La liberté de l'imaginaire
Il est environ dix-sept heures. Mon heure habituelle pour écrire. Dehors, il fait si chaud que j'en ai déserté mon salon sous le toit. En été, c'est un vrai sauna. En hiver, c'est l'ère glaciaire. J'ai préféré me mettre à table dans la cuisine, sur la chaise en fer noir. Elle me martyrise le dos comparé à mon canapé moelleux. Ce canapé qui a vu naître tant de personnages, tant d'histoires. Ce canapé qui m'a écouté parler seule. De longues heures à essayer de comprendre mes personnages, leurs motivations.
La cuisine, en revanche, elle n'a connu que les silences et les cliquetis des touches de mon clavier. Elle n'a connu que mon visage émerveillé par mes inspirations, le tremblement de mes doigts dû à l'excitation d'une scène, les battements sourds de mon cœur lorsqu'un moment me fait vibrer.
C’est là, en général, que je me sens bien. Apaisée. Pleinement moi. Lorsque, casque sur les oreilles, la musique commence, et que ma playlist en aléatoire, me fait voyager à travers tous ces sons instrumentaux : émotionnelle, épic, fantasy vibe... Tout passe dans mes tympans.
Pendant plusieurs minutes, je ne pense plus à écrire. Je n'écris pas, je ne pars pas à la rencontre de mes personnages. Je pars en voyage dans mes pensées inventant d'autres trames, d'autres rencontres, d'autres univers. Et c'est dans ces excursions que je goûte à la vie. Mais aujourd'hui, c'est différent. J'entends cette voix, mélodieuse, légère.
— Tu es encore là, toi ? me dit-elle.
Ce n'est pas un reproche. C'est une constatation, une note d'amusement. Dans mes pensées, une silhouette se forme. Elle n'a ni trait physique, ni corps. C'est une ombre floue, un esprit. Je n'avais encore jamais remarqué sa présence dans cet endroit.
— Oui. Cela me permet d'être plus inspirée.
L'ombre glousse. Mes pensées autour de nous se sont figées, comme si elles attendaient que leur maîtresse termine sa discussion.
— L'inspiration semble importante pour quelqu'un comme toi.
Je hoche la tête.
— Oui, je suis une écrivaine. Je crée des univers, des personnages, leurs histoires à partir de tout ce que tu vois autour de nous, je lui réponds.
L'ombre observe les images ralenties par le temps. Elle en désigne une. Une jeune femme aux cheveux blonds au galop sur son cheval. Elle fuit sa prison, mais elle ne pourra se fuir elle-même. Puis, l'esprit s'accroche à une autre scène. Un homme à terre, renversé par une voiture. Sa copine hurle près de lui constatant sa mort. Un de mes premiers romans...
J'ai un sourire, un vrai. Le genre de sourire qu'on a lorsqu'on se rend compte à quel point on aime quelque chose.
— Je viens ici depuis aussi longtemps que je me souviens, s'exclame l'esprit. Je voyais tout cela. Je te voyais te balader entre chaque idée, en créer des nouvelles et en éliminer d'autres.
J'ai l'impression que l'ombre, elle aussi, sourit.
— Cela m'a toujours impressionné.
— Pourquoi ?
L'ombre montre l'immensité de ce qui nous entoure. L'endroit semble s'étendre à l'infini, recouvert d'univers à n'en plus finir.
— Eh bien, parce que tu ne sembles pas avoir de limite.
— Pourquoi apparaître aujourd'hui ? je demande émerveillée.
— Oh, c'est toi qui as décidé de me voir. C'est toi qui as enfin ouvert les yeux. Moi, j'ai toujours été là, droite, mue dans tes idées, dans ta volonté.
L'ombre me désigne tous mes portails, toutes mes idées. C'est là que je le comprends. L'écriture, mon imagination, mes créations... C'est ça ma liberté. C'est ce qui me rend libre. C'est plus qu'une échappatoire. Ce sont des mondes sans fin, avec des possibilités infinies. Alors je les observe. Toutes ces images figées, tous ces portails lumineux, comme un océan d'étoiles qui se perd dans le confins de l'univers. Toute cette liberté, elle n'est qu'à moi. Et en même temps, je ne suis pas la seule à l'avoir, à la ressentir. Il existe des millions de personnes qui, comme moi, écrivent et ont cette faculté en eux. Cette liberté de créer, de détruire.
— Tu le chéris depuis si longtemps cet endroit. Tu l'as nourri avec tant de projets, tu l'as modifié avec tellement d'idées, tu en as détruit tellement d'autres. Je t'ai vu grandir et découvrir beaucoup de styles. Cela a toujours été ton endroit à toi, celui dans lequel tu te réfugiais, mais tu n'as jamais remarqué ce que cela signifiait pour toi.
L'ombre commence à disparaître doucement. Elle décline, comme si l'invocation prenait fin.
— Et je continuerai à prendre soin de cet endroit aussi longtemps que me le permettra ma mémoire, je proclame. Il restera ma prison.
L'ombre rigole légèrement. Et avant qu'elle ne disparaisse totalement, elle s'exclame :
— Reste libre à travers ce que tu crées.
Et soudain, mes images fusent à nouveau. Je prends un portail. Celui qui va m'amener dans ce royaume que je forge. Ici, l'air est imprégné de magie et au loin, mes deux héroïnes attendent que je continue leur histoire.
La musique reprend son cours, me faisant voyager elle aussi. Le fer, maintenant chaud de la chaise, me transperce légèrement le dos. Elle connaît l’issue de mon travail, en ressent les émotions à mesure qu’elles naissent.
Et généralement, à chaque fin de session, je reste avec elle. Toujours tapis dans le silence, je réfléchis à tout cela, à tout ce que j'écris.
À toi, petite ombre dans mon esprit : jamais je n'arrêterai de créer. Parce que j'écris pour être libre.
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