Le début de la mort
Jean venait de mourir. Il n'était déjà plus conscient lorsque son cœur s'était
arrêté. Sa famille, présente à son chevet, lui avait procuré un grand réconfort.
Entouré des siens, il s'était pris à rêver qu'il s'agissait d'une autre de ces fêtes
familiales, un dimanche paisible et drôle avec les grands à la maison; eux et leur
belle énergie !
L'illusion dépassée, il s'en était voulu de les faire souffrir, d'être la cause
impuissante de leur chagrin. Il songeait à ses enfants en train de perdre leur père.
Au-delà de la peine, ce départ équivalait à un choc existentiel. D'une certaine
façon, sa vie les protégeait de la mort. Son trépas leur rappelait qu'ils devraient
affronter cette épreuve, tard, bien plus tard, mais cette pensée qui s'insinuait dans
leur esprit ne partirait plus.
Mathilde était là, digne et pâle sous la lumière crue de la chambre d'hôpital.
Comment peut-on séparer un couple de quarante ans ? On ne devrait pas et
pourtant il fallait la laisser seule. A deux on est plus fort. A deux, on y arrive, voilà
l'antienne qu'ils aimaient à se répéter, lorsque l'un rattrapait l'oubli ou la
maladresse de l'autre.
Alors que le dernier instant approchait, il était resté incrédule, renâclant
devant l'obstacle tel un cheval rétif. Il savait que ses enfants allaient lui survivre et
que tout allait continuer, pourtant il ne parvenait pas à faire le deuil de lui-même.
Quelle injustice ! Quelle absurdité, scandait son esprit affolé, que de naître,
découvrir, apprendre, vivre un temps, si peu pour que tout s'arrête, sans aucun
recours possible. Il aurait voulu vivre encore, voir ses enfants évoluer et même le
monde ! Ah, ce monde où le sublime côtoie l'ignoble ! Et la monotonie tranquille
des jours, les promenades au parc, les parties d'échecs avec les copains, un bon
bouquin, un film, la joie de l'habitude qui rend les journées intemporelles à force
de se ressembler. Pourquoi cela devait-il se terminer ?
Il s'amusait autrefois de sa ligne de vie sans fin qui paraissait faire le tour de
sa main. Cela ne changeait rien à l'affaire, il n'y aurait pas d'exception pour lui. Il
n'y avait jamais d'exception, il n'y en aurait pas pour lui ! Juste avant d'expirer, il
avait rendu les armes, acceptant sa fin, puisqu'on ne pouvait pas lutter.
Ce fut lorsqu'il se réveilla qu'il commença à paniquer. Ici, pas de chambre
d'hôpital, mais une obscurité totale. Jean ne sentait plus son corps. La morphine
qui le préservait de la douleur n'était pas en cause, son esprit parfaitement lucide
tournait à toute vitesse, se posait mille questions.
– Je ne vois rien, ne sens rien, n'entends pas davantage. Mon Dieu, que tout ça me
manque ! Avoir un corps chaud, agile, percevoir la caresse du vent, la brûlure du
soleil, la gifle de la pluie, même de la pluie …
De son vivant, Jean ne croyait pas à une vie après sa mort.
Il aurait aimé croire mais le fait que personne ne se soit manifesté depuis l'aube des temps,
qu'aucun défunt n'ait jamais pu faire passer un message en douce :
"Ne vous en faites pas, c'est cool ici ! Vous serez bien traités !" avait fini de le convaincre que
rien n'attendait quiconque à ce carrefour. Le néant !
Pourtant il pensait toujours - il vivait encore - et ça c'était une sacrée
nouvelle ! En dépit de son immobilité forcée et de l'absence de tout, il connut un
regain d'espoir : après tout, la vie s'étendait peut-être au-delà de cette paralysie ?
L'attente durait. Privé de ses sens, Jean perdait la notion du temps. Las d'attendre
un son, une lueur, une quelconque indication de la nature du lieu où il se trouvait, il
peuplait son attente avec ses souvenirs, qui lui appartenaient encore.
Il rêvait à présent. Il se trouvait à Manosque, une petite ville des Alpes de
Hautes-Provence où il avait brièvement vécu, juste assez pour y rencontrer sa
future épouse également de passage. Manosque, là où leurs vies avaient pris sens
! Il en foulait à nouveau la rue piétonne ! La lumière et la chaleur plus supportable
que celles de l'été, lui indiquent que la scène se déroule en Septembre, avant la
porte du Soubeyran avec son campanile au-dessus et les mains dorées de la ville
gravées au sol. Un couple, main dans la main, marche devant lui, jeunes,
insouciants, ils jouissent du présent et la douceur de la soirée qui s'annonce, si
jeunes, Mathilde et Jean se tiennent la main. Ils rejoignent le domicile des parents
où ils séjournaient à l'époque de leur rencontre, quelques mois avant leur retour à
Paris.
Comme dans son souvenir, ils furent abordés par un mendiant
impeccablement sapé, avec redingote et chapeau haut de forme, qui demandait
avec élégance une pièce ou un billet. Le jeune homme lui tendit une pièce de 10
francs qui disparut dans le chapeau. En échange, il leur apprit le nom des oboles :
La pièce de cinq francs était une lune et celle de 10 francs, un soleil. Il se souvenait
bien de cette aventure, car retardé par cette rencontre, le couple avait traversé le
carrefour venteux au-delà de la porte un instant plus tard. Le vent jouait avec les
feuilles des platanes. Alors une feuille vînt se coller juste contre sa chaussure. Il la
reconnut pour ce qu'elle était : un billet de 500 francs, la plus forte devise de
l'époque et la glissa aussitôt dans sa poche.
Le rêve prit fin brutalement. A nouveau, il se retrouva figé dans l'obscurité.
Il ne pouvait plus bouger et n'entendait même pas les battements de son cœur.
L'attente insupportable se poursuivait pour le prisonnier qui s'imaginait déjà une
éternité à penser dans cette solitude de pierre, sans corps, sans ami à qui parler,
sans même le réconfort d'une main dans la sienne... A ce moment, il se mit à prier
le Bon Dieu et la Vierge Marie de le sortir de cet enfer. N'avait-il pas vécu une
existence honorable à défaut d'être importante ? N'avait-il pas été bon dans
l'ensemble ? A qui avait-il pu causer du tort ?
Alors sa prière fut exaucée. Une lumière vibrante parût sortir de sa poitrine
et son cœur se remit à battre, il entendait, il voyait ! Le feu blanc dans sa poitrine
éclairait une paroi de roche couleur ocre jaune. Il se trouvait dans une grotte.
Incapable de bouger, comme partiellement incrusté dans les lieux, il guettait un
signe. Plus haut, vols de cuir lourd dans le velours de la nuit, des chauve-souris
dansaient leur ronde aveugle à la recherche de leurs proies.
La clarté qui l'emplissait maintenant tout entier, se fit plus forte et une voix issue
de sa propre gorge, monta : ses propres lèvres s'écartèrent pour que la parole fût
délivrée :
– Jean, tu ne dois plus avoir peur ! Tes tourments arrivent à leur terme. Je suis ce
que tu nommes ton âme !
Jean ne pouvait qu'écouter, car sa voix ne lui appartenait plus.
– Je suis ton âme ... Immortelle. Je te remercie pour cette vie passée à tes côtés.
J'ai énormément appris grâce à toi. J'ai progressé dans ma quête sacrée.
Jean, paralysé, sentit son esprit se rompre, retomber en pluie de verre brisé. Un
long cri silencieux montait du tréfond de son être.
– Tu as vécu ce que vivent les hommes, Jean. Une vie ! J'ai sublimé ton existence
de ma présence, en mettant des épreuves sur ton chemin et un peu d'intelligence
dans ton esprit afin que tu les surmontes. Il est temps de nous séparer, car je dois
rejoindre ma prochaine incarnation, j'ai hâte de découvrir si elle triomphera de la
dureté de son existence ! Les âmes ne vivent que pour apprendre de vous et
ressentir, vos peines, vos douleurs et vos joies ! Je te fais la grâce de te révéler
une partie du grand mystère : hélas pour vous, les hommes ne sont qu'une étape
dans nos existences, un moyen, un habitacle ! Je dois te laisser à présent. Je t'ai
accordé de revivre l'un de tes meilleurs souvenirs mais une âme immortelle ne
doit pas s'attacher à son hôte, adieu Jean ! Enfin, c'est là que se termine ton
chemin …
Dans un dernier réflexe vital, Jean tenta de retenir cette symbiote qui vidait
les lieux. Il la sentit glisser hors de lui, sans regret, dans une complète indifférence
pour celui dont elle avait partagé la vie. Sans effort, son âme le quitta, se défaisant
de sa chrysalide usagée et il retourna au néant qui lui était promis de toute
éternité.
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