[3] La lionne en moi (3/7)

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[3.]

Mercredi,

Le mercredi est l’un de mes jours préférés depuis toute petite : hormis le fait qu’il s’agisse du milieu de la semaine – et que cela annonce donc que la moitié a déjà été faite -, le mercredi est aussi le jour que je réserve normalement à ma bonne humeur et à mes loisirs. Comme je ne peux malheureusement pas envisager de quelconques « loisirs », je décide qu’être d’excellente humeur en ce mercredi matin en mettant les pieds dans la salle de repos de la PUI ne peut que m’être des plus profitables.

— Coucou tout le monde ! lancé-je donc à la volée, affichant mon plus beau sourire tout en venant comme à mon habitude déposer mes affaires près de celles de Solène.

La jeune femme me lance un pâle sourire en retour, les yeux cernés, le visage fatigué. Elle semble ne pas avoir beaucoup dormi ces derniers temps et la tasse de café entre ses mains – dont elle exècre pourtant le goût autant que les romans à l’eau de rose – me confirme que quelque chose ne va pas. De l’autre côté de la table, Mélanie – j’ai fini par apprendre son prénom au détour d’une conversation avec ses amies – étouffe un bâillement.

— Tu es bien enthousiaste non ? fait-elle remarquer sans quitter son écran des yeux, ses écouteurs sur les oreilles, il y a du nouveau dans ton service ?

Je hausse les épaules. Nous n’avons que peu échangé elle et moi depuis le début de notre année au CHU et je suis surprise qu’elle ait tout de même pu noter ce changement d’attitude de ma part, persuadée qu’elle ne prêtait pas plus attention à moi qu’à ses dossiers de gastro-entérologie, son service d’affectation par dépit.

Quelques semaines après le début de nos stages respectifs, Solène m’apprenait que Mélanie aussi avait demandé le service de cardiologie sur sa liste de choix mais l’affectation par classement l’avait condamné à son troisième vœu : la gastro-entérologie, aux côtés d’une titulaire, certes, gentille et agréable, mais complètement désorganisée et totalement hors de contrôle. Si la jeune femme ne me tenait pas rigueur d’avoir hérité du précieux service tant recherché, elle gardait tout de même en elle une part de jalousie partagée par la plupart des autres externes du CHU d’avoir été placée sous la tutelle d’une responsable aussi adorable qu’Alex, sa réputation la précédant visiblement dans l’ensemble des autres services de l’hôpital.

— J’ai découvert un autre secteur, annoncé-je simplement en haussant à nouveau les épaules, et l’équipe y est nettement plus sympa que l’autre apparemment.

Mélanie hausse les sourcils, l’air dubitative. Je note cependant qu’elle ne m’a toujours pas adressé le moindre regard.

— Tant mieux pour toi, reprend-elle d’une voix qu’elle veut la plus neutre possible - quoique je peux y sentir de ma place l’intonation glaciale qu’elle tente tant bien que mal de dissimuler -, mais ne te fais pas trop d’illusions chérie… Ici, les externes, qu’ils soient de pharmacie ou de médecine, on est tous considérés de la même façon : on n’est que des larbins pour eux, une bande de crétins qui peut servir de main d’œuvre gratuite pour toutes les basses besognes. On fait ce qu’ils ne veulent pas faire, on a le matériel dont ils ne veulent pas et une paye qui frôle le ridicule, tout ça pour quoi ? Pas une once de gratitude ou de reconnaissance ! Alors je te le répète : ne te fais pas trop d’illusions. Tes nouveaux internes sont peut-être les plus gentils et adorables au monde, ce n’est pas pour autant parce qu’ils t’apprécient plus que ça, mais simplement parce qu’ils ont besoin de toi.

Je sens mes épaules s’affaisser lorsque ma joie et ma bonne humeur retombent d’un seul coup. Bien entendu, le discours de Mélanie peut sembler un peu abrupt et si elle était là, Jess me dirait de relativiser, que la jeune femme n’a tout simplement pas eu la même chance que moi d’hériter d’un service aussi passionnant et d’une responsable aussi fascinante et qu’elle en est encore très certainement ivre de jalousie, mais, quelque part, je ne peux m’empêcher de songer qu’elle a raison.

— Ne fais pas attention à elle, me souffle Solène.

Je détache enfin mon regard de la belle brune pour le reporter sur le sourire doux et compréhensif de mon amie.

— Elle est jalouse.

— Pas jalouse, la coupe brusquement Mélanie en se levant pour attraper sa blouse à l’arrière de sa chaise, seulement réaliste chérie. N’oublie pas.

Enfilant le tissu en coton blanc de la manière la plus théâtrale qui soit, la jeune femme prend soin de replacer ses longs cheveux noirs à son avantage et d’attraper son portable avant de sortir de la salle d’un bon pas, le regard sombre. J’observe la porte claquer dans son dos en me mordant la lèvre inférieure.

— Elle est jalouse, crois-moi.

Je hausse les épaules. Solène pousse un long soupir tout en se levant à son tour, l’air désolé :

— On n’a pas toutes la chance d’avoir un service comme le tien, murmure-t-elle en réunissant ses affaires – l’ordinateur de son chef de service et une pile impressionnante de dossiers par-dessus -. Regarde-moi, condamnée à entrer toute une pile de données patients pour un essai clinique dont je ne connais même pas les tenants et aboutissants. Quel job de rêve !

— Au moins tu n’as pas à côtoyer de médecins aux propos abaissants toi.

Solène me lance un coup d’œil étonné. Je ne sais pas pourquoi j’ai sorti ça comme ça, là, tout de suite. Mélanie a vraiment eu le don de plomber l’ambiance. Enfin peu importe… Je ravale les larmes de colère qui menacent au coin de mes yeux et reprends, m’efforçant d’être à nouveau plus joyeuse :

— Ça te dirait qu’on mange ensemble ce midi ? Juste toutes les deux ? On pourrait discuter d’autre chose que de boulot pour une fois ? suggéré-je. Tiens, j’ai trouvé un super roman ce weekend, je suis sûre qu’il te plairait !

Solène sourit doucement, ayant visiblement elle aussi retrouvé sa bonne humeur.

— Pourquoi pas ? On n’a qu’à dire qu’on se retrouve ici vers treize heures, ça me laisse le temps de terminer tous mes dossiers…

Je hoche la tête.

— Va pour treize heures !

— A tout à l’heure alors !

— Bon courage pour ce matin !

Solène me lance un dernier regard désolé en franchissant la porte de la salle de repos et je me retrouve seule dans la pièce tandis que le battant se referme à nouveau doucement. J’attrape ma blouse, ne pouvant m’empêcher de repenser aux paroles de Mélanie. Bien sûr, une grande part de jalousie parlait surement pour elle mais, quelque part, je sais aussi qu’elle a raison sur au moins un point : je dois rester méfiante, ne pas m’accrocher à de futiles espoirs. On ne se connait qu’à peine, on ne fait que travailler ensemble. Comment aucun d’eux pourrait-il savoir qui je suis vraiment ? Et comment aucun d’eux pourrait-il seulement m’apprécier sincèrement ?

-

Ce mercredi matin-là, Alexandra décide qu’il vaut mieux retarder mon apprentissage du secteur B au profit des entrées du début de semaine dans le secteur A, qu’elle n’a bien sûr pas eu le temps de gérer en mon absence. La jeune femme semble totalement en proie à la panique – quelque chose en rapport avec une publication de recherches d’après ce que je comprends – et j’ai beau négocier autant que je peux, je ne parviens pas à emporter avec moi un seul PC, devant donc me contenter pour cette matinée d’une retranscription manuscrite.

— Tu comprends hein ? plaide Alex, livide, mais toutes mes données sont dessus ! Je suis désolée ! Vraiment désolée, crois-moi !

Je la crois. Bien sûr que je la crois. Mais je rumine tout de même tout en me faufilant entre les battants de la porte du secteur A.

Revenir de sitôt dans le sombre couloir en L du secteur me tétanise. Je suis plutôt contente de constater que la visite médicale a déjà commencé depuis près de trente minutes, ce qui m’assure donc que Fred n’exigera plus de moi une participation forcée, ne voulant pas s’encombrer d’un « poids mort » supplémentaire à ses côtés. Et, au-delà de ça, je suis donc sûre et certaine de ne croiser ni Ethan, ni Marine avant un bon bout de temps et cela contribue à me rassurer un peu.

A part les deux infirmières habituelles du secteur, je ne trouve personne dans le couloir : le petit groupe occupe donc déjà très certainement une chambre. J’inspecte rapidement chacune des fenêtres dissimulées de stores afin de me faire une idée de l’avancée de la visite et, ayant noté leur présence dans la chambre numéro quatre, je décide de m’atteler d’abord au fond du couloir afin de ne pas avoir à les croiser. Le nez plongé dans les nouveaux dossiers, j’étudie scrupuleusement chacune des notes prises par les médecins lors des entrées, jurant à voix basse contre l’écriture illisible de certains dossiers. Alexandra avait raison, aucune des entrées n’a été correctement géré depuis mon « départ » en secteur B et la plupart des dossiers ne comportent même aucune ordonnance. Je pousse un long soupir. La matinée risque d’être longue…

La porte de la chambre numéro quatre s’ouvre enfin, laissant sortir plusieurs externes dans un brouhaha insupportable malgré les protestations des infirmières du service. Pour la première fois, je daigne relever la tête de mes dossiers, observant le petit groupe avec intérêt. Je reconnais certains externes dont Miss « Je-lorgne-toujours-aussi-farouchement-sur-Ethan » et Monsieur « Je-sais-tout-sur-tout ». Marine, Ethan et le docteur Fred Linois ferment la marche, ces deux derniers en grande discussion l’un avec l’autre. Je baisse presque instantanément les yeux en direction de mes feuilles, ne voulant croiser aucun de leurs regards, absolument pas prête à subir un interrogatoire aussi tôt le matin.

Marine frappe dans ses mains afin de réclamer le silence tandis que Fred reporte son attention sur le PC mobile, faisant défiler les patients à la recherche des données de la chambre suivante. Ma curiosité me pousse à lancer un coup d’œil en biais. Pour croiser le regard étonné d’Ethan. Merde ! Forcément, rien ne lui échappe à lui… Je fais mine d’être à nouveau absorbée par mes dossiers mais c’est peine perdue.

Non sans un discret coup d’œil en direction de son supérieur hiérarchique, le jeune homme se coule jusqu’à moi, un large sourire aux lèvres.

— Contente de revenir en secteur A ?

L’interne vient s’accouder à mes côtés, faisant mine de s’intéresser aux notes sur mon dossier. Je me retiens de lever les yeux au ciel et décide de jouer la carte de la provocation.

— Oh, excuse-moi ! Tu me parlais ? Je croyais que l’on ne nous payait apparemment pas pour tenir la conversation dans cet hôpital ? Tu ne devrais donc pas m’adresser la parole, je ne me trompe ?

Le jeune homme fait la moue.

— Oh allez ! Ne sois pas si dure, chuchote-t-il près de mon oreille – ce qui fait naître un étrange frisson le long de ma nuque -. Tu ne vas quand même pas m’en vouloir pour si peu ? J’étais énervé et fatigué. J’ai dit ça sur le coup de la colère…

— La colère ? répété-je, à la fois étonnée et amère. Quelle colère Ethan ? On ne faisait rien de mal à ce que je sache !

Le visage d’Ethan se tord en une grimace blessée.

— Je te l’ai dit : j’étais fatigué et j’avais passé une mauvaise journée. Pardon si j’ai pu te paraître un peu abrupt.

— Ce type d’excuses marche sans doute avec les autres filles, fais-je remarquer d’un ton glacial en rassemblant mes affaires, mais elle ne prend pas sur moi, désolé. Si je dois me prendre des réflexions de ce genre-là chaque fois que monsieur est énervé et fatigué, je risque de passer les neufs plus longs prochains mois de ma vie. Alors maintenant si tu le veux bien, j’ai pas mal de travail à rattraper.

Je referme mon classeur brusquement et pivote sur mes talons pour m’éloigner, sentant toutefois le regard d’Ethan peser sur moi dans le couloir.

***

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