"Bien sûr que je peux vous parler de mon métier, monsieur le juge... On dit monsieur le juge ou votre honneur ? Cela n'a pas d'importance ? Très bien. Alors voilà : je suis démonologue. Depuis presque quinze ans, aujourd'hui. C'est une tradition familiale, en quelques sortes, depuis des générations, et dans notre domaine, nous pouvons nous enorgueillir de nombreuses réussites. Ma mère l'était, et son père avant elle. Je ne comprendrai jamais comment elle a pu épouser mon père qui, par certains côtés, ressemblait beaucoup à ce qu'elle chassait, mais bon, passons. Je dois ajouter que j'adore mon métier, et qu'il ne me serait jamais venu à l'idée de faire autre chose.

Mon métier, monsieur le juge, consiste à repérer, traquer parfois, mais surtout identifier les démons... Non non ! Je ne suis pas un exorciste. Je travaille avec l’Église mais je n'exorcise pas. Je préviens le Vatican quand j'ai réussi à en identifier un. Si cela est nécessaire, l’Église envoie un prêtre exorciste, mais moi, je n'y touche pas. Je ne rentre pas en conflit ouvert avec eux. Jamais. J'essaie juste de le repérer, de l'espionner afin d'établir une fiche de renseignements sur ses agissements à partir de laquelle, en croisant ces informations avec mes propres connaissances, je tente de savoir à quel démon j'ai affaire, à quel cercle il appartient, sous quels noms il a déjà été identifié, quels méfaits il a à son actif, et surtout quel autre il s'apprête à commettre. Quand j'ai réuni ces éléments, je vois s'il doit être éradiqué ou si on peut le laisser vaquer à ses occupations. Je me considère plutôt comme un collectionneur, voyez-vous. Il y a, par exemple, les philatélistes et les placomusophiles, et il existe aussi quelques collectionneurs qui sortent un peu de l'ordinaire. Comme moi, monsieur le juge. Et je possède, par ailleurs, une très belle collection de rencontres démoniaques à mon tableau de chasse, ainsi que de nombreux objets qui renferment un démon. Des bijoux, des poupées, des figurines, certains livres, des tableaux aussi... Comment est-ce possible ? Oh eh bien il faut savoir que tous les démons ne parviennent pas à prendre possession d'un hôte. C'est assez difficile, en réalité. La plupart du temps, ils échouent et se retrouvent prisonniers d'un objet à proximité. Parfois, quand ils sont trop puissants, c'est un lieu entier qu'ils investissent : une pièce, une maison tout entière ou même une forêt. Et heureusement, d'ailleurs, qu'ils ne parviennent que très rarement à s'incarner ! Ils sont mauvais et extrêmement dangereux ! Ce sont des manipulateurs pervers et tordus qui se glissent parmi les mortels et tirent les ficelles dans l'ombre. Vous savez bien que la plus grande ruse du diable est d'avoir réussi à nous faire croire qu'il n'existait pas. Cependant, en tant que démonologue, je suis capable de voir leur vraie nature à travers leur déguisement. Je... Oh ! absolument pas, monsieur le Juge ! Je ne me moque pas du tout de vous ! Comment le pourrais-je, d'ailleurs ? Vous incarnez la loi, et la loi est nécessaire, je peux vous l'assurer, mais la franchise est ma plus grande qualité. Et c'est aussi mon pire défaut. Vous savez, à force de jurer sur la Bible et démêler les mensonges et les tromperies démoniaques, je m'oblige à cette contrainte. Voilà pourquoi je réponds aussi spontanément à vos questions...

Où étais-je le soir du meurtre ? Mais chez moi, monsieur le juge, avec mon mari et mon fils. Ma profession ne m'empêche absolument pas de mener une vie de famille on ne peut plus normale, voire exemplaire : je vais chercher mon enfant à l'école la plupart du temps, je l'aide à faire ses devoirs, je prépare le repas, je lui lis une histoire avant de dormir, ou un extrait de La Divine Comédie, toutes ces choses que font les mères de famille. Certains soirs, je ne suis pas là, c'est vrai, et il m'arrive de m'absenter durant une semaine, mais pour l'essentiel du temps, nous passons nos soirées en famille. On regarde des séries, comme La Chute de la maison Usher ou The Expanse en mangeant une pizza ; ou bien, pour la énième fois, Le seigneur des Anneaux en version longue (j'ai un faible pour Viggo) ou La Main du Diable, de Maurice Tourneur.

Certes, mon métier est dangereux, mais je suis particulièrement prudente. De plus, je possède quelques talents et objets qui garantissent ma sécurité et celle de ma famille. Un jour, j'ai été repérée par un démon du deuxième cercle alors que je l'espionnais et j'ai bien cru ma dernière heure arrivée. Depuis, je n'ai plus jamais commis la moindre erreur dans mon approche d'un démon... Pardon ? Alors ça non, monsieur le juge ! Hors de question ! Je refuse catégoriquement ! Malgré tout le respect que je vous dois, jamais je ne livrerai certains secrets de ma profession devant cette assemblée... Pourquoi ? Mais, monsieur le juge, voyons, parce que parmi les jurés, tous ne sont pas ce qu'ils semblent être..."