[5] A la croisée des serments (2/7)

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[2.]

La pose de stent est une routine finalement assez agréable à regarder. Peu de sang, un silence à la fois extrêmement angoissant et pourtant si excitant, une précision chirurgicale époustouflante, et un interne au comble de l’excitation.

Après m’avoir avoué ne pas avoir eu de « coéquipiers de bloc » à qui parler ces dernières semaines, Adrien – c’est apparemment comme ça que se nomme l’interne de bloc – passe une grande partie de son intervention à tenter de m’expliquer le plus infime geste des chirurgiens en place et ce, bien que je n’y connaisse pas grand-chose. Je finis par voir le bloc opératoire réellement comme quelque chose d’aussi impressionnant qu’intéressant et je bois chaque parole et chaque explication de l’interne à mes côtés - dont le soutien et la gentillesse semblent infinis – avec admiration. Nos chuchotements et nos fous-rires nous valent deux ou trois regards courroucés du reste de l’équipe à laquelle Adrien s’empresse de s’excuser poliment, non sans un sourire amusé aux lèvres.

L’opération a beau n’avoir rien de particulier et ne pas présenter de mauvais pronostics, je me sens quand même un peu nauséeuse et étourdie en retirant dans le couloir de préparation la charlotte, le masque et les surchausses. Il est midi très largement passé et je n’arrive pas à savoir si l’état vaseux de mon estomac est dû à la faim ou aux dernières longues minutes que je viens de passer debout face à une table d’opération.

Le bras qui se pose tout à coup autour de mes épaules m’arrache un sursaut de surprise.

— Alors ? Pas mal hein ? Et encore, tu n’as assisté qu’à une petite opération de routine. Il y a bien mieux à voir crois-moi !

Je souris timidement en terminant de me déséquiper, un peu fébrile.

— Si tu le dis… Mais je ne suis pas sûre d’être assez solide pour une opération ouverte plus… grandiose.

Je ris nerveusement. Le sourire de l’interne s’élargit encore, découvrant des dents blanches et brillantes parfaitement alignées. Maintenant totalement déséquipé, en simple jean et tee-shirt noir, je lui trouverais presque un côté charmant appréciable. Je secoue la tête. Non, j’ai déjà bien assez d’un Ethan dans mes pensées…

— C’est normal d’être un peu patraque la première fois. Entre l’appréhension du bloc, le masque et la position statique, ton corps a besoin de récupérer. Ça te dirait qu’on mange ensemble ? Je vais rejoindre des potes au self. Ils sont plutôt sympas, tu devrais venir.

J’adresse un nouveau signe de tête désapprobateur à l’intention d’Adrien. En toute honnêteté, je ne pense pas que mon estomac soit capable d’avaler quoi que ce soit… Pas maintenant en tout cas.

— Je te remercie infiniment pour tout ce que tu as fait pour moi et pour toutes tes explications mais… je ne suis pas sûre de pouvoir manger après ça, crois-moi.

Voyant que le jeune homme s’apprête à répliquer, je m’empresse de lever les mains en guise d’apaisement et reprends :

— Je sais que tu vas surement rire et dire à tous tes potes ce midi que je suis une petite nature fragile mais c’était la première fois que je mettais les pieds au bloc et… toute cette « agitation »… enfin bref, je n’ai pas faim. Mais merci quand même !

Sans lui laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit, je récupère ma blouse accrochée sur l’un des porte-manteaux, pivote sur mes talons et me dépêche de quitter les lieux.

Je pousse un soupir de soulagement en sentant l’air frais des couloirs de l’hôpital inonder mon visage. Après plus d’une heure et demie enfermée dans un bloc stérile, respirer le grand air – même aseptisé – des couloirs me fait le plus grand bien. Je sens mes forces me revenir subitement tandis que je déambule au hasard à travers plusieurs corridors dont j’ignorais jusqu’ici l’existence. Je croise quelques médecins en pause déjeuner que je salue poliment de la tête et plusieurs groupes d’infirmiers et aides-soignants, le café à la main, occupés à plaisanter. Quelque part, je leur envierai presque leur complicité. La hiérarchie et les rôles de cet hôpital ne semble ni les préoccuper, ni les concerner, tandis qu’entre nous autres, médecins et pharmaciens…

— Tiens donc ! Enfin sortie du bloc !

Je me retourne, surprise. Marine m’adresse un large sourire en écartant les bras. Je lui retourne la politesse.

— Tu en as profité à fond j’espère ? me sermonne l’interne aux longs cheveux noirs, petite veinarde ! Même nous on n’obtient pas autant de passe-droits ! Presque six mois que je suis ici et figure-toi que je n’ai même pas encore eu la chance de mettre les pieds dans un bloc ! Ni de près ou de loin !

— Plus que deux mois à tenir avant ton anniversaire alors ! ricane Claire.

Les yeux de Marine se plissent en tentant de foudroyer ceux de sa camarade, déjà posés sur moi.

— Deux heures debout, tu dois avoir faim ! On allait justement déjeuner, tu veux venir avec nous ?

Le souvenir des odeurs dégagés par les assiettes suffit à me rappeler ma nausée et je dois étouffer un nouveau haut-le-cœur.

— C’est gentil merci, dis-je en lui lançant un sourire abusif, mais je n’ai pas faim et je dois retourner en service. J’ai pas mal de travail qui m’attend.

Et il faut que je prenne le temps de remercier correctement Ethan. De ce que j’ai rapidement pu en juger, le jeune homme ne fait encore une fois pas partie de la joyeuse petite troupe. Il est donc fort à parier que je tombe nez à nez avec lui en salle des internes.

Claire a un sourire forcé.

— Bien, comme tu veux alors ! Tu nous raconteras ça plus tard ?

— Promis.

La jeune femme pose une main sur mon épaule avant de me dépasser pour rejoindre le reste des internes déjà avancés dans le couloir menant au self. Je les regarde disparaître derrière la double porte battante et me décide enfin à rejoindre l’escalier dérobé menant au quatrième étage.

-

En ouvrant la porte de la salle des internes, je m’attends presque à trouver Ethan seul devant son ordinateur. Ce qui n’est finalement malheureusement pas le cas.

Je me force à sourire en direction d’Alexandra, occupée à pianoter avidement sur le clavier du sien.

— Alors, comment c’était ?

La jeune femme me lance un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Elle doit être débordée, songé-je. La laisser gérer seule deux services un lendemain de fêtes n’était sans doute pas le plus beau des cadeaux que je puisse lui faire. Je sens d’un seul coup toute la joie accumulée par mon intervention s’évaporer.

— C’était super. Merci beaucoup pour ce cadeau, me contenté-je de lâcher d’une voix neutre en m’approchant d’elle, mon sempiternel café à la main.

Je m’approche afin de déposer le gobelet sur le bord du bureau. Mon regard est instantanément attiré par les notes griffonnées anarchiquement sur le carnet de ma supérieure.

— Tu devrais faire une pause, fais-je remarquer. Aller manger. Je peux prendre le relai si tu veux.

La jeune femme lève pour la première fois son regard vers moi.

— C’est très gentil de me le proposer mais on a énormément de boulot aujourd’hui et…

— Et tu vas avoir besoin de manger un bout si tu veux tenir le coup, complété-je d’un ton adouci. Vas-y, je t’assure ! Je peux très largement me débrouiller toute seule avec tes notes.

Un sourire timide éclaire le visage de la jeune femme.

— C’est vrai ? Mais et toi ? Tu n’as sans doute pas encore eu le temps de manger non plus après l’opération ? Tu dois être affamée !

— Non, ça va, mens-je d’une voix étrangement calme.

— Tu es sûre ? insiste gentiment Alex, tu ne veux pas aller te chercher un sandwich ou un truc du gen…

— Alexandra, ne t’occupe pas de moi, la sermonné-je doucement, un brin agacé. Je suis une grande fille, je sais le faire toute seule.

Un léger ricanement retentit dans mon dos. Je me retourne tandis que la porte de la salle se referme en claquant. Je ne l’ai même pas entendu s’ouvrir… Ethan me lance un regard amusé à la dérobée tout en venant se couler sur un siège. C’est comme si sa simple présence suffisait à effacer tout ce que je m’apprêtais à dire et je laisse un long silence retomber autour de nous sans parvenir à le quitter du regard.

— Bon, très bien.

Je sursaute en entendant le soupir d’Alexandra à mes côtés. Je suis néanmoins soulagée de voir que la jeune femme a choisi de capituler rapidement cette fois-ci. La pharmacienne du service se lève en se débarrassant souplement de sa blouse sur le dossier de sa chaise.

— Tu trouveras toutes mes notes sur les entrées du secteur B dans les pages alentours. Je n’ai pas eu le temps de m’attaquer au secteur A. Si tu as une minute…

— Bien sûr !

Je m’empresse de prendre la place de ma responsable en arborant un large sourire enjoué. Alexandra m’adresse un hochement de tête approbateur avant de s’éloigner en direction de la porte. Juste avant d’en franchir le seuil, la jeune femme semble se raviser :

— Et si tu as besoin de quoi que ce…

— Vas-y ! l’imploré-je. Je gère je te dis !

Les lèvres de la trentenaire esquissent un « merci » amical et elle disparait. Je pousse un soupir.

— On est trop fragile pour déjeuner ? ricane Ethan dans mon dos.

Je lui jette un coup d’œil par-dessus mon épaule mais le jeune homme semble préférer rester concentré sur les derniers résultats affichés à l’écran.

— Je n’ai pas faim.

Etrangement, face à Ethan, mon mensonge ne sonne plus vraiment juste et, chose plus surprenante encore, l’interne choisit de ne pas répliquer. Je me détourne en réfléchissant. Depuis combien de temps était-il dans la pièce au juste avant que l’on ne s’en aperçoive ? A-t-il entendu le début de notre conversation ?

— Au fait, comment s’est passée l’intervention ? Tu n’avais pas l’air très enjouée tout à l’heure, ton cadeau ne t’a finalement pas plu ?

Il a entendu le début de notre conversation… Ma bouche se tord en une grimace.

— Si bien sûr ! J’ai adoré, c’était super et Adrien est un très bon professeur…

— Contrairement à d’autres c’est ça ? ricane à nouveau nerveusement Ethan.

Je croise mes mains sous mon menton, prenant le temps de réfléchir à la meilleure réponse à cette question.

— Je ne dirai pas ça…

Les doigts d’Ethan suspendent leur mouvement au-dessus des touches du clavier. Je le vois du coin de l’œil se tourner dans ma direction. Je me tourne à mon tour avec lenteur pour lui faire face, inspirant profondément afin de plonger mon regard dans le sien.

— Je me suis rendue compte que je n’avais pas vraiment pris le temps de te remercier pour tout ça, annoncé-je dans un sourire. Alors voilà : merci. Sincèrement. C’était vraiment un super cadeau d’anniversaire !

Un sourire sincère s’étire sur le visage de l’interne. C’est la première fois. Et c’est terriblement perturbant…

— A charge de revanche alors ? demande le jeune homme en esquissant un clin d’œil dans ma direction.

Je souris à mon tour.

— A charge de revanche, acquiescé-je.

Ethan se lève en attrapant ses affaires.

— Je dois te laisser, j’ai pas mal de boulot aujourd’hui, c’est vraiment la folie depuis ce weekend… On se verra lors de tes visites dans le secteur. En attendant, essaie d’aller avaler quelque chose, c’est important. [J’ouvre la bouche pour protester à nouveau mais il m’interrompt en levant un doigt en guise de prévention] Oh, et ne m’oblige pas à aller te chercher une barre de céréales s’il te plaît. J’ai autre chose à faire que baby-sitter une externe en pharmacie, ok ?

Je secoue la tête.

— Ok ?

Les yeux d’Ethan prennent une couleur sombre affolante.

— OK ! m’empressé-je de mentir pour le rassurer. Ok, je prendrai le temps d’aller me chercher quelque chose à manger. Après avoir terminé ça…

L’interne ne semble pas vraiment convaincu. La porte s’ouvre, laissant entrer une infirmière, une petite pochette à la main.

— Ah Ethan, parfait ! souffle-t-elle. Les résultats d’admission de la trois. On peut regarder ça avant que tu partes manger ?

Ethan grommelle quelque chose que je ne comprends pas et, après un dernier regard foudroyant à mon intention me défiant de ne pas tenir ma promesse, il disparait à son tour hors de la salle. Je ne peux empêcher un sourire béat de se dessiner sur mon visage. Tout ceci en serait presque mignon dîtes-moi…

***

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