu’elle ne me remarque pas… En cet instant, je ne rêve que d’une chose : disparaître le plus loin possible de tout ce petit monde. Ils semblent si proches et si différents de moi. Je suis tellement préoccupée par mes pensées que je ne remarque pas le regard que me lance Maude.

— Quelle bande de chieurs je te jure ! Je n’en reviens pas !

Marine attrape avec force la pauvre petite cuillère située près de son assiette de soupe et en engloutit plusieurs d’affilée en grommelant. Pas de doute, elle est énervée. Et j’aimerais vraiment m’éclipser. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas car je n’en aurais tout simplement pas le temps. Ce n’est plus qu’une question de minutes avant que la jeune interne ne s’aperçoive de ma présence et…

Marine redresse brusquement la tête, s’apprêtant à faire part à Maude et Claire d’une nouvelle protestation, ses yeux cerclés de verre se posant cette fois sur moi. Elle se raidit.

— Qu’est-ce que tu fais là toi ?

Voilà, nous y sommes. L’expression de son visage a beau ne rien laisser transparaître, je peux ressentir tout l’étonnement mêlé de méfiance percer dans sa voix.

— Je suis venue manger, m’excusé-je d’un ton froid, exactement comme toi.

Je n’ai pas pris le temps de réfléchir, et encore moins de choisir la bonne tonalité à adopter à cette situation, tout est sorti beaucoup trop vite. Je me mords presque immédiatement la langue devant cet excès d’imprudence. Gérer la contrariété d’Ethan ou de Fred était déjà bien au-dessus de mes capacités mais là… Marine…

La jeune femme hausse les sourcils, perplexe. Heureusement pour nous deux, Claire décide de faire comme si rien ne s’était produit et reprend, poliment :

— Ethan n’est pas avec toi ?

Marine détache son regard du mien pour le poser sur la silhouette ronde et pulpeuse de sa voisine de table. Je sens mes épaules s’affaisser de soulagement. La tension redescend peu à peu autour de la table.

— Non, répond finalement Marine en s’efforçant d’articuler malgré sa bouche pleine. Monsieur a bien trop de choses à faire.

A la façon dont elle prononce ses mots, on comprend facilement qu’elle est en colère contre lui. Et déçue. Mon cœur se serre au fond de ma poitrine. Quoiqu’il se soit passé entre eux, elle y est encore visiblement très attachée et je ne suis pas certaine qu’il en soit de même pour lui…

— De la paperasse administrative ? interroge Maude.

Marine secoue la tête.

— Des médecins à contacter pour confirmer ses dossiers.

Claire sourit largement, échangeant un regard entendu avec Maude. L’attitude aigrie de Marine envers son collègue de service ne semble en surprendre aucune des deux.

— On a eu pas mal d’entrées ce matin, confirme Maude. [Marine redresse brusquement la tête pour la fusiller du regard] Je ne veux pas le défendre loin de là ! Mais je dis simplement que c’est possible qu’il ait encore pas mal de travail à faire.

— Laura pourra l’aider, fait remarquer Claire. Je crois qu’elle a eu le temps de faire le tour de tous les nouveaux patients pour récupérer leurs traitements. Elle pourra les lui faire passer, n’est-ce pas ?

Je frissonne en sentant le regard intrigué de Marine se poser à nouveau sur moi. Etre le centre de toute cette attention n’est pas du tout fait pour me mettre à l’aise, loin de là ! Mais là où je m’attends à un nouveau commentaire aigri de sa part, j’obtiens simplement un :

— Oh, putain mais c’est cool ça !

Le regard de la jeune femme semble tout à coup s’illuminer ! Je n’en crois pas mes yeux.

— Tu récupères les traitements des patients ?

C’est comme si la jeune femme me découvrait pour la première fois. Je fais la moue. Ai-je si peu de considération à leurs yeux ?

Claire hoche la tête en souriant de plus belle.

— C’est à ça que servent ses visites le matin. Figure-toi qu’elle ne se tourne pas les pouces non plus, elle.

Marine ne relève pas la pique. La jeune femme semble stupéfaite. Et ravie.

— Oh putain mais c’est génial en fait ! Un truc en moins à se coltiner du coup !

— Oui, si tu le dis, plaisante sa voisine.

— Ça laissera plus de temps à Ethan pour « les médecins », fait remarquer Maude. Peut-être trouvera-t-il comme ça le temps de manger un bout avec nous ?

Marine ricane en replongeant son regard en direction de son assiette.

— Ne rêve pas trop… A part fumer et bosser, pas sûr que ce type sache faire grand-chose.

— Tu exagères…

Claire coule un regard lourd de sens à la jeune interne. Je déglutis, soudain mal à l’aise. J’avais donc raison, il s’est bien passé quelque chose entre Ethan et Marine. Cette idée contracte mon estomac pourtant presque vide et je sens une bile inconfortable me remonter dans la gorge.

— Je ne parlais pas de ça, fait remarquer Marine avec un sourire en coin, le regard perdu dans des souvenirs visiblement lointains.

Claire lève les yeux au ciel en soupirant. Elle s’apprête visiblement à surenchérir lorsque Maude la coupe brutalement, visiblement pressée d’abréger la conversation :

— Blague à part… Laura est allée voir Monsieur Juliot, ce matin.

Marine laisse échapper un petit ricanement qui manque la faire s’étouffer.

— Mince ma pauvre !

— Comme tu dis…

— Il faudrait qu’elle ait accès à la liste de ses antécédents médicaux, reprend Maude avec une douce fermeté.

— Elle n’était pas dans son dossier ? demande Marine, étonnée, en me regardant.

Je secoue la tête.

— Hum, faudra que tu voies ça avec Ethan alors, c’est son secteur.

La grimace qui déforme mon visage ne passe malheureusement pas inaperçue. Marine explose de rire.

— Ne t’inquiète pas ! Il peut vraiment être sympa quand tu sais comment t’y prendre avec lui. Je t’aiderais, c’est pas compliqué.

Ça, je n’en suis vraiment pas sûre… songé-je sans toutefois lui en faire part. Au lieu de ça, je me lève de table sous le regard inquisiteur des trois jeunes femmes.

— Où tu vas ? s’inquiète soudainement Claire.

— Il est temps que je remonte en service, annoncé-je en rassemblant mon plateau. J’ai encore du travail moi aussi avant les entrées de cet après-midi. On se retrouve en haut ?

J’observe tour à tour mes deux camarades de services. Les jeunes femmes m’adressent un bref signe de tête approbateur. Je m’apprête à quitter la salle, le reste de mon plateau entre les mains, lorsque j’entends Marine lancer joyeusement :

— A tout !

Je lui lance un sourire timide. Finalement, elle peut être gentille quand elle le souhaite…

-

Tout en remontant les marches de l’escalier dérobé menant au service, je consulte mes messages. Rien de bien nouveau, mis à part une petite dizaine de sms affolés de ma meilleure amie et un message de ma mère me demandant de récupérer du pain à la boulangerie en bas du CHU à la fin de mon service. Je suis absorbée par la composition de ma réponse, prenant soin de lever les pieds le plus haut possible pour ne pas risquer de m’empêtrer dans le lino des marches, lorsque je heurte de plein fouet une silhouette en blouse blanche descendant l’escalier.

Mon portable échappe de mes mains sous le coup de la surprise. Je pousse un petit cri de stupeur en l’imaginant déjà dégringoler la dizaine de marches en contrebas. Mais l’inconnu face à moi est visiblement plus réactif et je vois sa main rattraper le téléphone avant que ce dernier ne touche brutalement terre. Il me tend le cellulaire avec une douceur visiblement empreinte d’excuse. J’ai le cœur qui bat à tout rompre au fond de ma poitrine. Ma brève stupéfaction laisse rapidement place à la colère et je pose mes poings sur les hanches, levant la tête afin de plonger un regard noir dans celui de l’individu face à moi.

— Est-ce que vous ne pourriez pas faire attention s’il vous…

Je me fige instantanément lorsque mes yeux croisent l’intensité des prunelles noires face à moi. Bordel, Ethan… De toutes les foutues personnes que je pouvais croiser et heurter dans cet hôpital, il a fallu que la silhouette soit celle du jeune homme. Ethan ricane.

— S’il vous plaît non ?

Je fronce les sourcils et reprends prestement mon portable de ses mains. Je n’ai aucune envie de lui parler, aucune. Je le contourne sans rien ajouter et pousse un long soupir contrarié en reprenant mon ascension.

— Oh ! De rien pour le portable !

Je serre les dents.

— Merci ! lancé-je sans me retourner pour lui adresser le moindre regard.

Je me dépêche de grimper quatre à quatre les dernières marches me séparant du palier du quatrième étage et disparais entre les battants des portes coupe-feu, en nage.

Je sens mon cœur battre la chamade au fond de ma poitrine. Pourquoi ? Je ne parviens pas à comprendre l’ampleur de mes réactions face à lui. Je me souviens de chacune des personnes que j’ai pu côtoyer ces dernières années. Des dizaines et dizaines de jeunes médecins, pharmaciens, infirmiers, techniciens de laboratoire… Aucun ne m’a jamais fait cet effet-là. Aucun… Alors pourquoi lui ?

Je ferme les yeux pour reprendre ma respiration et glisse mon portable dans ma poche. Une dizaine de questions se bouscule de façon anarchique dans mon esprit : où donc peut bien aller le jeune homme à cette heure ? Aux urgences ? Dans un autre service ? Putain, ce gars ne mange donc jamais ? Ne prend-il jamais un moment de repos ? Comment fait-il seulement pour tenir un tel rythme le ventre vide ? Cela me semble tout bonnement impossible…

Je secoue la tête afin de reprendre mes esprits. Je ne dois pas me laisser accaparer par Ethan : après tout, ne venais-je pas dire que je n’en avais ni le temps ni l’envie ni même la patience ? Et pourtant, quelque part, dans un recoin sombre et lointain de mon esprit, une image apparait, claire, nette, immuable. Je chasse d’un revers de main les larmes affluant au bord de mes yeux.

***

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