L’esclave de Gorée  1/2

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Ile de Gorée – Dakar – Sénégal

L’image que je retiendrai, c’est la première que j’ai eue de lui, à savoir celle d’un petit garçon qui pleure, seul, le regard perdu devant l’immensité de l’océan. Il était assis dans l’encadrement de la porte, menue silhouette face à l’étendue infinie, et si je n’ai pas tout de suite compris qui il était, j’ai immédiatement été gagnée par ses larmes et j’ai eu, moi aussi, beaucoup de mal à retenir les miennes. Nous visitions alors la Maison Rose, et Papa, Maman, Alphonse et moi, commencions à nous imprégner sérieusement des lieux lorsque nous sommes arrivés dans le dos de ce petit garçon. Papa s’est arrêté et m’a pris la main pour que je m’arrête aussi, Maman et Alphonse nous ont imités spontanément : nous sommes restés ainsi tous les quatre, immobiles et silencieux, à une distance respectueuse, et nous nous sommes laissés gagner par l’émotion de l’enfant qui se tenait là, assis devant la Porte du Voyage sans Retour, et qui pleurait à gros sanglots.

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La Maison Rose est un musée important : c’est le principal monument de l’île de Gorée, au large de Dakar, au Sénégal. Je l’appelle la Maison Rose mais ce n’est pas son véritable nom. D’ailleurs celui-ci ne lui est pas du tout adapté ! Si ses murs sont bien couleur pastel, pas de barbe à papa, de sucre candi ni autre guimauve dans ce lieu qui n’a rien d’une maison de poupée. Beaucoup de cris, de douleur et de larmes, bien au contraire… La Maison Rose porte en réalité un autre nom, bien plus révélateur de ses tristes origines : c’est la Maison des Esclaves, l’un des endroits les plus sombres de l’Histoire de l’Afrique, et de l’Histoire de l’Humanité.

Avant de nous laisser entrer dans la bâtisse, Papa a tenu à nous raconter les fondements et la raison d’être de ce lieu, et même Alphonse, qui s’apprêtait à jouer et à courir comme il le fait toujours, a ressenti la force des murs et la solennité du moment : sans qu’on le lui demande, il a sagement glissé sa petite main dans la mienne, nous nous sommes assis sur les marches du grand escalier, et nous avons tous deux écouté avec attention le récit de Papa.

D’une voix grave, notre père nous a expliqué que la Maison Rose est connue dans le Monde entier comme l’emblème de la « traite négrière », tout en précisant que les mots choisis étaient déjà eux-mêmes affreux. Alphonse a demandé avec des yeux ronds ce que cela voulait dire et Papa a cherché à préciser sa pensée, soucieux d’être le plus juste et le plus clair possible. J’ai voulu l’aider avec mes termes à moi et j’ai dit à mon frère qu’autrefois, des hommes se déclaraient propriétaires d’autres hommes, pour la seule raison que la couleur de leur peau était différente. C’est ce que l’on appelait l’esclavage. Sous ce prétexte, les hommes blancs exploitaient et faisaient subir les pires choses aux hommes noirs, leur ôtant toute liberté, les vendant comme des objets, et allant jusqu’à décider de leur vie ou de leur mort.

Papa a acquiescé tristement et il a répété qu’on ne doit jamais oublier ce que les hommes sont capables de faire. Il a précisé que la Maison des Esclaves de Gorée existe pour cela, qu’elle n’est pas le seul lieu de ce genre, hélas, mais qu’elle est devenue, en quelque sorte, un symbole. Maman et lui tenaient à nous la faire visiter pour qu’on comprenne, mieux que par des livres, ce que pouvait être l’horreur de l’esclavage. Il a ensuite demandé si nous étions prêts, nous avons fait « oui » de la tête, et nous sommes entrés.

De la Maison Rose, nous avons commencé par visiter l’étage et sa grande salle d’exposition. Maman, qui s’était contentée d’écouter Papa religieusement jusqu’ici, a apporté sa contribution en précisant que le sujet était lourd et qu’il était important que notre prise de conscience soit progressive. Dans cette première grande salle, nous avons pu voir des écrits, des témoignages et des rétrospectives, des dessins aussi, mais surtout des films retraçant cette triste page de l’Histoire, de manière très réaliste. Puis nous sommes retournés au rez-de-chaussée par le grand escalier à double flèche, émus mais prêts à entrer un peu plus au cœur des choses.

Nous avons alors entamé la visite des cellules, dans lesquelles étaient enfermés, séparément des leurs, hommes, femmes et enfants. J’ai encore du mal à croire qu’on pouvait retenir jusqu’à vingt personnes dans de si minuscules cachots, des cachots de moins de trois mètres carrés chacun ! J’ai visualisé ces êtres humains tapis, dos au mur, sanglés et enchaînés jusqu’au cou ! Sans eau, quasi sans nourriture, ils étaient condamnés à vivre dans un état d'hygiène déplorable, et ce durant des semaines, des mois entiers parfois, dans l’attente d’un bateau qui les mènerait vers une vie de douleurs, loin de leurs familles et de leurs racines.

Nous sommes entrés dans chacune des cellules aux noms barbares, les « chambres de pesage », ou « cachots réservés aux inaptes temporaires », et j’ai ressenti à chaque fois une tristesse immense, comme si les murs portaient encore en eux le poids des atrocités infligées. Mais c’est tout au bout du couloir, après la dernière cellule, que j’ai connu l’émotion la plus forte. Lorsque je l’ai vu lui, l’enfant qui pleurait, assis devant la porte ouverte sur l’océan.

Par respect, par pudeur aussi, Papa nous a encouragés, d’un signe de tête, à le laisser seul et à faire demi-tour, alors nous avons repris le long couloir, sans nous approcher. Un bon moment s’est écoulé avant que Maman ne dise qu’on pouvait décemment le rejoindre, sans l’importuner, mais quand nous nous sommes retrouvés à notre tour devant la Porte du Voyage Sans Retour, seul l’océan nous attendait : le petit garçon triste avait disparu ! Papa a couru pour regarder s’il n’était pas tombé, Maman et Alphonse ont inspecté, tour à tour, chacune des cellules, tandis que je restais sans réaction, comme interdite ! Pour tous, le même constat : nulle part, aucune trace de lui ! Comme il n’avait pas pu quitter les lieux sans passer devant nous, il s’était tout simplement volatilisé ! Dans ma poche, les vibrations du kaléidoscope m’ont alors ramenée à la réalité.

Des hommes en larmes, des femmes et des enfants enchaînés, la mort, la peur, la colère aussi… Les images que me montre le kaléidoscope sont plus fortes, plus réelles et encore plus terribles que celles exposées dans la Maison Rose car je sais qu’il s’agit là des vraies personnes, celles qui ont vécu ces terribles moments dans leur chair et dans leur âme, et pas de comédiens – même excellents – engagés pour les représenter. Je ne saisis pourtant pas bien ce que l’objet magique essaie de me dire... C’est comme s’il craignait que ma visite ait été incomplète, que je n’aie pas tout intégré. Et surtout, il ne répond pas à mes questions, si importantes : qui peut bien être ce petit garçon triste, et où donc est-il passé ?

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A suivre...

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