Les trois soeurs 2/2

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Nous sommes enfin dans le parc national d’Iguazú, et quelle démonstration de puissance la nature nous donne ici ! Le lieu est composé d’un incroyable ensemble de chutes et de cascades — « Iguazú » signifie « grandes eaux » en guarani, je l’ai étudié hier soir — deux cent soixante-quinze au total, formant une façade aquatique d’environ trois kilomètres, et déversant six mille tonnes d’eau par seconde !

L’endroit est très bien conçu : on accède, dans un premier temps, au cœur du site à bord d’un petit train écologique, puis de nombreux chemins et des passerelles en bois permettent d’aller au plus près des cascades. Ainsi, Alphonse et moi avons pu prendre des douches mémorables sous les chutes Bossetti et Salto Arrechea, devant les regards amusés de Papa et Maman.


C’est à l’intérieur du parc que nous avons rencontré les trois dames pour la troisième fois. Rien d’étonnant à vrai dire, quiconque se rend à Puerto Iguazú a forcément pour projet d’aller voir les chutes ! Mais je ne sais pourquoi, quand j’ai reconnu les voix et les silhouettes des trois sœurs, une petite lumière s’est allumée en moi, et pour confirmer mon intuition, le kaléidoscope s’est mis à chauffer... J’ai vérifié : aucune image étrange à l’intérieur, mais quand même, je l’ai pris pour un premier signal d’alarme. Les vieilles dames continuaient à rire et à se chamailler comme des enfants, enchaînant les photos sous les chutes dans un concours de poses et de grimaces qui laissait tous les autres touristes amusés et surpris.

Après une longue marche au cours de laquelle Papa a dû porter Alphonse, et la traversée d’un nombre incalculable de passerelles et de ponts de bois, nous arrivons enfin à la Gorge du Diable ! Et là, je dois dire que LA chute des chutes vaut vraiment le détour ! Avant même de l’apercevoir, à plusieurs centaines de mètres de distance, son grondement m’avait déjà pétrifiée. Et maintenant que nous sommes juste au- dessus d’elle, j’ai le sentiment d’être dans le tambour d’une machine à laver !

La Gorge du Diable est la cascade la plus impressionnante de tout le parc national d’Iguazú : sept cents mètres de long, cent cinquante mètres de large et quatre-vingt-deux mètres de haut, voilà les modestes dimensions de cette chute en forme de U, qui rugit, ronfle et grogne tel un animal en cage, dans un mouvement de vie sans cesse renouvelé. Sa force et sa puissance me font si peur que je n’ose pas m’approcher de la rambarde, d’ailleurs Maman fait écran de son corps, inquiète à l’idée que je puisse trébucher. Alphonse se bouche les oreilles et ne quitte pas les bras de Papa qui, lui aussi, semble sidéré !

Je sens alors le kaléidoscope réagir dans ma poche : il chauffe et tremble à un point tel qu’au moment où je le prends dans ma main, il manque de m’échapper !

Je le serre fort et colle mon œil à sa lunette, mais ce que j’y vois me saisit tant que je suis une nouvelle fois à deux doigts de le laisser tomber !

Il y est question d’une chute : une silhouette dont je ne distingue pas les traits est sur le point de basculer dans les eaux furieuses de la cascade! Je regarde tout autour de moi en tremblant, à la recherche de cet individu qui se tiendrait trop près du bord, mais rien à signaler, rien d’autre que le rugissement terrifiant et la mousse rageuse, émis par la Gorge du Diable, partout autour de moi et sous mes pieds.

Soudain, un bruissement d’ailes et des cris aigus me ramènent sur terre : Guaraní, le toucan qui s’était montré si désagréable hier, vole et s’agite au-dessus de ma tête, dans un état d’affolement qui me laisse interdite et me donne le tournis. Il piaille en continu, si paniqué que je n’entends aucun des mots qu’il prononce ! Il met quelque temps avant de réaliser que s’il ne se calme pas, je ne lui serai d’aucun secours, alors il se pose sur mon épaule et reprend dans un souffle :

— Elle est tombée, elle est tombée ! Vite, viens avec moi, il faut l’aider, elle est tombée !

Je ne comprends pas tout de suite ce que l’oiseau essaie de me dire, mais quelque chose en moi fait le lien avec les images du kaléidoscope. D’autant que sa peur est réelle, et que personne ne semble la percevoir ! Autour de nous, les gens s’étonnent et sourient de ce volatile au long bec jaune qui paraît me provoquer : les touristes photographient la scène ou nous montrent du doigt, seuls mes parents devinent que je suis en train de vivre un nouveau moment étrange !

Le kaléidoscope vibre toujours de façon intense dans ma main, et je sens qu’il n’y a pas une minute à perdre ! Sans prendre le temps de leur expliquer la situation, je fais signe à Papa et à Maman de me suivre, et je pars en courant derrière le toucan affolé.

Nous retraversons les passerelles et les ponts au pas de course, accompagnés par le grondement sourd de la Gorge du Diable sous nos pieds. Guaraní nous précède d’une bonne dizaine de mètres, mais il s’efforce de voler bas pour que je ne perde jamais sa trace. Soudain, il bifurque et entame une descente, et je me retrouve face au ponton de la cascade des Deux Sœurs.


J’ai d’abord vu le tissu rouge et jaune, gonflé comme un ballon de baudruche, et j’ai pensé à un parachute qui serait resté coincé dans les branches. Guaraní le toucan a plongé en direction de l’étoffe, et c’est là que je les ai reconnues : les trois mamies rigolotes, les « dames Pepperpote » qui semblaient tant s’amuser ! Plus de sourire sur leurs visages sympathiques et ronds, toutes les trois affichaient désormais une grimace d’effort et des yeux terrifiés ! Leur pose était assez drôle pourtant, puisque chacune était pendue au pied de l’autre par le manche de son parapluie, le premier parapluie, ouvert, étant quant à lui coincé dans les branchages tout au- dessus de la cascade! En une seconde, j’ai saisi l’utilité de ces affreuses ombrelles, et je me suis même demandé si elles ne les avaient pas apportées à cet effet ! Je dois dire que l’ensemble composait une figure amusante et colorée, qui me fait sourire après coup et qui aurait pu prendre une place de choix dans leur album-photos, mais ce n’est pas la première chose à laquelle j’ai pensé...

Papa a très vite compris ce qui se passait et il a rameuté tous les touristes aux alentours afin de former une chaîne humaine pour venir en aide aux trois naufragées. Des dizaines de personnes se sont ainsi donné la main, chacune sécurisant l’autre, et Papa, en tête de cordée, a plongé au-dessus de la cascade pour attraper la première des grands-mères par les pieds. Il n’a pas été aisé de les ramener sur la passerelle, mais grâce aux efforts de chacun, les trois drôles de dames s’en sont sorties sans dommage, seulement quelques accrocs dans leurs robes colorées ! Quand j’y pense, c’est tout de même une étonnante coïncidence ! Il fallait justement que cela se produise ici : l’accident des trois sœurs à la cascade des Deux Sœurs ! Cela dit, si c’était arrivé à la Gorge du Diable, les choses se seraient bien plus mal terminées !

Guaraní le toucan m’a remerciée. Il prétend qu’il criait depuis des lustres, qu’il a alerté des centaines de personnes avant moi, qu’aucune d’entre elles n’a essayé de le comprendre : certaines l’ont chassé, d’autres ont ri de son insistance. Il s’est alors souvenu de la petite fille blonde avec qui il avait échangé. Il m’a cherchée dans tout le parc et s’est trouvé soulagé quand j’ai accepté de le suivre sans réfléchir !

Il m’a aussi présenté ses excuses pour s’être montré arrogant, la première fois, à mon égard, et il a même pensé me faire un compliment en disant que j’étais beaucoup plus maligne que j’en avais l’air ! J’ai encaissé le coup en souriant : je ne pouvais pas lui en tenir rigueur, j’ai bien compris que chez les animaux comme chez les hommes, la finesse n’est pas toujours la première des qualités !

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