Le massacre de l'obsession

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 Le tailleur pleura toutes les larmes de son corps. C’était comme s’il venait de perdre son meilleur ami, son père ou son fils. La vie ne valait plus la peine d’être vécue sans son magnifique manteau. Ils avaient passé tant de bons moments ensemble !

 Il noya sa tristesse dans l’alcool avant d’apprendre, par hasard, que le Grand Chef avait prévu de défiler le lendemain dans les rues, vêtu de ses nouveaux vêtements. La rage prit la place du chagrin. Il osait donc se pavaner devant ses sujets avec SES vêtements, avec SES œuvres, SES créations !

 Et de fait, le lendemain, le Grand Chef commença sa marche dans Jarl, droit et fier dans son magnifique manteau, son admirable veston, son éblouissant pantalon et son élégant chapeau. De mémoire d’homme, on n’eut jamais vu accoutrement aussi merveilleux. Les couleurs chatoyantes donnaient l’impression de voir un Dieu descendre sur terre.

 Le choix des vêtements n’avait pas été facile, pourtant. Le Grand Chef avait passé une nuit blanche à les choisir, tant il lui semblait impossible de se décider. Chaque habit était plus merveilleux que les autres. Et hélas, c’était aussi ce que pensaient ceux qu’il appelait à l’aide. Sa femme elle-même avait essayé de voler une chemise sous son nez. C’était comme si quiconque posait ses yeux sur l’œuvre de l’aiguille noir d’ébène devenait instantanément ensorcelé et ne pouvait plus penser à autre chose. Il avait refusé que ses soldats l’accompagnent aujourd’hui, s’armant au cas où de sa bonne vieille hache de guerre que personne ne remarquait tant le reste éclatait de mille feux.

 Lorsqu’il commença son défilé, le Grand Chef fut d’abord satisfait de voir que tout le monde sortait pour l’admirer avec des yeux ronds et la bouche grande ouverte. Mais plus il marchait, et plus la foule enflait. Personne ne voulait le quitter des yeux. C’est alors que le Grand Chef commença à s’inquiéter. Et si ces repoussants vilains en voulaient à ses merveilleux vêtements ? Dans ce cas, ils pouvaient bien essayer de les lui voler, et ils en payeraient les conséquences !

 Mais alors qu’il revenait vers le château, le Grand Chef s’arrêta. Ses propres soldats, ses serviteurs, ses artisans, même son épouse, s’étaient regroupés à leur tour en une seconde foule qui lui faisait face avec ce même regard de convoitise, comme hypnotisée. Derrière eux, son château était en proie à un incendie, déclenché par une dispute en son absence. Ils avaient essayé de s’emparer des vêtements qu’il avait laissés sans surveillance. Le Grand Chef regarda autour de lui, effrayé. Il était seul, et ils étaient tous contre lui. Ils lui en voulaient… Non, pire ! Ils voulaient ses vêtements ! Enragé par ce constat, il saisit sa hache et hurla de rage tandis que les plus téméraires se jetaient vers lui avec la ferme intention de lui voler ses merveilleux habits.

 Grand guerrier de nature, il massacra de nombreux hommes et de nombreuses femmes ce jour-là. Mais aucun mort, aucun éclat de sang, aucun boyau virevoltant ne découragea le reste de la foule. Tout ce qui comptait, c’étaient les vêtements, au point que, si par malheur une goutte de sang venait en tâcher un, un mourant proche tentait de l’essuyer avec ce qu’il avait sous la main, quitte à accélérer sa propre mort.

 Si le Grand Chef se défendait plus que bien face à des hommes inexpérimentés, la fatigue commençait à le gagner. Il n’avait aucun répit. Aussi ne vit-il pas le jeune tailleur, ayant pris soin de rester dans son dos malgré ses vifs mouvements, venir lui planter son aiguille noire d’ébène dans le cou. L’attaque avait été rapide, mais le Grand Chef riposta d’un lourd revers et assomma le tailleur. Cependant, il fit l’erreur de retirer l’aiguille, libérant son sang qui s’écoula à foison. En cet instant où il comprit que son liquide vital giclait de sa gorge, il y plaqua les mains, non pas pour survivre, mais pour empêcher que les magnifiques vêtements soient plus entachés encore. Et sa mort annoncée n’empêcha pas ses sujets, toujours comme possédés, de vouloir lui arracher ses tissus.

 Finalement, après une cohue chaotique, il n’y eut plus qu’un seul survivant dans la rue de Jarl. Le jeune tailleur se réveilla au milieu des cadavres de tous ces gens qui avaient continué de s’entretuer. Ils étaient tous morts, sans exception. Le Grand Chef, son épouse, les serviteurs, les gardes, les artisans, les paysans, tous. Il n’y avait plus que lui, mais il ne se souciait pas de la portée du massacre. Il riait, emporté dans la folie, en serrant contre lui les quelques vêtements que le Grand Chef avait sortis du château, heureux de retrouver ses merveilles.

 Comme il entendait du bruit, des habitants de la ville qui s’étaient absentés lors du défilé, il prit la fuite en haletant, prenant bien soin d’emporter avec lui son butin qu’il serrait contre son corps. Il abandonna ainsi Jarl, et plus personne ne le revit jamais, ni lui, ni les majestueux vêtements qu’il avait confectionnés.

 Ainsi s’achève la drôle d’histoire d’un jeune tailleur dont l’obsession contagieuse a mené à la destruction de tout ce qui l’entourait. Plus rien ne comptait aux yeux de personne, si ce n’est posséder cette même chose, de simples objets matériels sans plus de véritable intérêt que de couvrir le corps.

 L’obsession est un mal qui nait et grandit tant qu’il est entretenu. Il est un peu comme une mauvaise herbe envahissant les jardins et empêchant à tout le reste de pousser convenablement. Et, pour en rajouter en peu plus, il semble que cette mauvaise herbe soit vénéneuse.

 Le culte de la beauté physique est aussi une dérive ridicule, qui pousse aux railleries et moqueries, qui elles-mêmes ne font que nourrir de stupides obsessions et volontés en désaccord avec la personnalité.

 Aussi, si un jour, un homme vous proposait un outil capable de créer les plus belles merveilles de tissu, demandez-vous d’abord si de telles choses vous paraissent réellement nécessaires, ou si, au final, ce ne serait pas que du superflu…

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