[2] Je t'aime, moi non plus (6/7)

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[6.]

Le bar sur lequel notre petite bande a jeté son dévolu se situe dans l’un des quartiers les plus animés de la grande ville et, malgré le froid environnant de la nuit, l’effervescence tient ses promesses. Les larges avenues bordées d’arbres et de hauts lampadaires éclairent une multitude de petites places dallées entourées d’une foule de bars, restaurants, cafés et terrasses en tout genre bondées de monde.

Malgré la douceur de la nuit en ville, je ne peux m’empêcher de resserrer les pans de mon trench autour de moi, engourdie dans le top en dentelle fine prêtée par Maude.

— Laura, tu viens ?

Sortant de mes pensées, je presse le pas pour suivre la cadence imposée par les deux jeunes femmes transies d’impatience devant moi.

— Attendez, j’arrive ! dis-je dans un demi-sourire.

La façade du bar est plutôt sympa, créée dans un style industriel aux nuances de bois et de rouge promettant une ambiance chaleureuse et accueillante. Et tandis que nous entrons à notre tour dans le petit espace confiné, je constate que nous ne sommes pas les seuls à vouloir venir profiter du premier soir du weekend pour décompresser.

La vaste salle est décorée dans le même style « art déco » que l’entrée extérieure et remplie de nombreuses tables déjà complètes – rendant l’atmosphère chaude et bruyante, un mélange de discussions enivrées, de rires francs et d’une musique aux consonances techno entraînante -. Il fait bien meilleur qu’au-dehors et je sens mes doigts relâcher enfin leur pression sur les pans de mon trench. Je fais jouer mes articulations dans l’air lourd et moite du bar afin de détendre mes muscles encore empotés par le froid.

Il ne faut que quelques secondes à Claire – et un unique balayage du regard de la salle - pour repérer nos acolytes attablés autour du comptoir arrondi en grès brut, des chopes de bières blondes posées devant eux sur de petits disques en plastique aux logos tapageurs, assez typiques des bars étudiants.

— Venez !

Je laisse la jolie blonde m’attraper le poignet pour m’entraîner à sa suite à travers la salle jusqu’au bar, Maude sur nos talons, s’efforçant de serpenter habilement entre les tables occupées.

— Hello tout le monde ! lance joyeusement la jeune femme, légèrement essoufflée, prenant soin de rajuster la longue perruque blonde qu’elle a soigneusement bouclé jusqu’à la dernière mèche. Comment ça va ?

Trois paires d’yeux se tournent dans sa direction en souriant. Malgré l’absence de sa blouse blanche, ses cheveux coiffés et le sourire découvrant ses dents blanches et impeccablement alignés malgré la cigarette – tiens ? c’est nouveau – sur son visage fatigué, je reconnais immédiatement Ethan, ses yeux noirs brillant à la lumière de la multitude de spots blancs placés au-dessus de lui. Il m’adresse un clin d’œil malicieux qui le rendrait presque – grands dieux ! – terriblement irrésistible. Je pique un fard, mal à l’aise, et détourne le regard.

Les deux autres silhouettes qui l’accompagnent me sont encore totalement inconnues. La plus grande des deux éclate d’un rire sonore devant une remarque de son camarade et je lui trouve une bonne humeur extrêmement appréciable et communicative. Les joues de Claire se colorent dès que leurs regards se croisent. Je souris largement. Je suis prête à parier qu’elle en pince pour lui ! J’ai bien envie de la chambrer à ce sujet mais je ne voudrais pas paraître grossière ou déplacée alors je décide d’attendre que nous soyons seules.

— Salut Tim ! Coucou Hugo !

Je constate que le prénommé « Tim » domine Ethan – pourtant déjà bien plus grand que moi – d’une bonne tête ce qui doit sans doute le porter à un mètre quatre-vingt-quinze bien entamé. Il arbore une impressionnante chevelure aux charmants reflets mordorés et des yeux doux et rieurs fort appréciables. Il m’adresse un sourire poli, interrogeant silencieusement sa camarade du regard.

— C’est Laura, s’empresse de me présenter Claire, elle travaille avec nous dans le secteur maintenant.

Tim hoche la tête, l’air ravi.

— Voici donc la fameuse externe en pharmacie dont on m’a tant parlé !

Le jeune homme lance un clin d’œil complice en direction d’Ethan qui se contente d’avaler une gorgée de bière sans me quitter des yeux. Je m’efforce de ne pas lui prêter attention, consciente que je risquerais de me noyer dans une contemplation malencontreuse de ses magnifiques yeux noirs.

— Enchanté de faire enfin ta connaissance du coup !

Le regard d’Ethan pesant sur moi me trouble terriblement.

— Euh… oui, moi aussi, dis-je tout en dansant d’un pied sur l’autre, mal à l’aise.

— Je m’appelle Timothée, reprend le jeune homme en me tendant une main amicale que je m’empresse de serrer, [Puis, pointant le pouce en arrière :] et voici…

— Hugo je présume ? déclaré-je en souriant à mon tour au jeune homme attablé derrière lui.

Timothée hausse les sourcils, surpris.

— Perspicace la demoiselle, sourit-il.

Ethan pouffe brusquement, manquant s’étouffer avec une nouvelle gorgée de bière. Je le foudroie du regard, intimement persuadée que ma personne n’est autre que le principal sujet de son accès d’hilarité mais il choisit de m’ignorer sans autre forme de procès. Je décide donc de reporter mon attention sur le dénommé Hugo.

Contrairement aux émotions très « démonstratives » de Timothée, je trouve le jeune homme bien plus froid et réservé. Alors que Tim semble être l’exact opposé physique d’Ethan – à l’exception de leur silhouette longitudinale très marquée -, Hugo possède les mêmes cheveux d’un brun sombre et le même semblant de barbe que son camarade d’internat. Seulement, là où les yeux de mon coéquipier forcé du secteur A sont aussi sombres que la nuit, ceux d’Hugo, marrons, semblent cerclés d’une touche dorée que je trouve très jolie, quoique pas autant que la sombre profondeur du grand brun toujours occupé à me surveiller du regard.

Claire pousse un brusque gloussement stupide à mes côtés, entraînant avec elle le rire de Timothée. Une trace de sourire se dessine sur le visage d’Hugo en les voyant s’esclaffer ensemble. Je songe que Claire parait véritablement envoutée par le jeune homme devant elle.

— Vous voulez peut-être qu’on aille s’asseoir ailleurs ? propose Tim en sondant la salle du regard. Genre, tous ensemble non ?

Je hoche la tête.

— Si tu veux oui, approuve Claire.

— Il y a l’air d’y avoir une table dans le coin là-bas, l’informe Maude en la désignant d’un signe de tête.

— Vous n’avez qu’à aller vous y installer, conseille la belle blonde en tendant une partie de ses affaires à Tim, on commande et on vous rejoint.

Timothée opine du chef et après un bref coup d’œil en direction du haussement d’épaules d’Ethan, les trois garçons se lèvent de concert pour gagner la table désignée. Claire se penche en avant afin d’interpeler le barman malgré le vacarme tout autour. Je l’entends commander un mojito, aussitôt suivie par Maude. J’opte plutôt pour un panaché, consciente que, contrairement aux deux filles, il me faudra encore récupérer ma voiture pour rentrer chez mes parents.

Une fois nos verres préparés et récupérés, nous rejoignons à notre tour la petite troupe déjà assise sur les chaises rembourrées de vieux coussins défraîchis. Sans surprise, Claire fait déplacer Hugo pour venir prendre place à côté de Timothée, Maude se glissant silencieusement de l’autre côté du jeune homme, ne me laissant donc que la place entre Hugo et Ethan. Je me retiens de lever les yeux au ciel devant les petites tapes malicieuses du jeune homme à mon intention sur l’assise en bois claire, et m’assois de mauvaise grâce à ses côtés, laissant les effluves de son parfum envahir mes sens.

Nous sommes à peine installées que Tim lève son verre en avant, un large sourire aux lèvres.

— Santé donc ?

— Santé ! lui répondons-nous dans un chœur disparate.

Les verres s’entrechoquent et nous buvons tous une grande lampée censée honorer nos paroles avant de reposer les larges bocks en verre sur la table en bois branlante à l’allure de rouleaux industriels. D’un rapide tour d’horizon, je constate que Marine n’est pas encore arrivée malgré l’heure plutôt tardive. Je sens mon estomac se serrer à l’idée que je puisse être la raison de son intriguant retard. Peut-être la jeune femme a-t-elle finalement décidé de se défiler en dernière minute ?

— Marine ne vient pas ? demande Maude comme en écho à ma réflexion silencieuse.

Ethan secoue la tête.

— Elle ne devrait pas tarder, explique-t-il en consultant l’écran de son téléphone et j’en viens à me demander comment il peut en être aussi sûr bien que la réponse soit presque évidente.

Tim pousse un soupir en secouant la tête.

— Ah ces femmes ! Jamais à l’heure ! plaisante-t-il gaiement – ce qui lui vaut d’ailleurs un coup de coude bien placé de sa voisine -.

— On n’est pas toutes comme ça ! proteste cette dernière.

— Nooooon…

La moquerie fait doucement rire Ethan et Timothée tandis que Claire s’acharne en tapes inutiles sur les bras à la musculature sèche de son coéquipier.

— On n’a qu’à aller fumer en attendant ? propose Tim en sortant un paquet de cigarettes de son blouson en cuir noir qu’il présente d’abord à mon voisin de table.

Ethan secoue la tête en faisant tourner son verre entre ses doigts.

— Pas maintenant, j’irai plus tard.

— Merci de proposer ! Je t’accompagne ! s’exclame joyeusement Claire en se penchant en avant pour extirper – non sans mal – une cigarette du paquet.

Tim lui adresse un clin d’œil complice avant de reporter son attention sur nous.

— Laura ?

Je secoue la tête.

— Je ne fume pas, merci, m’excusé-je, ce qui me vaut un nouveau ricanement de la part d’Ethan et un haussement d’épaules de Tim.

— Hugo ? interroge ce dernier en faisant tourner le paquet devant lui.

— Allez.

— Maude ?

— Je vous suis.

Le petit groupe se lève de table, produisant un concert de raclements de chaises sur le sol du bar.

— Vous gardez la table ? nous demande Tim en nous observant tour à tour Ethan et moi.

Je lance un coup d’œil discret à mon voisin de table. J’espère pendant un court instant que ce dernier va subitement se raviser pour finalement aller fumer en compagnie des autres mais il n’en est rien et Ethan se contente de hocher la tête pour signifier son assentiment.

— Parfait, souffle Tim en glissant une cigarette dans sa bouche, son briquet à la main, on n’en pas pour longtemps. On revient tout de suite.

Il me lance un clin d’œil complice avant de pivoter sur ses talons, faisant jouer le briquet entre ses doigts afin d’allumer le bout de sa cigarette. Le plus tôt sera le mieux, songé-je en le regardant s’éloigner en direction de la porte du bar. Je doute avoir de quoi alimenter assez longtemps une discussion avec Ethan… Mes doutes se confirment d’ailleurs rapidement lorsqu’un affreux silence s’installe malgré moi entre nous.

— Tu n’es pas venu me contrôler cet après-midi, finis-je par faire remarquer tout en buvant une nouvelle gorgée de bière, espérant briser l’atmosphère glaciale qui s’est muée tout autour de nous malgré la chaleur environnante du bar.

— Et alors ?

La voix du jeune homme est sèche, cassante, et aurait sans doute réussi à ruiner toute tentative de communication de la part d’une autre personne. Dommage pour lui : je ne suis pas cette « autre personne ».

— Et alors ? répété-je donc avec calme, je croyais qu’Alexandra t’avait confié ma surveillance, non ? Cela incluait très certainement la vérification de mon travail ?

Ethan émet un ricanement qui me fait frissonner. Avec une lenteur démesurée, le jeune homme pivote dans ma direction, venant planter son regard d’un noir glacial dans le mien.

— Parce que tu penses que j’ai le temps de gérer des gamines dans ton genre ? Avec tout le taff que je me tape déjà ? Je te l’ai dit : tu n’es pas le centre du monde. Du moins pas du mien.

Je me force à encaisser ce nouveau coup en silence, stoïque. Je commence à en avoir l’habitude, mais malgré tout, ses paroles me font toujours l’effet d’un poignard planté en plein cœur. Je sens ma poitrine s’étreindre subitement et je refoule de justesse les larmes brûlantes affluant au bord de mes yeux. Hors de question de pleurer face à lui ! Si je venais à perdre la face devant Ethan, je ne m’en remettrai surement jamais…

Malgré l’horrible sensation d’étouffement qui enserre ma poitrine, je prends une brusque inspiration et lui fais face à mon tour, les poings serrés.

— Crois-moi Ethan, je suis sincèrement désolée que tu sois à ce point débordé, mais ce n’est pas une raison pour me traiter de cette façon. Ni moi, ni aucune autre personne ici.

Les sourcils du jeune homme se froncent subitement, me faisant brutalement perdre contenance. Je détourne le regard afin de ne pas perdre le fil de mes idées et poursuis :

— Je sais bien qu’on ne se connait absolument pas tous les deux, et j’ai bien compris que tu ne chercherais même pas à apprendre à me connaitre mais, qu’on le veuille ou non, on doit travailler ensemble et un petit peu de considération de ta part à mon égard ne serait pas de refus…

Je ferme les yeux, me préparant mentalement à la violente répartie d’Ethan – ou, pire, à son terrible ricanement - mais, alors que je m’attends à subir sa colère aussi noire et froide que les iris de ses yeux sombres, le jeune homme se contente de me regarder en silence, l’air pensif. Son doigt dessine nerveusement quelque chose sur la surface lisse du verre tandis qu’il réfléchit. Je passe ma langue sur mes lèvres, déroutée. A quoi peut-il bien penser ? Je me ravise en secouant la tête. Non, en réalité, je ne tiens pas tant que ça à le savoir. Une remontrance est déjà bien assez dans ma soirée.

Ethan pousse un long soupir en passant une main dans ses cheveux et je sais que, malheureusement, cela ne va donc pas s’arrêter là… Je ferme les yeux, prête à encaisser un nouveau choc.

— Je sais que je dois te sembler dur Laura mais c’est pour ton bien, crois-moi et il faut que tu l’acceptes.

La voix du jeune homme est froide, et grave, terriblement grave. Ma poitrine se resserre encore un peu plus.

— Le travail des externes comme toi n’est qu’une toute petite pierre dans l’édifice du CHU, une pierre infime, presque inexistante dans la pyramide. Une pierre insignifiante, vraiment. Alors si l’on ne vient pas te contrôler aujourd’hui, ni même demain, cela ne changera rien. Strictement rien. Rien de ce que tu ne pourras faire ou ne pas faire ne changerait le cours des choses car cela n’a qu’un impact infime, insignifiant. Tu comprends ça ou je dois le réexpliquer avec des mots plus simples ?

Je grimace, hors de moi. Une brusque bouffée de colère m’envahit et me fait suffoquer. J’ai besoin d’air, de respirer, de sortir loin, très loin, très loin de lui.

Je me lève brusquement de ma chaise en reniflant, à l’instant même où Marine s’avance en courant dans notre direction, essoufflée. Du coin de l’œil, je vois la porte menant à la terrasse extérieure du bar s’ouvrir, laissant à nouveau entrer Tim, Claire, Hugo et Manon, riant aux éclats. Je ne peux pas m’effondrer, pas maintenant.

— Vraiment désolé pour le retard les amis ! J’ai cru que ma mère ne raccrocherait jamais !

Marine s’empresse de retirer son blouson, nous observant tour à tour, Ethan et moi, avec circonspection.

— Ça n’a pas l’air d’aller tous les deux, si ? demande-t-elle, surprise.

Je passe ma langue sur mes lèvres, attrape mon verre, et le vide d’une traite.

— Si, tout va bien, dis-je en reposant le bock vide un peu trop brutalement. J’ai juste besoin de prendre un peu l’air, ok ?

Sans accorder le moindre regard à Ethan, j’attrape mon trench pour le passer par-dessus mes épaules et sors de la salle de bar à grands pas.

-

L’air pur et frais de la nuit envahit mes poumons avec délice. Je prends une profonde inspiration, resserrant les pans de mon trench noir autour de mes épaules, les bras croisés sur la poitrine. Contrairement à la salle de bar bondée de monde, le calme qui règne sur la petite terrasse vide est presque bienvenu et agréable. Un couple occupé à fumer me lance un sourire poli auquel je réponds timidement avant de m’éloigner un peu, leur laissant l’intimité nécessaire à la discussion.

Avisant un espace libre près de la barrière en fer forgé délimitant le terrain alloué au bar, je viens m’y adosser, la tête renversée en arrière, inspirant l’air glacé de la nuit à pleins poumons. Je laisse mon esprit se détendre avec délice, le visage balayé par la brise nocturne.

— Okay, il peut être con parfois.

Je me redresse, surprise. J’espère intérieurement que la silhouette qui vient de prendre place à mes côtés en achevant de rouler sa cigarette soit celle de Maude ou de Claire mais j’ai tôt fait de reconnaître le visage long et anguleux de Marine. Je me renfrogne, boudeuse.

— Non, il a raison sur au moins un point : tous les externes – et peu importe leurs conditions – sont bien en bas de l’échelle sociale. Que je le veuille ou non, il faut que je l’accepte.

Marine secoue doucement la tête, tirant une première longue bouffée dans la nuit sombre.

— Ce n’est pas ce qu’il a voulu dire je t’assure.

— Mais c’est ce qu’il pensait, la coupé-je.

Et je commence à le connaître bien assez pour savoir qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air malheureusement… Je pousse un soupir désemparé en me retournant à mon tour pour venir m’accouder à la barrière de métal noir.

— Il n’y a qu’à voir la façon dont le docteur Linois nous traite pour s’en rendre compte : à ses yeux, nous ne sommes que des gamins diminués, des abrutis d’externes qu’il traîne comme des boulets à ses pieds. Il ne cherche pas à nous apprendre, il veut purement et simplement se débarrasser de nous le plus rapidement possible pour…

— Le docteur Linois est un idiot, me rassure Marine en tirant une nouvelle fois sur sa cigarette. Il traite tout le monde de la même façon : internes et externes, médecins et pharmaciens. Il n’a de respect que pour lui-même et le chef du service, et encore pas par choix ou conviction mais par obligation. Ne t’inquiète pas, on est loin de te détester dans ce service.

— Mais ça ne vous empêche pas de penser que je suis inutile, n’est-ce pas ?

Je pose un regard lourd de sens sur la jeune femme. Pour la première fois, la jolie brune préfère détourner le regard, l’air songeuse. L’extrémité rougeoyante de sa cigarette se reflète dans le verre poli de ses larges lunettes, illuminant son regard noisette.

— Tu sais, personnellement, reprend-elle d’une voix douce, je n’ai encore jamais travaillé avec des pharmaciens dans mon service. C’est une première pour moi ! Alors des externes… Il ne faut pas m’en vouloir si j’ai du mal à cerner ton domaine d’actions. Mais je respecte ce que tu fais, je t’assure ! s’empresse-t-elle d’ajouter en voyant mes épaules s’affaisser.

— Ça change de certains… fais-je remarquer.

Un étrange sourire étire le visage de la jeune femme.

— Tu parles d’Ethan ?

Sa question n’attend pas réellement de réponses et elle se contente de poser son menton sur sa main, songeuse.

— Crois-moi, Ethan éprouve aussi une certaine forme de respect pour toi.

— Ah oui ? ricané-je, amère, alors il cache bien son jeu, non ?

Marine secoue la tête, comme amusée.

— Je l’ai vu bien plus incisif avec les personnes qu’il hait, ou méprise. Quelque part, je crois qu’il essaie de te protéger, te guider sur la bonne voie.

— Me protéger ?

Je retiens un nouveau rire narquois.

— Tu plaisantes j’espère ?

— Non, répond Marine en secouant à nouveau la tête. Vous vous ressemblez beaucoup tous les deux : que ce soit dans votre façon de faire ou de penser. Ethan s’est pris de nombreuses portes, en tant qu’externe d’abord puis qu’interne ensuite. Je crois qu’il essaie juste, à sa façon et même si elle est très maladroite je te l’accorde, de t’éviter la même chose. Les mêmes… désillusions.

Je sens le poids qui enserrait ma poitrine se desserrer subitement. Ethan serait-il sincèrement muni de bonnes intentions à mon égard ? L’aurais-je jugé trop rapidement ? Je fais la moue.

— Il tient à toi, même s’il a du mal à l’exprimer correctement, insiste Marine. Il faut que vous appreniez à vous faire confiance l’un et l’autre si vous voulez arriver à travailler ensemble.

Lui faire confiance… Comment le pourrais-je ? Le comportement de cet homme me semble encore si abstrait, si mystérieux, si… arrogant ! Comment pourrais-je seulement faire confiance à quelqu’un passant le plus clair de son temps à rire à mon sujet ou me faire des reproches destinés à me blesser ou me rabaisser en permanence ? Non, je ne peux pas lui accorder ma confiance. La confiance est un bien précieux, l’un des plus beaux cadeaux que l’on puisse faire après son cœur et il est hors de question que je cède quoi que ce soit à Ethan.

— S’il veut que je lui accorde ma confiance Marine, il va lui falloir faire des efforts.

La jeune femme sourit.

— Dis-lui.

J’écarquille les yeux de surprise et tourne la tête en direction de Marine. Quoi ? La jeune brune acquiesce tranquillement, soutenant mon regard ahuri sans ciller.

— Dis-lui. Parle-lui, insiste-t-elle. Tout simplement. Dis-lui ce que tu ressens, ce dont tu as besoin pour avancer et progresser. Ethan est borné et parfois trop direct mais il n’est pas stupide. Et pas apathique non plus. Il voit bien que ce qu’il dit ou fait te fait souffrir.

— Alors pourquoi ne cherche-t-il pas à agir autrement ? demandé-je, stupéfaite. Jamais… jamais je n’oserais aller le voir pour…

— Il ne change pas parce qu’il ne sait pas comment faire ! C’est comme ça que lui-même a appris et il se contente de reproduire ce schéma sur les autres parce qu’il ne connait que celui-là ! On ne fonctionne pas tous de la même façon – et heureusement ! – mais il ne peut « progresser » avec toi s’il ne sait même pas par où commencer… Et si ce n’est pas toi qui va le voir, alors ça sera moi.

J’ouvre la bouche mais suis tout bonnement incapable de répliquer, abasourdie.

— Marine… est-ce que tu serais en train de me faire du chantage ?

La jeune femme sourit largement, venant écraser sa cigarette dans le cendrier prévu à cet effet.

— Peut-être, admet-elle en haussant les épaules. Peut-être pas… Promets-moi d’y réfléchir au moins.

Je secoue la tête, atterrée.

— Promets-le-moi !

— Je te le promets.

— Parfait !

Marine se redresse en s’étirant paresseusement, un sourire ravi étirant son visage.

— Maintenant, si on allait enfin profiter de cette soirée, hein ? J’ai promis de te payer le premier verre alors… allons donc rattraper un peu notre retard !

Sans me laisser le temps de protester, la jeune femme glisse son bras sous le mien afin de m’entraîner à nouveau à l’intérieur du bar.

***

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