Rouge encore

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Paris, 2033

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

L'obscurité semblait désormais venir de l'ouest, comme la neige qui commençait à tomber en minuscules flocons piquants.

Les rues s'assombrissaient lentement. De rares lampadaires projetaient des taches de lumière famélique.

Les rares passants emmitouflés pressaient le pas afin d'être rentrés avant le couvre-feu.

Des odeurs de gasoil et de feu de bois remontaient de soupiraux entrouverts.

Teodor s'appuya brièvement contre une façade d'immeuble dont la surface friable tomba en fine poussière grise.

Il crut sentir son cœur sauter un battement. Il prit une profonde inspiration et redressa les épaules. Il réalisa à quel point il avait peur. Ses jambes peinaient à le porter. Il se sentait vieux et désemparé par l'ampleur du désastre.

Il s'agissait maintenant de s'échapper le plus loin possible.

Pour le moment, Teodor espérait qu'il n'était pas suspecté. La panne de tramway l'avait finalement sauvé de l'arrestation du reste du groupe. Après avoir pressé le pas pour rattraper le temps perdu, il avait tourné dans la rue, les yeux au sol, et avait tressailli au reflets bleus et rouges qui scintillèrent sur la neige. Il avait levé les yeux pour voir les miliciens emmener déjà plusieurs de ses compagnons dans des véhicules noirs. Il avait tressailli mais avait poursuivi sa marche : un soldat l'avait aperçu et l'observait du coin de l'oeil. Faire demi-tour eût été bien trop suspect.

Il s'était forcé d'ignorer les silhouettes blindées de la soldatesque malmener ses frères, et avait gardé le regard baissé sur le trottoir. Il composait un rôle, échafaudait un prétexte, s'inventait la visite à une tante pour justifier sa présence dans ce quartier pour le cas où on lui poserait la question.

Au coin le plus proche, il avait bifurqué et avait couru.

Il pantelait à présent, cherchait de l'air pour son esprit engoncé. Il ne faudrait pas longtemps pour qu'ils remontent jusqu'à lui. Leurs précautions semblaient n'avoir pas été suffisantes. L'espoir vint à lui manquer.

Il songea que ses traces étaient visibles dans la neige. Il lui fallait rejoindre une rue ou un boulevard plus fréquenté.

Il songea que l'insouciance avait déserté le pays pour les Territoires Libres, et avait plongé les Fédérations de l'Ouest dans un tourment insaisissable.

Un couvercle de plomb s'était abattu depuis la victoire des Forces de la Novation aux dernières élections. La propagande avait de nouveau fait son œuvre.

De son pays, plus à l'est, il était venu ici faire profiter aux résistants de son expérience en matière de dissidence qui lui avait permis, au sein de son groupe, de libérer sa nation.

Teodor resserra les pans de son manteau et réajusta son masque. Il venait de déboucher sur l'ancienne rue de l'Opéra, récemment renommée Boulevard Oulianov et se dirigeait vers l'embouchure du métro mais se ravisa aussitôt. Les détecteurs auraient eu tôt fait de l'identifier.

Il lui fallait trouver un abri. Bien qu'il avait envisagé que leur groupe ait pu être compromis, il se refusait à accepter que tout ce qu'il avait était désormais perdu. Le petit appartement, le fauteuil où il lisait, les biscuits au citron. Tout se recouvrirait de poussière qui, lorsque sa culpabilité serait établie, serait remuée par la police qui perquisitionnerait ses rares affaires, ses chaussures déçues et ses espoirs élimés.

Il en vint à considérer l'impensable.

Mais cela requérait un peu de préparation.

Il tentait de se remémorer les rites et usages. Il ne fallait surtout pas attirer l'attention. Se fondre dans la masse.

Il s'observa en passant dans une vitrine et jugea que son apparence pouvait suffire.

En chemin, il revoyait les visages de ses camarades. Istvan, très grand, très maigre, très calme, Evgenia, son optimisme et son profil royal, Konstantin, son intelligence, sa voix irritante et son crâne dégarni.

Tous avaient reconnu, il y a plusieurs mois de cela, les signes avant-coureurs. La bête rouge renaissait de ses cendres, jamais vraiment refroidies, à leur porte. Les pays des Territoires Libres avaient appris, s'étaient révoltés, et avaient vaincu la grande entreprise de corrosion des êtres humains. Ils avaient lutté depuis des caves, des lieux secrets, des forêts, avaient recruté et formé des dissidents et s'étaient soulevés contre leur tyran de fer.

Alors, quand le résultat des élections des Fédérations de l'Ouest avaient porté, avec force propagande captieuse et impostures de velours, au pouvoir un petit homme hargneux à lunettes, ils ont assez rapidement pris leur décision : ils ne laisseraient pas la lumière s'éteindre sur une partie de l'humanité. Leur combat n'était pas terminé.

Arrivé devant l'Egliquée, il leva la tête vers les silencieuse silhouettes sculptées des tours noires dans le ciel bleu du crépuscule nautique.

Dans le hall d'entrée, un écran tactile demandait de choisir entre les trois Dévotions. Teodor opta pour celle qui lui était la plus familière et une porte s'ouvrit à sa gauche.

Il entra dans la partie de la longue bâtisse qui était consacrée au culte qui se rapprochait le plus de ce qui fut jadis la chrétienté. En vertu des accords d'asile, il se savait maintenant à l'abri. Il ignorait cependant pour combien de temps .

Il s'assit sur un des longs bancs de bois artificiel et aussitôt un écran prit vie face à lui. Des options lui furent proposées. Une célébration complète, une confession, une Absolution Express© payante, les Textes autorisés et expurgés, et d'autres choix qu'il ne prit pas la peine de lire. Son fâcheux penchant pour la littérature lui fit choisir les Textes et, parmi eux, celui qui lui parût le plus adapté à sa situation brûlante : le Livre de Job.

Teodor n'ignorait pas qu'il devrait prendre une décision avant de sortir. Le plus simple était d'expier sa faute, renier ses amis et rallier les Force de la Novation. Il ne se sentait pas prêt, cependant, à brûler ses convictions comme on jette un livre au feu. La puissance de l'espoir n'était pas un ennemi facile à terrasser dans un crâne tempétueux. Il continuait à penser qu'un orage ne dure jamais, qu'une intempérie, même politique, ne peut subsister éternellement.

Il entendit un bruit et releva la tête. Un Desservant venait d'entrer, les mains croisées devant lui. Teodor était seul. Leurs regards se rencontrèrent.

L'homme de Dévotion s'approcha et lui fit un signe qui lui intimait de le suivre.

Teodor hésita un instant, mais obéit à une impulsion inconnue : celle de la chute en avant. L'homme le mena dans une petite pièce adjacente meublée d'un bureau très simple, d'une armoire bancale, d'un lit simple recouvert d'un drap bleu clair et d'une chaise. Il lui fit signe de s'asseoir pendant qu'il ouvrit l'armoire et en sortit une boîte en fer. Il en extrait une sorte de terminal très rudimentaire, dont sortaient des câbles approximativement soudés.

Il mima un geste.

Teodor lui tendit son Porteur.

L'homme le brancha et commença à faire courir ses doigts sur son écran.

Teodor l'observa. Il lui donnait moins de quarante ans. Un visage émacié, de grands yeux noirs lumineux très calmes. Il lui semblait le connaître.

Et soudain, cela lui revint : c'était le Desservant qui avait été arrêté pour abus de sacerdoce. Le Bulletin avait évoqué ce cas avec force adjectifs désobligeants. Il n'était pas parvenu cependant à convaincre l'ensemble du lectorat. Teodor ignorait qu'il avait été relâché.

L'homme de foi débrancha le petit appareil électronique et le rendit à Teodor, qui l'interrogea du regard.

Le Desservant baissa furtivement son regard sur le petit écran.

Teodor se rendit compte que son positionneur était désormais désactivé.

Il hocha la tête en remerciement.

Il se leva, le Desservant l'imita. Il tendit la main. L'homme lui serra en le dévisageant.

Il se demanda quelle porte Teodor allait choisir.

Celui-ci consulta sa montre : il leur avait laissé assez de temps. Ils devaient l'attendre au dehors, devant l'entrée principale.

La nuit était complètement tombée.

Teodor hésitait, estimait ses chances d'échapper à la torture, qui lui parurent atrocement minces.

Il revint pourtant vers la porte qui donnait sur la salle de Dévotion et sortit de la petite pièce.

Il marcha lentement entre les bancs.

Le Desservant lui avait permis de gagner du temps. Survivre un jour de plus pour se battre encore.

Mais il craignait que sa vie ne fût trop brève pour une douce conclusion. L'Histoire, seule, jugerait ce retour aux rouges heures des trains blindés, des jugements expéditifs, et de l'abaissement des murs de fer. Sa faute à lui avait été d'avoir choisi la liberté.

Il devait à présent le payer. Et il lui restait seulement, pour compenser cette vie, cette mort.

Il se sentit triste un instant. Il aurait tant voulu entendre une dernière fois le Miserere d'Allegri. Une larme furtive coula sur sa joue. Il tenta d'apercevoir son regard dans un vitrail pour vérifier qu'il y subsistait une lueur, et se convaincre qu'il lui restait le silence contre les mugissements, le ramdam et l'hourvari tonitruant.

Il se sentait comme le dernier lépreux qui aurait jeté sa crécelle, quand il n'était que le sain parmi les infectés.

Il se demanda si la paix de l'âme résidait vraiment dans le Progrès vanté par les Novateurs et aussitôt rejeta une idée aussi obscène. Comment accepter la répudiation de l'humanité, de l'individu, de la pensée libre au profit de la collectivisation des cerveaux ?

Il posa la main sur la poignée de la porte, inspira l'air consacré et poussa le lourd battant.

Les armes braquées face à lui lui donnaient raison : il était coupable. Et donc innocent.

Il restait légèrement dans l'ombre et entendit « Emmenez-le. »

Il ferma les yeux et attendit la saisie brutale.

Un léger tumulte se fit entendre, mais il ne sentit rien.

Il ouvrit les yeux sur les silhouettes qui s'éloignaient vers les véhicules noirs et aperçut furtivement le regard calme de l'homme qu'on y faisait monter.

Ils avaient arrêté le Desservant.

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