Chapitre 8 : la vérité
Cela fait de longues minutes que je suis là, immobile, enfermée dans une lumière bleutée qui semble s’écouler sur moi comme un liquide invisible. Elle ne réchauffe pas, elle enveloppe. Le sol sous mes jambes est froid, pénétrant, mais je ne bouge pas. Mes bras entourent mon torse, enserrent ma poitrine, comme si ce geste dérisoire pouvait empêcher mes pensées de se fissurer, de s’éparpiller.
La grande salle est vide désormais. Désertée. Plus aucune présence, plus aucun écho. Il ne reste que moi et l’absence. Celle de Nox. Il est parti. Fui, encore une fois. Sans mot. Sans regard. Juste le vide qu’il laisse derrière lui — une absence lourde, brûlante, qui colle à ma peau comme du sel sur une plaie ouverte. Elle ne se contente pas de faire mal. Elle ronge. Elle marque.
Alors j’attends.
Je reste figée dans ce non-mouvement, espérant qu’on vienne me chercher, qu’on m’extirpe de là, qu’on prenne la décision à ma place. Mais rien ne vient. Personne. Rien que le silence. Un silence si intense qu’il finit par hurler plus fort que les cris. Il m’écrase, me presse, m’enveloppe comme un linceul. Il devient insoutenable. Je sens les limites de ma raison s’effriter. Si je reste ici, je vais me briser.
Et puis, soudain, ça change.
Je le sens avant de le voir. Ce souffle subtil dans l’air. Cette tension naissante dans la pierre. Une vibration ancienne que je reconnais très rapidement.
Quelque chose bouge.
Sur la voûte est, le mur commence à se froisser — doucement, comme une toile que l’on plie. Une faille lumineuse s’élève, s’étire, se déforme, puis s’ouvre, révélant un couloir sculpté dans la lumière elle-même. Les parois sont lisses, presque translucides. Un entrelacs de verre vivant et de clarté pure. Il n’y a ni porte, ni seuil, ni symbole. Juste un passage.
Un appel silencieux.
Il pulse doucement, comme un cœur ancien.
Je reste figée.
Mes poumons suspendent leur danse.
Je plisse les yeux, méfiante.
Quelque chose m’attend là-bas.
Ce n’est pas la première fois qu’un passage m’est offert sans explication. Dans ma chambre, avant les épreuves, il y avait cette porte dorée, sortie de nulle part. Je reconnais le procédé, l’appel est muet mais l’évidence étrange de devoir avancer est de retour.
Est-ce une nouvelle épreuve qui m’attend ? Combien y en aura-t-il encore ? Est-ce que l’on décide toujours à ma place — dans cette histoire ?
Je me redresse, les jambes vacillantes, prises entre la raideur et la fatigue. Je n’ai pas la force d’affronter une nouvelle traversée. Mais je n’ai pas le luxe de choisir. Ne pas avancer, c’est être renvoyée là-bas — sur terre, seule. Et ça… ça, c’est hors de question.
Alors je marche.
Chacun de mes pas pèse le double de ce qu’il est réellement. Le couloir se dessine devant moi comme un fil tendu, les bords rayonnant d’une lumière blanche, d’une pureté presque blessante. Les murs pulsent en rythme, une invitation silencieuse, mais je reste sur mes gardes. Je franchis enfin le seuil. Et le couloir m’avale. La lumière, elle, se métamorphose. Elle s’adoucit, se réchauffe. L’espace perd son aura céleste. Il devient plus dense, plus intime. Les murs, aux reflets de brume légère, se courbent avec une délicatesse troublante — comme si cette architecture voulait panser sans guérir, caresser tout en tenant une lame sous la peau.
J’avance, sans bruit.
Il n’y a que moi, le poids des vérités révélées et ce regard… celui de Nox, juste avant de disparaître. Il est là, gravé dans mon ventre, comme une brûlure qu’aucune main ne saurait atteindre. Il palpite encore, même en son absence.
Le couloir s’ouvre, enfin
Le couloir s’ouvre enfin sur une porte blanche. Elle glisse sur le côté dans un murmure et s’ouvre sur une chambre, ou du moins un dortoir. Trois lits alignés, une pièce sobre, sans artifices, sans relief. Pas de lumière vive, pas de recoins obscurs. Juste une chaleur persistante, presque humaine. Les draps sont froissés, déjà habités, sauf celui du milieu.
Sur le lit du fond, une fille lève lentement les yeux. Son visage est fin, sa peau d’une blancheur éclatante, presque irréelle. Ses cheveux noirs tombent en ligne droite, encadrant des yeux bleus, étroits, intenses. Elle respire la douceur, mais quelque chose dans sa posture — une inclinaison de la tête trop mécanique, ce geste répété sans conscience — trahit une habitude ancienne. Elle referme doucement son livre, son regard toujours fixé sur moi.
— Je m’appelle Lys, murmure-t-elle dans un souffle à peine audible.
Sa voix ne percute rien, elle glisse doucement dans l’air, effleure l’espace sans le froisser. Je lui offre un sourire discret, presque absent. Lys semble calme, mais en elle, quelque chose vacille — un feu discret, enfoui, qui tressaille sans brûler.
De l’autre côté, une silhouette s’étire avec une nonchalance assumée. Une crinière rouge tombe sur ses épaules en cascade. Son regard me scrute, le sourcil relevé, la bouche tordue dans une esquisse d’amusement.
— Cassiel, dit-elle, les mots claquant comme une pièce qu’on jette. T’as l’air secouée, la nouvelle. Mauvais timing pour les émotions, les épreuves ne feront pas de cadeaux.
Sa voix est sèche, sans détour. Pas d’hostilité, juste une franchise tranchante comme une lame bien aiguisée. Je ne réponds pas et je m’allonge lourdement sur le lit vide. Le lit du centre, celui entre l’ombre douce de Lys et les flammes acides de Cassiel. Le symbole est parfait.
Les bonnes manières me glissent des doigts. J’ai trop vécu pour prétendre encore. Et je sens, au creux des os, que ce lieu ne va pas m’épargner.
Le silence s’installe dès que mon corps touche les draps. Ce n’est pas celui des épreuves, ni celui de Nox. C’est un autre silence — banal, hésitant. Le genre qui flotte dans les premières heures de cohabitation. Un entre-deux sonore, fait de regards fuyants et de gestes mesurés.
Lys replie ses jambes sous elle, ses bras serrant un coussin comme une armure en coton. Elle m’observe à travers ses paupières baissées, hésite à briser le calme. Cassiel, allongée de biais sur son lit, croise ses bras derrière la tête et fixe le plafond — comme si elle attendait qu’une raison tombe du ciel, juste assez forte pour l’obliger à s’en préoccuper.
— Tu viens d’où, toi ? demande-t-elle finalement, sans détour, en tournant la tête vers moi.
Je pourrais répondre. Peut-être que je devrais. Mais mes paupières sont lourdes. Et mes mots aussi. Je laisse le silence poser ses doigts sur la conversation, puis je murmure, sans chercher à remplir le vide :
— D’un peu partout.
Ma voix râpe, comme un son qui a traversé trop de silences. Cassiel me fixe, impassible. Ses yeux clignent lentement, un mouvement millimétré, presque étudié. Pas d’étonnement, pas de réaction. Elle reçoit. Elle analyse. Elle comprend — sans approuver.
Puis la rouquine s’anime, d’un geste trop vivant, presque irritant.
— Moi je viens du royaume du Mur de Valdéra. Et la jolie fleur là-bas, c’est une native de Lyssara, le royaume voisin, lance-t-elle en pointant Lys du menton, comme si elle la présentait à une cour imaginaire.
Je serre les dents. Les alliances entre royaumes m’importent peu. Mais le mot Mur me transperce. Un fracas dans une nuit trop calme. Je me redresse, le dos raide, les muscles engourdis. Mon regard s’accroche à celui de Cassiel.
— Vous êtes… des filles du Mur ?
Le silence qui suit est dense. Lys hoche la tête avec précaution, les sourcils froncés.
— Oui. Pourquoi ? Tu n’en es pas ?
Je secoue lentement la tête. Cassiel me détaille, plus attentive. Lys me fixe avec des yeux trop grands, tiraillés entre peur et fascination. Un regard d’oiseau tombé du nid.
— Alors… Tu as vécu au-delà du Mur ? demande Cassiel, le ton presque chuchoté. Comment as-tu survécu ?
Leurs regards exigent une réponse. Mais elles n’auront rien. Surtout pas Lys, avec ses gestes tendres et sa peau qui n’a jamais connu les larmes. Cassiel veille sur elle — c’est évident.
Je détourne les yeux. Me laisse glisser contre le coussin blanc, le visage enfoui dans ses fibres silencieuses.
— En laissant des cadavres derrière moi.
Le silence qui suit est lourd. Aucun souffle ne le trouble. Pour une fois que le mutisme ne me trouble pas, il m’énerve. Alors je redresse légèrement la tête, juste assez pour respirer à travers le tissu du coussin.
— Et vous… vous vous êtes rencontrés ici ?
Cassiel ne répond pas tout de suite. C’est Lys qui se penche en avant, son ton aussi doux qu’un murmure au creux de l’hiver.
— On est arrivées ensemble. On a grandi presque côte à côte, nos royaumes sont alliés depuis le début.
Je les observe sans bouger. Cassiel reste en retrait, mais toujours en alerte, les muscles tendus sous la peau tranquille. Lys ne cesse de chercher son regard, comme si ses pupilles lui servaient de boussole silencieuse.
— Moi je suis Lys, princesse héritière du royaume de Lyssara. Cassiel est la nièce de la reine de Velmorra. On a… été élevées ensemble, en partie.
Cassiel se contente d’un hochement de tête. Élevées ensemble, oui. Mais il y a autre chose — dans les interstices de leurs mots, dans les regards prolongés, les sourires esquissés à peine. Une vérité qui ne s’écrit pas. Plus que de la camaraderie.
Je me redresse lentement, le dos contre la tête du lit, les jambes croisées sur le matelas. Mes yeux restent rivés sur Cassiel.
— Vous semblez… proches.
Elle relève à peine les yeux vers moi, mais Lys rougit. Et cette rougeur dit tout ce que les mots taisent.
— On partage beaucoup de choses, répond Cassiel calmement. Les alliances ne sont pas seulement politiques.
Je arque un sourcil. Elle ne dit pas plus, mais je sens dans sa voix qu’elle pèse ses mots. Lys, elle, baisse le regard, un sourire minuscule sur les lèvres.
Je les observe encore quelques secondes. Elles ne s'enfuient pas sous les questions, mais elles ne me donnent pas tout non plus. Intrigantes. Liées. Peut-être par plus que leur enfance commune et le poids de leurs lignées.
— Sarya, dis-je enfin. Mon nom.
Je n’ai rien d’autre à ajouter. Peut-être que je n’ai jamais su plus que ça.
— Sarya, répète Lys, comme si elle goûtait le nom, puis elle sourit. Tu as un air… solitaire.
Cassiel ne dit rien. Mais dans ses yeux, une étincelle. Elle me classe. Elle m’étudie, comme elle l’a fait dès le début. Je réajuste ma position sur le lit — le tissu râpe contre ma peau, mon dos proteste, mais ce n’est rien face à la marée de pensées qui me traverse.
C’est la première fois que j’ai la possibilité de me faire des amis. Au fond de moi, j’en rêve. Alors, timidement, je tente une approche.
— Vous avez déjà rencontré.. vos gardiens ? dis-je, enfin
Cassiel lève à peine un sourcil, attentive. Lys, elle, se penche, une lueur d’intérêt dans les yeux.
— Il était là lors de mon appel, il m’a sauvé la vie, ajoute-je. Mais avant ça.. je ne connaissais pas son existence. Depuis qu’il est dans ma vie, je le sens m’observer. Il reste des heures près de moi, silencieux et caché dans les ombres. Parfois, il disparaît pendant des jours, comme s’il n’avait jamais existé.
— Il te fuit ? demande doucement Lys.
Je hoche la tête.
— Ou bien c’est moi qui fuis. Je ne sais pas.
Une ombre passe dans les yeux de Cassiel. Ce n’est pas de la pitié, juste une compréhension froide. Elle s’échange un regard furtif avec Lys.
— Chez nous, ça ne fonctionne pas comme ça, dit-elle. Les enfants du Mur, dans nos royaumes, connaissent leur gardien dès leur plus jeune âge.
— On sait qui on est, comment les liens se tissent, renchérit Lys. Et on sait pourquoi ils sont là.
Je les regarde, ce calme qu’elles affichent me trouble. Comme si leur destin était une route bien tracée et fléchée, alors que le mien est un sentier plein de brouillard et de crevasses.
— Nos gardiens nous accompagnent depuis toujours, poursuit Lys, une chaleur douce dans la voix. Le mien est dans la cour. Il ne s’éloigne jamais trop.
— Le mien aussi, ajoute Cassiel. Ils nous laissent de l’espace parfois, mais… jamais d’incertitude. Jamais cette impression d’abandon que tu décris.
J’essaye de ne pas montrer ce que leurs mots provoquent en moi. Un mélange de jalousie et de rébellion. Cassiel et Lys ont grandi avec une vérité douce, une présence constante à leurs côtés. Moi, j’ai appris à grandir avec des absences.
Cassiel et Lys parlent encore de leur gardien — des présences familières, fidèles, rassurantes. Moi, je pense à Nox. Il est fait d’ombre et de brume, insaisissable comme une promesse que personne n’a le droit d’entendre. Tantôt à mes côtés, tantôt disparu sans bruit. Il a le don de surgir quand je suis au bord du gouffre, juste assez pour que je ne tombe pas… jamais assez pour que je le retienne.
Je le sais maintenant : Il me cache quelque chose. Je le vois dans ses silences, dans ses absences, dans la manière dont il me regarde sans jamais vraiment me parler. Et je veux la vérité, toute la vérité. Peu importe ce que ça implique. Peu importe ce que je découvre. Je suis prête à tout pour devenir la meilleure des demi-célestes. Prête à tout pour me prouver que je vaux plus que ce qu’on a laissé croire. Je pense encore à ma sœur, parfois. À ce lien qu’on avait, à ce qu’elle représentait. Et même si je doute encore de qui je suis — ange pur ou pas — je vais avancer. Même si ça fait mal. Même si je dois tout perdre. Je veux que plus jamais personne ne doute de moi. Ni eux. Ni moi.
Lentement, je me lève du lit. Le sol est froid sous mes pieds. Je m’approche de la fenêtre. Dehors, la cour semble figée, comme retenue dans une attente sourde. La brume s’accroche aux pierres comme une mémoire qu’on ne peut effacer. Quelque part là-dessous, je le sens. Il n’est jamais très loin, pas vraiment absent, juste… en veille. Comme s’il attendait que je devienne quelque chose, quelqu’un. Ce qu’il refuse encore de me dire.
Je ne sais pas ce que je suis, ni ce qu’il attend de moi — mais je sens que bientôt, l’un de nous deux n’aura plus le choix que de dire la vérité. Toute la vérité.
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