[4] Prends garde... (1/7)

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Lundi,

Le mois de décembre est l’un des mois que je préfère par-dessus tout. Les fêtes de fin d’année approchent et, plus je vois les magnifiques avenues de la grande ville se parer de leurs plus belles lumières, plus je sens mon cœur battre au fond de ma poitrine. L’immense marché de Noël s’étant installé dans la grande rue principale jusqu’à la place historique de la ville, la plupart de la circulation se retrouve déviée et l’artère à double voie permettant la traversée de la grande cité rapidement encombrée.

Comme bien souvent les jours d’hiver, il ne neige pas, il pleut. A grosses gouttes. Il ne neige d’ailleurs pratiquement jamais par ici ou que dans de rares occasions à peine quelques heures, juste le temps de recouvrir les routes bitumées d’une légère couche cristalline blanche et brillante qui a tôt fait de fondre aux premières lueurs du soleil. En revanche, la pluie est plutôt monnaie courante et aujourd’hui, il pleut à verse. Un véritable déluge qui empêche la plupart des automobilistes de voir à plus de deux mètres de distance malgré les essuie-glaces des véhicules réglés à leur intensité maximum et je ne suis donc pas surprise de tomber dans un bouchon monstrueux.

Le regard rivé sur l’horloge digital de la voiture, je vois les minutes s’égrener à une vitesse folle, mes doigts pianotant nerveusement sur le volant de mon véhicule. Je vais être en retard. Le souvenir désagréable de ma conversation avec le docteur Linois suite à mon dernier retard me revient en tête et je grimace. Je n’ai pas vraiment envie de revivre ça. La paume de ma main posée sur le milieu du volant, j’hésite. Klaxonner ne servirait pas plus que hurler ma colère et mon angoisse seule dans l’habitacle. Je me laisse retomber contre le dossier du siège conducteur en poussant un soupir indigné.

Bien entendu, il fallait que cette situation tombe la seule semaine d’absence d’Alexandra. Je ferme les yeux, me remémorant les dernières lignes de son message reçu la veille au soir :

« Désolé ma belle mais je ne serai pas en service de la semaine. Je contrôlerai ton travail avant de partir le soir mais Bastien va prendre mon relai pour valider les ordonnances des internes. J’ai demandé à Ethan de te superviser si nécessaire. Il va falloir que tu te débrouilles sans moi. Des bisous et on se retrouve la semaine prochaine en pleine forme j’espère ! »

Je peste à mi-voix. Ethan à nouveau sur mon dos ! Cela ne pouvait pas mieux tomber…

— Le docteur Linois va me tuer, marmonné-je pour moi-même, les yeux mi-clos, la tête mollement appuyée sur le sommet du volant.

Vingt minutes plus tard, la pluie se calme enfin et, petit à petit, la circulation commence à se désengorger tandis que les véhicules bifurquent sur les différentes artères drainant la grande ville. Je presse un peu l’allure afin de rattraper mon retard mais c’est peine perdue. L’horloge numérique de ma voiture affiche « 9 :15 » tandis que je ferme rapidement l’habitacle avant de me précipiter en trottinant sous le crachin jusqu’au hall d’entrée.

Je descends quatre à quatre les marches me séparant du « -3 » et traverse en courant les couloirs éclairés de néons crépitant du sous-sol. Je sors avec précipitation ma carte de travail et la passe devant le lecteur digital avant d’entrer en coup de vent dans la pharmacie intérieure.

— Salut Simon ! lancé-je, essoufflée, en passant devant le trentenaire, ça va ?

Le logeur m’adresse un rapide coup d’œil étonné.

— Mieux que toi on dirait.

— Pas trop le temps de t’expliquer, je suis déjà en retard, m’excusé-je d’un signe de la main.

Je gagne la salle de repos de la PUI au pas de course. Elle est vide, bien entendu, tous les autres internes et externes de la pharmacie ayant déjà regagné leurs services respectifs. Je me dépêche de retirer mon trench imperméable, attrape ma blouse posée négligemment sur le dossier d’un fauteuil et saisis au vol l’ordinateur portable d’Alexandra avant de me précipiter en direction du service de cardiologie.

-

Je traverse les couloirs bondés comme une furie sous le regard étonné des différents médecins et patients du CHU. Je jette un coup d’œil à ma montre. 9h35.

— Linois va définitivement me tuer cette fois.

J’ai loupé le staff. Je monte quatre à quatre les marches menant au quatrième étage en songeant au mauvais quart d’heure que je m’apprête à passer. J’arrive sur le palier complètement dyspnéique et m’engage dans le couloir de baies vitrées menant à la salle des internes en m’efforçant d’inspirer et expirer correctement, le cœur battant à tout rompre.

La porte de la salle s’ouvre au moment même où je pose le pied dans le hall du service. Je plonge immédiatement mon regard en direction de l’écran de mon téléphone portable, essayant de me frayer un chemin incognito entre les médecins se déversant dans le petit espace d’accueil et je dois reconnaître que je me révèle finalement assez douée pour ça.

Je reconnais du coin de l’œil la petite silhouette rousse du docteur Linois. Aux traits arborés par son visage, il a l’air furieux. Marine sur ses talons, je le vois s’engager dans le couloir menant au secteur A avant de disparaître au milieu du flot disparate d’infirmières déjà en action. Je pousse un long soupir de soulagement. Je sais que je ne fais que retarder l’inévitable mais au moins cela me laisse-t-il le temps de me préparer psychologiquement aux nombreux reproches qui m’attendent.

Je plonge rapidement mes doigts dans la poche de ma blouse et en tire ma carte professionnelle que je passe devant le lecteur de la salle de réunion. La porte se déverrouille dans un déclic à peine audible au milieu du brouhaha du hall et je me faufile souplement entre le battant et son encadrement. Lorsque la porte se referme dans mon dos, je ne peux retenir un nouveau soupir soulagé.

— Décidément, ça deviendrait presque une habitude chez toi d’être en retard, non ? Tu tiens vraiment à t’attirer des ennuis ou quoi ?

Un frisson glacé me traverse le corps tout entier. Je pivote sur mes talons avec une lenteur excessive. Ethan m’observe tranquillement, assis sur l’un des sièges molletonnés de la table de réunion, ses longs doigts faisant tournoyer habilement un stylo dans les airs. Derrière lui, Timothée m’adresse un sourire compatissant.

— Je suis franchement désolée d’avoir encore une fois loupé le staff mais il pleuvait vraiment fort ce matin et c’était l’enfer de circuler dans…

— Tu es consciente que je ne peux pas te couvrir à chaque fois, hein ?

J’observe un instant Ethan, subjuguée. Je ne suis pas sûre de comprendre ce que signifie vraiment cette phrase.

— Tu m’as… Qu’est-ce que tu as trouvé comme excuse cette fois ? demandé-je prudemment. Le docteur Linois ne fait pas partie de ceux que l’on peut tromper facilement.

Ethan hausse brièvement les sourcils. Une sorte de « Tu m’étonnes » savamment lancé à mon intention. Il pousse un long soupir en passant une main dans ses cheveux noirs.

— J’ai prétexté un examen médical de routine en cardio. Tim va t’emmener passer un ECG. Je me suis arrangée avec une amie pour qu’elle signe ton compte-rendu.

Le jeune homme se lève nonchalamment afin de récupérer sa blouse sur le dossier de sa chaise.

— Ah ! J’allais oublier, ajoute-t-il en rajustant le col contre sa nuque, Alexandra m’a demandé de te superviser cette semaine. Je t’attendrai donc à midi tapantes dans cette salle pour faire le point. Ne sois pas en retard s’il te plaît, j’ai pas mal de boulot qui m’attend aujourd’hui.

Sans me laisser le temps de répondre, Ethan quitte rapidement la pièce, ne laissant derrière lui que les dernières traces de son parfum flottant dans l’air lourd et un Timothée conciliant. J’attends que la porte se soit définitivement refermée dans son dos pour me tourner vers ce dernier.

— Il a vraiment fait ça ? demandé-je, stupéfaite.

— Quoi ? plaisante le jeune homme en riant, te couvrir auprès de Linois ou t’inventer un ECG fictif ? Je ne sais pas ce que tu lui as fait mais pour qu’il prenne de tels risques auprès de Linois, tu as dû sacrément l’envoûter ! Allez viens, ça ne sera pas long.

J’ouvre la bouche pour protester mais Timothée s’avance afin de poser une main dans mon dos et m’entraîner à sa suite dans les couloirs de l’hôpital.

-

L’examen est en effet tout ce qu’il y a de plus rapide - fort heureusement pour moi – et tout en remontant en service sans mon camarade d’infortune - resté seul en salle d’ECG -, je choisis d’effectuer plutôt les consultations du secteur B en premier afin d’éviter tout risque de contact inopiné avec le docteur Linois. Il est midi moins dix sur ma montre lorsque je regagne, à nouveau légèrement essoufflée, la salle des internes. J’y trouve Tim en grande conversation avec Claire. Le sourire et les rires de la jeune femme en disent long sur ses sentiments à l’égard du jeune interne qui ne parait seulement pas vraiment le remarquer – ou du moins je l’espère -.

Leurs regards se tournent instantanément dans ma direction lorsque la porte se referme dans mon dos.

— Cool ! soufflé-je, tant épuisée physiquement que psychologiquement, Ethan n’est pas encore là. Dis-moi que tu as reçu le compte-rendu de mon ECG de ce matin ?

J’ai l’impression d’être une vraie boule de nerfs et d’angoisse. Ce compte-rendu est mon bouclier, ma bouée de sauvetage au milieu de la tempête Linois qui s’apprête à déferler sur cette salle d’une minute à l’autre.

— Je n’ai pas encore eu le temps de regarder, avoue Tim en se penchant sur l’écran de son ordinateur. Mais je le fais tout de suite si tu veux, attends.

Je fais les cent pas tout en consultant nerveusement l’horloge numérique égrenant les minutes sur l’écran de mon téléphone portable tandis que Tim prend le temps de consulter les derniers comptes rendus déposés sur mon dossier. Plus que trois minutes… Je ne sais pas si je vais réussir à survivre à une telle dose d’adrénaline.

— Oui ça y est ! Je t’imprime ça tout de suite et je te le signe.

Je pousse un soupir de soulagement qui n’aurait pas pu être plus limpide sur mon état mental du jour. Claire retient de justesse un fou rire.

— Ne te mets pas dans des états pareils voyons ! Tu vas finir par y passer !

— Crois-moi, rétorqué-je en attrapant la feuille de papier signé et émargé que me tend Tim, ce n’est pas toi qui vas devoir expliquer la cause de ton énième retard au docteur Linois ! Et qui vas devoir justifier tes moindres faits et gestes à l’interne le plus lunatique au monde !

— Ta considération me va droit au cœur. C’est bon à savoir, ricane une voix dans mon dos.

Je dois perdre une bonne partie des couleurs de mon visage car Claire ne peut s’empêcher de rire de plus belle devant, très certainement, la situation la plus embarrassante de ma déjà bien piètre journée. Je tente un sourire chaleureux à l’intention d’Ethan mais le froncement de sourcils de ce dernier me dissuade de tenter toute flatterie.

Sans paraître se départir de son calme, le jeune homme traverse la pièce jusqu’au poste normalement occupé par Alexandra et tire une chaise à lui.

— Blague à part, tu as réussi à faire tes visites ce matin ?

Je hoche la tête, sentant mes joues s’échauffer. Tentant de dissimuler mon embarras, je bombe légèrement la poitrine et viens croiser mes mains moites contre mon buste.

— Je me suis occupée du secteur B oui. Je comptais attaquer le secteur A après le déjeu…

Ma phrase reste en suspens tandis que la porte s’ouvre à nouveau dans notre dos, laissant cette fois-ci entrer les deux personnes que je redoute le plus au monde de devoir croiser dans cet hôpital : Linois et Marine. Cette dernière daigne à peine m’adresser un regard, se contentant d’un simple hochement de tête à l’intention de Claire et Tim, de l’autre côté de la pièce. En revanche, ma présence ne passe malheureusement pas inaperçue aux yeux du médecin en charge du secteur A.

— Tiens donc ! Notre jeune externe en pharmacie nous fait enfin l’honneur de sa présence ici ? Vos résultats se sont donc montrés concluants je suppose ?

Je fronce les sourcils, déjà agacée par la tournure prise par la conversation. Je dois retenir de toutes mes forces un « Regardez donc par vous-même » méprisant et me contente de hocher la tête afin d’approuver.

— Rien d’alarmant en effet. C’est gentil de vous en soucier.

Ma petite tentative de sarcasme fige Tim et Claire dans leur conversation. Pendant quelques secondes, je vois le regard du docteur Linois se promener sans ménagement sur ma personne et je dois rassembler une bonne partie de mon courage pour déglutir tout à fait normalement, sans paraître le moins du monde dérangée par son odieux comportement.

L’homme fronce les sourcils, un pâle sourire étirant son visage.

— Il aurait été dommage en effet que vous soyez arrêtée pour si peu. Mais bon, poursuit-il tout en haussant les épaules avec dédain, on ne peut pas vous en vouloir. Vous autres, externes en pharmacie, n’êtes sans doute pas aussi résistants que nous, médecins. On ne peut décemment pas trop vous en demander c’est vrai. Imaginez donc un peu si vous aviez des gardes à assumer ! Quel dur labeur !

C’en est trop ! Cette façon de me considérer, de me parler, de me traiter avec autant de mépris ! C’en est beaucoup trop ! Sans que je ne m’en sois aperçue, mes poings se sont refermés, enfonçant douloureusement mes ongles au creux de mes paumes. Je serre les dents, sous le regard amusé du médecin.

— Alors c’est ce que vous pensez sérieusement ? demandé-je, contenant tant bien que mal la rage qui me consume pourtant intérieurement.

Derrière moi, je sais qu’Ethan retient son souffle. En partie dissimulée par la porte de l’armoire, Marine me lance un regard implorant. Malgré nos derniers différends, je la vois tenter tant bien que mal d’attirer mon attention mais je choisis de l’ignorer superbement, de peur de perdre tout à coup toute la colère bouillonnant en moi en cet instant.

— Oui, c’est ce que je crois sincèrement, reprend finalement le docteur Linois. Mais ne t’inquiète pas, tout ceci n’est vraiment pas de ta faute : vous autres pharmaciens n’êtes tout simplement pas faits pour ça, c’est comme ça.

La façon dont je fixe froidement l’homme face à moi aurait sans doute suffi à en dissuader plus d’un. Ethan doit sentir les pulsions meurtrières qui étreignent ma poitrine car il se lève brusquement afin de venir se positionner à mes côtés, sa main venant former un étau autour de mon poignet. Glissant discrètement son pouce entre mes doigts, il masse la paume de ma main, m’obligeant à desserrer la tension imprégnant mes poings. Je lui lance un coup d’œil glacial. Le jeune homme soutient mon regard sans ciller, secouant la tête de droite à gauche. Il doit sans doute savoir à quoi je pense mais je refuse de me laisser encore une fois aussi sauvagement marcher dessus par le cardiologue. Ignorant le regard implorant de l’interne, je me tourne à nouveau vers le centre de ma colère.

— Je vous prouverai le contraire, annoncé-je d’une voix dure comme la pierre.

— Ah oui ?

L’homme semble franchement étonné.

— Et comment ?

— Je vais en faire une.

— Quoi ?

Derrière son casier, Marine semble s’étrangler. Et elle n’est pas la seule car je sens Ethan se figer dans mon dos. Tim m’observe d’un air contrit, me suppliant de me rétracter mais il est trop tard et je le sais. Maintenant que je me suis engagée, il faut que j’aille jusqu’au bout…

— Je vais faire cette garde et je vous prouverai que j’ai toute ma place dans ce service.

Un étrange sourire étire les lèvres du cardiologue.

— C’est ce que nous verrons donc.

Son regard se pose sur l’interne à mes côtés.

— Je savais bien que je te trouverai en bonne compagnie ce weekend Ethan. Toutes mes condoléances.

Je sens mon visage perdre ses dernières couleurs. Quoi ?! Je lance un nouveau regard en direction de l’interne, le suppliant de toutes mes forces de contredire les propos de Linois mais ce dernier se mord la lèvre inférieure de contrariété. Oh bon sang ! De toutes les gardes que j’aurais pu choisir, pourquoi a-t-il fallu que celle-ci soit celle d’Ethan ? Mais j’ai beau maudire intérieurement Linois, je n’ai plus le choix : il faut que je le fasse.

***

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