Sire Thomas

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 Sire Thomas était magnifique. Comment pourrait-on en douter ? Un seul regard vers sa lourde armure d’argent, son épée sertie et son écu scintillant suffisait à convaincre les esprits les plus récalcitrants. Pourtant, toutes ces précieuses reliques ne faisaient que souligner la perfection de celui qui les portait au combat. Car de ce visage d’ange, aux longs cheveux blonds et aux yeux d’un bleu profond, ressortait une noblesse indiscutable et un aplomb héroïque. Mais ses yeux demeuraient fermes, car le preux chevalier qu’il était voyageait dans un seul but.

 La forêt était dense et inquiétante en cette fin d’après-midi. Les ombres surgissaient de chaque recoin, de chaque terrier, de chaque buisson pour tenter d’assaillir sa résolution et de meurtrir sa volonté, mais Sire Thomas était inébranlable, aussi les ombres repartaient dans les ténèbres chaque fois qu’il tournait la tête dans leur direction, trop effrayées pour oser croiser son regard. Alors le chevalier poursuivait sa route, protégé de l’inquiétude par une détermination sans failles. Et ni les racines tortueuses aux épines acérées, ni les branches vicieuses aux griffes effilées ne pourraient l’empêcher de mener à bien sa quête.

 Il avait su quoi faire dès que le roi lui avait appris la terrible légende de la Vouivre. Sire Thomas se souviendrait longtemps de cette nuit-là. L’hiver frappait durement le château à cette époque, et de lourds flocons s’abattaient sur les murs de pierre avec tant de force que rien au monde n’aurait pu empêcher l’horizon de pâlir devant l’ampleur de l’assaut. La reine venait de raviver le feu dans l’âtre immense de la grande salle, pour que les convives profitent encore longtemps des riches denrées de la soirée. Le roi, quant à lui, s’amusait alors à raconter les légendes de son pays de bois et de lacs. De toutes les histoires merveilleuses ou terrifiantes qu’il offrait à l’auditoire, Sire Thomas fut marqué par celle de la créature rôdant sur ces terres.

 La Vouivre. D’après la légende, les rares l’ayant aperçue ne sauraient être d’accords sur l’apparence du monstre. Un vieil homme grincheux aurait décrit un dragon gigantesque aux ailes de chauve-souris gardant un formidable trésor, tandis qu’un étranger de passage aurait affirmé avoir vu un gros serpent ailé ayant un rubis pour seul œil. Une demoiselle ingénue pensait à son tour avoir aperçu une jeune femme à la beauté impossible se nourrissant de chair humaine. Aussi, si le physique différait invariablement selon le témoin, tous s’accordaient à dire que la créature vivait dans le grand lac que bordait le château.

 Le récit aurait pu s’arrêter au conte pour enfant si la reine n’avait pas été engloutie par les eaux, quelques mois plus tard. Sire Thomas savait peu de choses du terrible drame, mais lorsqu’il lui fut révélé, son sang bouillonna dans ses veines, et une tempête s’éveilla en lui, née de la peine et de la colère mêlées. L’histoire était floue, et de toute façon, il aurait été incapable d’assimiler les détails. Seul le terrible sentiment du devoir manqué l’animait alors. Le jeune héros n’avait eu vent que de l’essentiel, et c’était amplement suffisant. La reine voguant sur les flots du lac maudit, et un navire que l’on retrouve échoué sur la rive, privé du souvenir de ses occupants. Le roi fut dévasté par la nouvelle, et c’est tout le royaume qui se trouva privé de joie et de lumière. Les pluies se firent plus longues, les neiges plus froides, les vents plus cinglants. Le monde sembla soudainement devenir plus gris, ou moins grisant, car lui-même aimait la reine, sa douceur, sa force, son esprit d’aventure.

 Mais Sire Thomas n’était pas du genre à laisser croître la peine lorsqu’il existait une solution. Il se devait de prendre exemple sur la reine pour la venger. Car oui, le chevalier en était certain, c’était la créature du lac qui était responsable de sa mort. La Vouivre. Cette hideuse aberration qui jamais n’aurait due être laissée libre dans sa malveillance. Inspiré par une histoire qui désignait parfaitement le coupable, le valeureux Thomas n'hésita pas une seconde. Voilà pourquoi il était descendu dans les cryptes humides du château, récupérer les reliques ancestrales qui avaient fait la renommée du jeune homme. Voilà pourquoi il s’aventurait désormais dans l’obscure forêt et déjouait les ombres sordides qui rôdaient autour de lui, attendant la moindre faiblesse dans l’acier de son esprit. Voilà pourquoi il se rendait au lac sombre, bravant les feuilles naissantes et les fleurs malades.

 Les arbres rugueux s’espacèrent enfin, et le preux chevalier put alors apercevoir les reflets tumultueux du lac coupable. Il entendait le grondement de ses vagues racler contre les pierres et arracher chaque jour un peu plus la terre du roi entre ses griffes malsaines. La créature devait se terrer quelque part sur la grève, dans un trou froid comme son cœur. Sans quitter le couvert de la forêt, Sire Thomas s’aventura le long du lac, arpentant chaque mètre de terrain pour espérer trouver l’antre du monstre à occire. Ses efforts durèrent longtemps, et la fatigue commença à le gagner. Pourrait-il triompher d’un dragon si la nuit venait à tomber ? Il se réprimanda lui-même pour le doute éphémère qui venait de le traverser. Il se devait de triompher, il ne pouvait pas rentrer au château avec une nouvelle amertume défaitiste. Il ne pouvait que triompher, car il était chevalier, et la Vouivre des légendes n’était qu’un monstre ignoble.

 Mais au détour d’un bosquet, le jeune héros fit une rencontre imprévue. Là-bas, entre des branches noueuses et des feuilles colorées, venaient d’apparaître une vision troublante. Dame Émeline, la jeune fille du comte voisin, se tenait sur le rivage dans sa magnifique robe immaculée. Sire Thomas la connaissait bien, car tous deux se retrouvaient lors des leçons des précepteurs royaux. Il avait pris plaisir à l’aborder, à rire avec elle, à se délecter de son humeur toujours joyeuse. Mais Sire Thomas, s’il fut d’abord enchanté de la voir, n’osa sortir de son couvert. Après tout, peut-être était-elle la Vouivre des légendes ? Peut-être attendait-elle le malheureux imprudent qui viendrait à croiser sa route, profitant de sa joie naïve et déplacée pour lui causer quelque malheur ? Après tout, lors d’une vieille conversation qui sauta dans la mémoire du chevalier, Dame Émeline aimait ce lac, ce lac meurtrier, ce lac gorgé du sang de la reine… Qui pouvait aimer ce lac et les horreurs qu’il recelait ? De toute façon, Sire Thomas avait le cœur trop lourd et trop chaotique pour aller lui parler. Elle était sans doute innocente, juste crédule et ignorante de la malveillance du lac, mais le jeune homme savait qu’aller la retrouver dans son état causerait du mal là où il n’en voulait pas.

 Alors le preux chevalier s’éloigna de Dame Émeline et retourna dans la ténébreuse forêt, qui semblait encore plus sinistre depuis le début de sa quête. Il s’en alla affronter à nouveau les ombres lugubres qui testaient les défenses de son âme, et Sire Thomas continua de chercher l’antre de la Vouivre, chaque pas venant ternir sa résolution à mesure que la jeune comtesse s’éloignait de ses espoirs. Ce fut finalement la sonnerie de son téléphone qui le sauva.

 - Thomas ? Où es-tu s’il-te-plaît ? Le dîner est prêt, tu viens manger ?

 - J’arrive papa !

 Sire Thomas renonça donc à sa quête, du moins pour aujourd’hui. Il avait douté, et s’était même dit que la nourriture pouvait attendre, mais la voix triste et inquiète du roi lui retirait toute envie de lui désobéir et d’ainsi aggraver un peu plus son tourment. Alors le petit garçon se dépêcha de suivre les lumières qui perçaient à travers les quelques arbres séparant son fief du lac obscur, jusqu’à sa prochaine tentative. Ainsi, chaque jour, le preux Sire Thomas affrontera les ombres malveillantes de la lugubre forêt, son esprit toujours testé et sa quête de la Vouivre à jamais lancée.

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