[4] Prends garde... (3/7)

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[3.]

Malgré tout ce qu’il m’a déjà fallu encaisser au sein de cet hôpital, c’est la première fois que je ressens le besoin aussi fort et pressant de frapper sur quelque chose. Ou quelqu’un. Peu importe. La première chose qui me tombera sous la main sera la bienvenue.

Je franchis la lourde porte extérieure normalement réservée à la sortie de secours d’une traite, inspirant brusquement dans l’air glacé de la fin de matinée. Je sens mes poumons se dilater difficilement et l’horrible sensation qui étreignait ma poitrine en suffocation s’apaise enfin. J’essuie d’un revers de main le reste d’humidité imprégnant encore mes joues. Mon mascara a certainement un peu coulé sous mes yeux clairs mais je m’en fiche, je m’en occuperai plus tard. Pour l’instant, je n’ai besoin que de calme. D’air frais. Et d’un bon défouloir.

Je scrute attentivement les alentours. Par chance, les urgences donnent à l’arrière du CHU, sur une sorte de petit parc verdoyant où ne s’agitent que quelques derniers moineaux d’automne, occupés à picorer sur le sol herbagé les dernières graines encore accessibles. Rien d’autre. Personne. Tant mieux.

Je renifle en fermant les yeux, sentant un nouvel accès de colère douloureuse m’envahir. Comment a-t-il pu ? Comment a-t-il osé me traiter de la sorte ? Mon poing s’abat violemment sur la barrière en fer noir face à moi, produisant une vibration sourde et profonde résonnant le long de mon bras avec une étrange affliction. Mais j’encaisse le coup sans broncher. Mes pensées ne vont pas à ma douleur. Pas à celle-là.

Je réitère le coup une seconde fois. Puis une troisième. Et une quatrième. Le besoin de laisser ma rage s’échapper hors de mon corps est bien plus fort que tout, alors je lui obéis et frappe. Encore. Et encore. Et encore. Mes phalanges sont au bord de l’explosion, à la fois blanchies par le froid polaire extérieur et rougies par l’effort, pourtant je frappe. Encore. Et encore. Et encore. Et je m’apprête à frapper une nouvelle fois lorsqu’une main se referme fermement sur mon poignet, stoppant net le mouvement suivant dans sa lancée.

— Arrête ! ordonne une voix sourde dans mon dos, une voix dans laquelle je discerne une forme d’autorité sûre et pourtant paniquée à la fois.

— Lâche-moi ! Laisse-moi ! hurlé-je en me débattant pour me dégager de sa poigne.

— NON !

Son ton s’est encore durci. Je sens son bras me prendre en étreinte autour de son torse afin de me bloquer contre lui et m’empêcher de bouger mais je suis bien trop prompte et leste pour ça et, sans lui laisser le temps de réagir, je me dégage subitement pour pivoter afin de lui faire face, mon poignet toujours enfermé dans l’étau de sa prise. J’essuie fébrilement les larmes de souffrance à nouveau échappées avant de plonger mon regard dans le sien.

— Tu ne crois pas que tu as déjà assez fait de mal comme ça ? demandé-je avec violence.

— Justement ! rétorque Ethan, ça suffira pour aujourd’hui non ?

Ses yeux ont perdu leur éclat d’angoisse. Pendant le court instant où je soutiens son regard sans ciller, je crois même discerner que la panique et la tristesse ont laissé place… au regret. J’ai tout à coup à nouveau envie de pleurer alors je détourne le regard prestement, préférant fixer un point invisible au loin. Je pense avoir assez versé de larmes pour aujourd’hui. Et la fatigue venant s’accumuler sur mes sentiments déjà exacerbés ne fait qu’envenimer les choses.

— Tu n’avais pas à me parler de la sorte, fais-je remarquer en reniflant, tentant de reprendre contenance.

Les doigts d’Ethan se resserrent subitement autour de mon poignet.

— Ecoute Laura, soupire-t-il en passant une main dans ses cheveux, ennuyé, on était aux urgences, un jour de garde, avec un patient en arrêt, alors si tu n’es pas capable de…

— JE NE SUIS PAS MEDECIN BORDEL ! Ce n’est pas mon rôle Ethan !

Je me rends compte que j’ai hurlé à pleins poumons et pour la première fois, c’est au tour d’Ethan de reculer, surpris par mon accès d’humeur. Je lance un regard à la dérobé sur les alentours. Heureusement pour nous, il n’y a personne d’autres que nous sur le parvis.

Je sens la tension sur mon poignet se relâcher subitement.

— Est-ce que… Est-ce que je peux te lâcher ? demande le jeune homme d’une voix hésitante.

Je lève les yeux au ciel en secouant la tête refluant les bouillons de larmes qui menacent à nouveau. Ethan fronce les sourcils mais l’emprise de ses doigts sur ma peau se desserrent enfin et je dégage doucement mon poignet afin de masser les muscles meurtris de ma main.

— Tu ne vas pas te remettre à cogner hein ? Ou t’enfuir lâchement comme tu viens de le faire ?

— Tu ne t’excuseras pas hein ? demandé-je, refusant toutefois obstinément de le regarder en face. Bien sûr que tu ne t’excuseras pas… Jamais.

Je pousse un long soupir douloureux. Je ne sais pas pourquoi mais cette idée me rend tout à coup terriblement malheureuse. « Quelque part, je crois qu’il essaie de te protéger » disait Marine. Je n’en suis tout à coup plus très sûre. Comment pourrait-il chercher à me protéger de cette façon ? « C’est comme ça que lui-même a appris et il se contente de reproduire ce schéma sur les autres parce qu’il ne connait que celui-là ! Il ne peut « progresser » avec toi s’il ne sait même pas par où commencer… ». Je laisse échapper un nouveau soupir. Et si la jeune femme avait raison ? Et si le seul problème entre nous, ce n’était pas lui, mais moi ? Et si la solution était tout simplement le dialogue ? Je ferme les yeux afin de rassembler mes idées et tarir le flot d’émotions contradictoires qui me nouent l’estomac.

— Bien, articulé-je d’une voix rauque, tu sais, je peux supporter des dizaines et des dizaines de choses venant de toi : ta colère, ton mépris, tes remarques, tes critiques, ta mauvaise humeur, ton angoisse… Des dizaines de choses Ethan. Mais jamais, plus jamais, je ne te laisserai me parler de la sorte. Je sais que je suis loin de correspondre à tes attentes, et loin d’être aussi efficace qu’un médecin, mais c’est sans doute parce que je n’en suis pas un ! Je ne suis ni interne, ni externe en médecine Ethan ! Ce n’est pas mon rôle et, oui, je n’y comprends peut-être rien, oui, je n’ai peut-être pas les bons instincts lorsqu’il s’agit de réagir dans une situation d’urgences, mais j’ai mes raisons à ça et c’est comme ça, tu n’y peux rien. Ni toi, ni personne d’autre, et il faut juste que vous l’acceptiez.

J’inspire profondément, me décidant à plonger à nouveau mes yeux dans les siens. A ma grande surprise, le jeune homme semble détendu, apaisé, presque sensible à mes paroles.

— Je suis douée Ethan. Plus que douée dans mon domaine. Et si tu… [Je fronce les sourcils] Si vous me laissiez une chance, vous le sauriez. Mais il faut que vous me laissiez une chance, s’il te plaît. Laisse-moi une chance d’entrer chez toi, de découvrir ton monde, d’essayer de le comprendre. De te comprendre. Parce que, crois-moi, tu n’es vraiment pas quelqu’un de facile à cerner, mais je suis prête à faire tous les efforts possibles pour que ça marche entre nous.

Une once de sourire balaie son visage. Je pique un fard, brusquement gênée par la tournure prise par mes propos.

— Professionnellement parlant je veux dire ! m’empressé-je de me corriger. Tous les efforts possibles pour que ça marche entre nous, professionnellement parlant.

Ethan se mord la lèvre pour ne pas rire. Je me détourne, vexée. Après tout ce beau discours, c’est tout l’effet que ça lui fait ? J’aurais tout aussi bien pu lui balancer ses quatre vérités en pleine figure qu’il aurait sans doute réagi de la même manière !

— Oh allez ! Excuse-moi !

Trop tard, je boude, blessée par son manque d’intérêt. Sans que j’ai le temps de comprendre ce qu’il se passe, je sens les bras de l’interne s’enrouler autour de mes épaules et me presser doucement contre lui. Mon cœur fait un bond au fond de ma poitrine. Pourquoi fait-il ça ?! Mon instinct me hurle de le repousser, de me dégager à nouveau de son étreinte, mais j’en suis incapable. L’odeur de ses bras, de son corps tout entier, m’enivre complètement et je ferme les yeux doucement afin de profiter de ce moment d’intimité. Son étreinte est si douce, si agréable, si différente de ses humeurs quotidiennes.

— Je sais que je peux être impulsif mais je sais aussi reconnaître quand je dépasse les limites et, tout à l’heure, je les ai clairement dépassées, oui. Et je n’avais pas à te parler de la sorte, même dans la panique.

J’ouvre les yeux, surprise par l’émotion perçant dans sa voix. Je m’accroche soudain à l’espoir d’un « excuse-moi » mais le silence qui retombe entre nous coupe court à mes aspirations intérieures. Je glisse mes mains entre les siennes, me prenant à prier intérieurement pour que nous restions ainsi encore un moment, dans ce calme et cette plénitude si agréable.

— Tu es calmée ?

Perdu… Je me retourne afin d’observer Ethan avec surprise.

— Quoi ?

Le jeune homme sourit à mon intention.

— Je te demande si tu es calmée parce qu’il est presque onze heures et que si on veut achever toutes les visites du service avant d’aller déjeuner, on a du travail. Alors on peut y aller ou tu as encore besoin de frapper cette barrière une ou deux fois avant de remonter ?

Je secoue la tête en lui frappant le bras.

— Espèce de crétin va !

Un sourire illumine le visage du jeune homme.

— Ça fait plaisir de vous retrouver Madame Miller !

Je ne peux m’empêcher de rire à mon tour.

-

Après mon petit accès de folie, nous remontons finalement les escaliers du service dans un silence presque oppressant, un silence simplement entrecoupé par les brefs saluts d’Ethan à ses quelques connaissances. Je ne sais pas vraiment si nous sommes encore fâchés – ou si nous devons simplement même l’être – mais j’ai beau lancer quelques coups d’œil à l’intention du jeune homme dans l’espoir de capter son attention ou de percevoir un signe de sa part, je n’y parviens pas et il reste sourd à mes appels.

Par politesse très certainement, Ethan se glisse néanmoins avant moi jusqu’à la porte du palier numéro quatre et la repousse afin de ma la tenir ouverte. Je le remercie d’une voix presque inaudible. L’ombre d’un sourire traverse son visage. Je sens mes épaules s’affaisser de soulagement. Il n’est donc plus fâché, et tant mieux, mon weekend n’en aurait été qu’encore plus long autrement…

Nous traversons donc ensemble le corridor de baies vitrées menant au hall d’accueil du service et, alors que je me dirige instinctivement en direction de l’interrupteur ouvrant la double porte automatique fermant le secteur A, Ethan secoue la tête.

— Et si on commençait plutôt par l’autre secteur cette fois-ci ?

Je m’arrête dans mon élan afin de le regarder, surprise.

— J’ai deux trois bricoles à récupérer en salle des internes avant qu’on ne commence, tu n’as qu’à aller récupérer les premiers dossiers et entamer la lecture des fiches sur l’ordinateur portable, ok ?

Un nouveau sourire vient étirer les lèvres d’Ethan. Le genre de sourire que je ne lui ai encore jamais vu et qui a le don de me paralyser subitement sur place, totalement décontenancée. Je le regarde se glisser dans l’encadrement de la porte de la salle jusqu’à ce que le battant ne se referme dans son dos, le lecteur numérique commandant l’ouverture émettant le petit déclic annonçant que le levier s’est à nouveau enclenché. Je rêve ou Ethan Barbier vient de m’adresser son premier sourire sincère ? Je secoue la tête. Je dois avoir rêvé, il n’y pas d’autres possibilités…

Cinq minutes plus tard, je suis pourtant occupée à relire encore et encore en diagonale les quelques lignes à peine rédigées du dossier de la vingt, les pensées vagabondant dans le lointain, songeant tantôt à l’excitation qui doit commencer à agiter ma petite sœur à la veille de sa compétition, tantôt à notre dispute de ce matin, tantôt au sourire ravageur d’Ethan… Je secoue la tête.

Mon portable vibre. Je le tire de ma poche et allume la vitre afin de contrôler l’émetteur du message mais le ré-éteint presque aussitôt, déçue par la simple notification apparue en haut de l’écran. Je sais que je devrais envoyer un message à ma sœur, lui demander si tout va bien, la rassurer, lui répéter – encore et encore – qu’elle ne doit pas s’inquiéter et que tout ne peut que bien se passer… mais à quoi bon ? Je me sens déjà tellement coupable à l’idée de l’avoir lâchement abandonnée lors de ce premier jour si angoissant pour elle. Cette compétition semblait tellement importante et je ne serai pas là pour l’encourager. Non, je ne serai pas là-bas mais coincée ici, le menton posé sur la main, les yeux perdus dans le vague, dans l’attente d’une énième mauvaise réflexion d’Ethan et de la dispute qui s’en suivra inexorablement…

— C’est parti, tu es prête ?

Je sursaute en entendant la voix du jeune homme dans mon dos. Inconsciemment, je range mon téléphone portable dans la poche de ma blouse, bafouillant comme une enfant prise en faute :

— Oui… Oui, oui, je suis prête…

— Tant mieux !

Le sourire qui étire à nouveau les fines lèvres de l’interne annonce sa bonne humeur et je ne peux que tomber à nouveau sous le charme de ses dents blanches et de l’étincelle pétillante de malice qui illumine ses yeux noirs. D’un rapide coup d’œil, je constate que le jeune homme a changé de blouse, sans doute également remis du déo – tiens donc ? – et attrapé un bon stock d’outils d’examen qu’il a fourré dans ses poches – à l’exception du stéthoscope passé autour de sa nuque, suffisamment bien en vue pour que tout patient présent dans la chambre n’ait pas à se poser la question sur l’identité du véritable médecin de la pièce -.

— Tu comptes me reluquer encore longtemps comme ça ou commencer à me faire le compte-rendu de la seize ?

Je pique un fard en détournant rapidement le regard. Je suis tentée de rétorquer que je ne le « reluquais » certainement pas mais, prise en flagrant délit, je risquerais simplement de me prendre un énième ricanement en guise de réponse alors je m’abstiens.

— Patiente de soixante-huit ans, post-infarctus, dernier jour de convalescence avec une sortie prévue pour demain si ses constantes restent stables, récité-je d’une traite tout en essayant de ne pas me laisser déstabiliser par le regard scrutateur de l’interne près de moi.

— Hum… Comment sont ses constantes ce matin ?

Je hausse les épaules.

— Bonnes je crois : sa dernière prise de sang ne montre rien d’anormal – en tout cas, autant que je puisse en juger – et…

— Sois plus précise.

Je quitte brusquement l’écran du regard, papillonnant des yeux, légèrement étourdie devant le ton subitement dur et cassant d’Ethan. Mais, à ma grande surprise, le regard du jeune homme n’est ni glacé, ni sévère, simplement… concentré.

— Je te demande pardon ? hésité-je.

— Je peux ?

Avec une souplesse plutôt inattendue, le jeune homme se penche dans ma direction. Je frissonne en sentant le contact de ses doigts sur le dos de ma main. Un sourire étrange s’étire sur son visage.

— Prendre la main sur l’ordinateur ? finit-il dans un demi-sourire en indiquant la souris de la main.

— Euh, oui bien sûr !

Légèrement déstabilisée, je m’écarte afin de lui laisser la place, prenant soin de faire quelques pas en arrière pour me tenir en retrait. Je n’ai aucune envie de revivre l’instant d’intimité de ce matin. Mais malgré toutes mes précautions, je ne peux quitter sa silhouette des yeux et la beauté du corps se dessinant devant moi sous la blouse blanche immaculée. Je déglutis en repoussant les pensées lubriques qui commencent à envahir mon cerveau. Je ne dois pas me laisser déconcentrer…

En quelques clics, Ethan affiche à l’écran les derniers résultats de la patiente. Je le regarde faire sans rien dire, bien trop occupée à imaginer le jeune homme sans ses vêtements. Bon sang ce que c’est perturbant !

— Le docteur Linois aime que les choses soient claires, précises, synthétiques. Il n’aime ni les « à peu près », ni les hésitations, reprend Ethan en se tournant vers moi. Si tu ne veux pas qu’il puisse profiter de ton ignorance pour façonner ses remarques, regarde et apprends. Une bonne réponse vaut avec lui mieux que dix à priori. Ok ?

Je quitte brusquement la contemplation de ses bras et hoche précipitamment la tête.

— Parfait. Alors viens, je vais te montrer deux ou trois trucs l’exté.

Je fais la moue, dubitative.

— Dois-je te rappeler que je ne suis pas…

— Médecin, je sais, me coupe Ethan sans se départir de son sourire. Mais tu as choisi de ne pas pouvoir profiter de ton weekend au profit d’une garde avec moi alors, autant que tu en apprennes quelque chose, non ?

Je souris en secouant la tête.

— Si tu le dis.

— Allez viens.

La main d’Ethan vient se poser dans le creux de mon dos et je sens le rouge me monter à nouveau aux joues à son contact. Mais à quoi est-ce que je joue là bon sang ? Je ne devrais pas me laisser ébranler de la sorte et pourtant…

Le poing du jeune homme s’abat trois fois sur le battant de la porte affichant le numéro seize, me sortant de ma torpeur. Un faible « Entrez ! » lui répond de l’intérieur de la pièce et le jeune homme m’invite à ouvrir la porte. Je m’exécute et pénètre donc dans la vaste chambre. Un seul des deux lits se trouve occupé par une ravissante vieille femme au sourire chaleureux, visiblement en pleine lecture d’un vieux roman à la couverture impeccablement conservé. Je suis tentée de pencher la tête pour en lire le titre sur la tranche mais me retiens de justesse en entendant Ethan saluer la patiente.

— Comment allez-vous aujourd’hui ? demande-t-il d’un ton que je lui trouve presque trop joyeux.

— Mais parfaitement bien jeune homme ! Il fait un temps magnifique et j’ai la chance de pouvoir profiter de cette incroyable baie vitrée ! On se croirait presque à l’hôtel si les repas n’étaient pas aussi exécrables !

La vieille femme rit et je ne peux que constater qu’elle est encore très jolie malgré son âge, la pureté de sa peau et l’élégance de ses courts cheveux blancs impeccablement entretenus laissant deviner une femme coquette et soignée. Je retiens un pouffement silencieux en apercevant le sourire étincelant qu’elle adresse à mon acolyte en le voyant approcher, son stéthoscope à la main. La présence de l’interne est visiblement loin de lui déplaire.

— Vous avez bien raison ! s’enthousiasme ce dernier en venant se placer près du lit de la patiente. Je ne me suis pas présenté : je suis l’interne de garde ce weekend, et, si vous le permettez, je voudrais vérifier deux ou trois choses ?

— Bien entendu jeune homme, faîtes.

Faisant passer son stéthoscope par-dessus sa nuque – que je trouve d’ailleurs toujours agréable à contempler -, Ethan vient le plonger sous la tunique blanche mouchetée de gris. Comme toujours, je danse d’un pied sur l’autre, ne sachant trop où me mettre, consciente – comme lors de chacune des visites – de n’avoir pas grand-chose à faire dans cette pièce. Pendant ce qui me semble d’interminables secondes, je vois la main d’Ethan passer de droite à gauche sur le torse de la patiente, lui intimant tantôt d’expirer, tantôt d’inspirer plus profondément. Enfin, je le vois se redresser, un sourire satisfait aux lèvres.

— Tout est parfait ! Vous vous portez bien.

La vieille femme rit doucement.

— Bien entendu que je me porte bien ! Et je ne serai pas fâchée de sortir enfin de cet hôpital !

— Demain Madame Azel, demain.

J’en suis à scruter le bord de mes ongles afin de ne pas exploser de rire devant le rentre-dedans malicieux de la vieille femme lorsque je sens le regard d’Ethan se poser sur moi.

— Est-ce que tu veux écouter ?

— Quoi ?!

Je relève la tête, surprise, et observe le stéthoscope tendu dans ma direction avec perplexité. Mon regard oscille rapidement entre la main du jeune homme et son visage à l’expression sincère. Bordel mais je n’y connais rien ! Je ne suis même pas sûre de pouvoir entendre grand-chose dans ce truc…

Le regard de la patiente se pose sur moi pour la première fois, semblant me découvrir. Le large sourire qu’elle me lance est plutôt avenant.

— Vous devriez écouter votre petit ami et venir écouter ce cœur ma petite ! Approchez ! Je ne risque pas de vous manger !

J’ouvre la bouche pour protester. Ethan n’est pas mon copain ! Le jeune homme pose un doigt sur ses lèvres, m’intimant le silence, un sourire amusé traversant son visage. Bien entendu, la confusion l’arrange bien… Reportant donc mon attention sur la patiente, je lui adresse mon plus beau sourire.

— Si vous saviez ! Ce n’est pas tant vous que je crains mais lui !

La vieille femme rit doucement. En revanche, Ethan secoue la tête en fronçant les sourcils. Aïe ! L’ai-je blessé ? Ça ne serait pas la première fois… Je tente une approche plutôt timide dans sa direction et viens prendre place à ses côtés, veillant toutefois à respecter une certaine « distance de sécurité » entre nos deux espaces vitaux. Je le regarde prendre le temps de calibrer le petit cercle métallique sur une zone confortable d’écoute.

— Ici, ça sera parfait.

Retirant les embouts de ses oreilles, Ethan me tend le stéthoscope. Je tends à mon tour une main hésitante dans sa direction.

— Tu es un peu loin, fait remarquer le jeune homme en attrapant mon poignet pour m’attirer plus près. Viens donc là que je t’explique.

Et sans attendre mon assentiment, il vient me plaquer contre lui de sorte que je me retrouve bientôt coincée entre son corps et le lit de la patiente. Les effluves de son parfum s’enroulent autour de moi comme la toile d’une araignée et je me sens tout à coup comme la proie ficelée prête à être dévorée. Je suis si près du torse du jeune homme que je peux sentir les battements de son propre cœur contre le mien.

— Crois-moi, tu vas me payer ça, chuchote Ethan contre mon oreille tandis qu’il place le stéthoscope autour de mon cou.

Les battements de mon cœur font une embardée alors que je cale les embouts dans mes oreilles. Merde, sérieusement ? J’ai beau me forcer à ne pas réfléchir, je ne parviens à entendre que les cognements sourds de mon propre cœur au fond de ma poitrine. Concentre-toi bon sang ! me sermonné-je en fermant les yeux pour forcer mes pensées à s’estomper. Mais Ethan est si près… tellement près… beaucoup trop près… Et ses mains autour de ma taille, bien trop perturbantes à mon goût.

Oh allez Laura, un petit effort… Je plisse les paupières, concentrant toute mon attention sur les sons sourds et lointains du stéthoscope. Un son sourd. Et lointain. Comme un battement. Sourd. Et lointain. Je tressaille en prenant une brusque inspiration.

— Ça y est je l’entends, murmuré-je.

Je rouvre les yeux en souriant. C’est tellement… excitant !

— Ça y est, je l’entends ! répété-je en tournant la tête en direction d’Ethan.

Un sourire traverse le visage du jeune homme.

— Alors comment trouvez-vous ce cœur jeune demoiselle ? Ne dirait-on pas que j’ai encore vingt ans ?

Je me retiens de lever les yeux au ciel en comprenant que le clin d’œil malicieux de Madame Azel ne m’est pas tant adressée qu’à mon partenaire, dont les mains sont pourtant toujours posées sur ma taille. Je le sens d’ailleurs prêt à ajouter quelque chose lorsque le son de son bipper retentit brusquement dans la pièce. Je me retourne pour voir Ethan se redresser en grimaçant et attraper le petit téléphone de service dans la poche de sa blouse.

— Allô ?

Sa voix est aigre, presque acide et je ne peux que deviner le flot d’excuses déversé à l’autre bout du fil par son interlocuteur. Je me débarrasse rapidement du stéthoscope afin d’essayer de percevoir quelques bribes de conversation mais Ethan s’est déjà éloigné dans un coin et cela devient presque mission impossible lorsque la patiente près de moi se décide à me tenir la conversation.

Ethan grimace à nouveau en ajoutant un « Je vois » de circonstance. L’instant d’après, il raccroche en revenant dans notre direction, le visage plus sombre. Je fronce les sourcils à son intention, murmurant un « Tout va bien ? » du bout des lèvres mais le jeune homme ignore ma question et adresse un sourire plus poli qu’enthousiaste à la patiente derrière moi.

— Bien, fin de la visite. Tout va bien pour vous Madame Azel. Si votre dernière nuit ici est tranquille, vous pourrez rentrer chez vous demain, comme promis. Je repasserai vous voir ce soir.

Pivotant sur ses talons, Ethan m’invite d’un signe de la main à le suivre. Je prends donc congé à mon tour de « Madame Azel » en la remerciant pour sa patience et emboîte le pas à mon supérieur, visiblement pressé de regagner le couloir. Je dois me glisser souplement entre le battant et l’encadrement de la porte avant que celle-ci ne se referme dans mon dos. Nous sommes à peine parvenus dans le couloir qu’Ethan s’empresse de consulter à nouveau ses messages.

— Quelque chose ne va pas ? m’empressé-je de demander, à la fois inquiète et curieuse. Les urgences à nouveau ?

Ethan décide encore une fois d’ignorer mes questions.

— Je te libère pour ce matin. Profites-en pour aller manger.

— Et toi ? Tu ne viens pas ? répliqué-je en fronçant les sourcils.

— Ton ventre grogne depuis pas moins d’une demi-heure, c’est exaspérant, fait remarquer le jeune homme en relevant pour la première fois la tête de son téléphone, pas le mien. Ne t’occupe pas de moi, je suis un grand garçon, je sais le faire tout seul. Je dois y aller, je suis attendu. On se retrouve plus tard, je te biperai.

Instinctivement, je pose ma main sur mon ventre en rougissant. Je n’avais pas remarqué que mon estomac criait à ce point famine ! Même avec un stéthoscope dans les oreilles, j’aurais dû l’entendre non ? Je relève la tête afin de poser la question à Ethan mais ce dernier a déjà tourné au coin du couloir du service, disparaissant de mon champ de vision. Je sens mon cœur se serrer au fond de ma poitrine. Mensonge ou excuse ? Décidément, Ethan est bien difficile à suivre…

***

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