Première partie : Évasions (ch 1)

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Jules souffle avec vigueur sur les bougies de ses trois ans. Les mains de deux femmes applaudissent. Des claquements de talons vont le laisser seul, un instant, au bout d’une longue table, trop imposante pour lui. Justine Montvernier, sa mère, aidée d’Odette Tasmane, la gouvernante, déposent avec une délicatesse toute féminine, les cadeaux empaquetés et enrubannés sur les plateaux d’une desserte. Odette pousse la desserte à travers le grand hall en direction de la salle à manger Printemps, qui sert aux repas de famille. Il lui faudra effectuer trois allers-retours entre la salle Printemps et l’intendance, pour acheminer l’ensemble des présents au petit Jules Montvernier, resté assis et pantois devant l’assiette de son gâteau, duquel dégouline une crème anglaise.

La gouvernante aide Jules à quitter sa chaise.

De ses mains encore maladroites, mais dotées d’une agressivité carnassière, le garçonnet arrache les papiers et éventre les paquets. Sitôt l’un est déchiqueté, il le délaisse et continue son dépeçage avec le suivant. Alors, Odette se charge elle-même d’ôter les emballages. – Regardez donc, Monsieur Montvernier junior, ce superbe robot humanoïde. Il vous dépasse par la taille. Vous pouvez lui demander ce que vous souhaitez, il vous obéira.

– Robot pas beau ! récrimine le petit Jules, en jetant une boîte en direction de l’étrange statue de l’ère des technologies.

Déséquilibré par le projectile, le robot vacille et cogne avec une résonance métallique le sol de marbre.

– Oh ! L’est cassé ?

Par des intonations enjouées, la gouvernante, obstinée dans son rôle de nounou fidèle et dévouée, encourage l’enfant à s’intéresser à ses autres cadeaux, soit un château gonflable ; une cabane d’intérieur meublée ; une simili voiture de sport, électrique, à pédales ; un ours en peluche, en fourrure véritable, qui parle, chante et danse ; un ballon de football, avec paraphes de champions ; une console de jeu avec écran géant, ainsi que des gammes arc-en-ciel de peintures, feutres et pains de pâtes à modeler, aux impressionnantes déclinaisons de nuances flashies, habilitées à exciter des pupilles d’enfants.

Pour ses trois ans et demi, Jules Montvernier apprend qu’il aura le droit à une piscine pour petits. Des engins de chantier accèdent au domaine et lui installent des bassins en forme de trèfle à quatre feuilles avec des jets d’eau pivotants éclairés par les prismes d’une lumière changeante, bleu vert rouge.

Jules Montvernier a quatre ans quand il reçoit sa première montre, avec cadran en or ; son premier casque de réalité virtuelle ; son premier orgue électronique avec écran de programmation et synthétiseur, ainsi que des cours particuliers hebdomadaires pour apprendre à jouer de l’orgue.

Malgré l’amoncellement de cadeaux de prestige, Jules s’ennuie. Ses meilleurs moments sont lorsqu’il peut galoper dans le parc, entre les feuillus, dans l’herbe haute, avec le vent sur son visage. Là, il s’invente une existence héroïque peuplée de fidèles alliés. Mais en réalité, il est seul. Ses principaux interlocuteurs ne sont que des adultes, bien trop incapables de pénétrer l’univers de ses rêveries enfantines. Le robot humanoïde, surnommé Helmet, qui a été réparé et habillé de vêtements chics, est devenu son unique interlocuteur ami.

Quand il atteint ses quatre ans et demi, Jules reçoit un manège, qui prend place, à son tour, dans le grand parc. Le manège est agrémenté de chevaux, de carrosses, de voitures de sport et d’avions qui montent et descendent. Ses guirlandes lumineuses qui clignotent sur des notes de music-hall, lui confèrent un air festif. À sa demande, on fait tourner le manège.

Jules a cinq ans quand il reçoit son premier home cinema, son premier drone et ses premières mallettes de magie avec une boîte qui change les objets et une autre qui coupe les femmes en morceaux – en taille enfant. Au même âge, il découvre aussi sa deuxième balançoire, son deuxième trampoline, son deuxième robot – qui enseigne le français et l’anglais – son deuxième bureau, avec des lumières intégrées qui clignotent, son deuxième vélo, avec écran GPS et son deuxième engin à piloter, cette fois un bateau de piscine. Toujours au même anniversaire, il obtient une énième boîte de jeux, mais celle-ci a pour particularité d’avoir deux dés en nacre aux points constitués de saphirs incrustés.

Jules Montvernier, pour ses cinq ans et demi, reçoit un bassin de pêche, avec une cabane dans un arbre, laquelle est équipée d’outils de pêche, d’une longue-vue et d’une lunette astronomique. Cela lui permet de jouer à l’aventurier.

Pour ses six ans, en plus des habituels jouets à déballer, le petit Jules a la surprise d’un cadeau très inattendu : Rosalie Tasmane, huit ans, la fille d’Odette. Grâce à Rosalie, il quitte la neurasthénie de sa solitude et abandonne ses faux dialogues avec le robot Helmet. Avec Rosalie, il s’émancipe au plaisir de jouer et tous ses jeux s’en trouvent bouleversés par le simple effet du partage : trampoline, balançoire, vélo, piscine, manège, ballon… révèlent de sensationnels atouts ludiques, jusque-là insoupçonnés.

Mais bien qu’elle soit considérée comme une compagne de jeux, Rosalie ne s'amuse avec Jules qu’au gré de ses décisions à lui, acceptant toujours les activités – et parfois les règlements – qu’il propose. Il a encore été expliqué, à Rosalie, qu’elle doit songer, au cours de leurs parties, à le laisser gagner.

Comme les autres cadeaux, Rosalie a un ruban, mais celui-ci permet de retenir une partie de sa chevelure châtain dans une demi-queue de cheval. Avec sa couperose sur les joues, ses lèvres carmin, ses deux dents de devant espacées, Rosalie ressemble à une jolie poupée.

Cependant, ce n’est pas une élève brillante. Elle a pris du retard dans l’apprentissage de la lecture et souffre de dyslexie. En classe, elle a du mal à se concentrer, perd vite patience face aux explications de la maîtresse et subit les moqueries humiliantes des autres élèves. Confrontée à tant d’obstacles, Rosalie a fini par avoir peur de l’école.

Informé des difficultés scolaires de la fille de la gouvernante, Didier Montvernier, le père de Jules, a proposé qu’on retire Rosalie de l’école et qu’on fasse venir des précepteurs au château, afin que les deux enfants suivent des cours ensemble. Dans le palmarès des enseignants sélectionnés, Marc Tripo a été désigné pour le français et l’histoire-géographie ; Véra Diche se charge des mathématiques et de la biologie ; enfin, Victor Mekin est le professeur de sport, qui doit également assurer des cours de natation dans la piscine en forme de trèfle. Quand ce système est instauré, Jules a six ans et demi. Il poursuit, parallèlement, ses leçons hebdomadaires d’orgue.

À la différence de Rosalie, Jules n’a jamais franchi l’enceinte du domaine, le Courcy Montvernier.

De l’intérieur du château, avec ses très hauts plafonds, desquels pendent d’imposants lustres à pampilles en cristal de baccarat, Jules connaît surtout l’enfilade des quatre salles à manger, prolongée par l’intendance, avec une cheminée dans la salle à manger Automne et un jardin d’hiver – au toit vitré amovible – comme extension de la mal nommée « salle à manger Été ». Les quatre salles donnent sur le grand hall qui, de l’autre côté, dessert trois salons, eux-mêmes en enfilade. Dans la continuité des salons, et après la séparation d’un couloir, Jules connaît la grande pièce qui sert, à la fois, à la coiffure et à la manucure, avec son casque de séchage et son appareil masseur de pieds. En revanche, il n’a pratiquement jamais eu l’occasion de se faufiler dans les deux grandes chambres d’amis qui suivent – généralement verrouillées – mais il sait qu’elles sont toutes deux équipées d’une salle de bain, d’un écran mural, d’un bar avec un frigo et un distributeur de cocktails.

À l’étage, Jules connaît, bien sûr, sa vaste chambre, avec sa cheminée condamnée, ses deux fenêtres Renaissance à meneaux, équipées de garde-fous, qui offrent une vue sur la partie avant du domaine, son lit king size drapé de blanc, son placard qui cache un lavabo personnel, ses deux armoires, ses deux bureaux, l’un ancien, l’autre moderne (précisément, celui qui a des lumières intégrées), ainsi qu’une table de repas entre les deux fenêtres et, dans une alcôve, un coin salon avec deux fauteuils autour d’une table basse.

Située en bout de couloir, sa chambre ne communique pas avec les spacieuses pièces d’eau – décorées de marbre et de dorures – pourtant contiguës.

Dans la continuité, se font face les salles de jeux bleue et violette, entièrement dévolues à Jules. Mais seule la violette, correspond à un espace de jeux, la bleue servant surtout de home cinema.

Un majestueux escalier de marbre – tel qu’on en trouve uniquement dans les châteaux – qui depuis le grand hall, rejoint dans la hampe d’une courbe, le niveau supérieur, est ce qui sépare les pièces réservées au garçon, situées d’un côté du couloir, de l’espace parental, qui s’étend dans l’autre direction.

Il va de soi que Jules emprunte beaucoup plus rarement le sens du couloir opposé à celui de sa chambre. Toutefois, il lui arrive, à quelques occasions, de se rendre dans le salon privé de son père, ou à son bureau, concomitant au salon privé. Plus rarement, il s’est introduit dans la bibliothèque, située en face du bureau, déjà du fait qu’il s’agisse d’une pièce aveugle, dépourvue de meubles et d’accessoires intéressants.

Au-delà de la bibliothèque, deux dressing rooms correspondent davantage au territoire de Justine Montvernier – qui à chaque séance d’habillage y refait ses courses, tant elle est bien incapable de se souvenir des vêtements déjà achetés. Mais il s’agit encore d’une zone fréquentée par le personnel, déjà en raison d’un accès à un escalier de service, depuis l’un des deux dressings, lequel escalier s’élève depuis l’intendance et offre l’unique accès au grenier.

À cette extrémité du couloir, une double-porte marque la limite autorisée à la circulation, pour le garçon. Au-delà, l’espace de nuit parental, entièrement domotisé, n’a eu le droit qu’à des explorations éphémères et très limitées de sa part. Il y a d’ailleurs un code, un interphone et un boîtier de reconnaissance digitale qui viennent fixer les règles du franchissement, près de la double-porte.

L’intendance qui, adjointe à la cuisine, comprend la buanderie, la salle de repassage et la réserve alimentaire, a été, quant à elle, clairement désignée comme une zone où Jules ne doit pas traîner, comme si ces pièces étaient destinées à être le hors-champ du théâtre de sa vie. Il n’a donc pu, jusque-là, que les entrapercevoir, les traverser et y humer succinctement une atmosphère de petites mains laborieuses, si différente de son monde feutré, où le temps s’égrène avec lenteur.

Enfin, des accès à certaines parties du château lui ont toujours été interdits : l’aile gauche, parce qu’elle est habitée par Odette Tasmane et sa fille ; l’aile droite, pour une raison jamais divulguée, soit disant parce que Jules serait trop jeune pour comprendre. Les accès aux deux bâtiments ont d’ailleurs été condamnés depuis l’intérieur, ce qui renforce l’impression d'une volonté de les dissocier de l’ordinaire d’un quotidien.

À l’arrière du château, une vaste extension moderne – aux baies qui, sur commande, peuvent être opacifiées – offre une série d’aménagements destinés au bien-être. Il s’agit, pour l’essentiel, de bassins de piscines à diverses températures, de spas, d’une salle de sport, d’un sauna, d’une salle de massage et d’une cabine de bronzage. Jules a entendu dire qu’on y trouvait aussi des transats, des matelas d’eau, des fauteuils masseurs… autant de détails qui agitent son imagination, étant donné que l’endroit lui est également interdit d’accès, depuis toujours. Ce serait, soit-disant, pour une question de sécurité, mais il a aussi appris que les activités du lieu invitent, parfois, à se dénuder entièrement.

Peu perturbé par l’impossibilité d’accéder à l’espace détente, Jules est, en revanche, tracassé par le mystère de l’inaccessible aile droite. À diverses reprises, il lui est arrivé de rôder autour, à la recherche d’un indice ou d’une explication. Mais le bâtiment a surtout l’air de somnoler, avec ses volets fermés, dans une apparente éternité.

Depuis quelques mois, une autre curiosité le tenaille : capter de ses propres yeux « le vrai monde » : celui qui se cache derrière les murs de Courcy Montvernier.

De ce qui existe et s’anime au-delà de l’enceinte, Jules ne peut rien apercevoir, y compris depuis les fenêtres de sa chambre, en raison d’arbres centenaires, qui occultent son champ de vision. Mais on lui a appris que le domaine le Courcy Montvernier, qui s’étend sur 25 hectares, est lui-même isolé dans la campagne solognote, au milieu d’une région boisée qui est, quant à elle, entourée de champs.

Le garçon sait encore que ce domaine, n’est pas la seule propriété de ses parents, qui possèdent également un duplex avec double-terrasses sur l’Île de la Cité ; une villa à Roquebrune-Cap-Martin ; un penthouse dans un triplex de Monaco ; un ancien corps d’usine réaménagé en lofts à Cambridge ; une villa palatiale en Floride ; cinq lodges sur un motu polynésien, à Moorea, ainsi que quatre luxueuses villas dans de grandes agglomérations d’Afrique, en ce qui concerne le passif. D’autres biens immobiliers ont été, par ailleurs, transformés, tels un hôtel particulier de cinq étages à Melbourne, où furent aménagés des Open Space, et le terrain d’une métairie, à Abidjan, sur lequel fut construite une tour de bureaux.

Un soir, Odette, la gouvernante, signale à Jules que son père l’attend dans son salon privé pour lui parler.

Jules est tendu. Son père, si souvent absent en raison de ses voyages d’affaires, et qui porte sur ses épaules, le charisme international d’un empire financier ; son père tient à lui parler.

Affalé dans un fauteuil africain en cuir, Didier Montvernier fume un cigare, un écouteur dans une oreille. Jules s’approche, le pas hésitant.

L’homme se redresse et, d’un mouvement d’index, indique à son fils de s’asseoir sur une méridienne, face à lui. Puis il ôte son écouteur.

– Alors, ça va mon garçon ?

Pétrifié d’embarras, Jules lâche un « oui » à peine audible.

– Si je t’ai fait venir, c’est parce que tu vas bientôt avoir sept ans. J’aimerais, à partir de maintenant, que tu décides toi-même, de la liste de tes cadeaux d’anniversaire.

Ragaillardi par la proposition paternelle, le garçonnet en vient à tâter le terrain des hypothèses :

– Ça peut être possible que je demande, comme cadeau, de sortir de Courcy Montvernier ?

– Ça non. C’est pour te protéger qu’on te garde ici.

– Pourquoi il faut me protéger ?

– À l’extérieur, tu risquerais de te faire kidnapper pour être échangé contre une rançon.

– Même si c’est juste une fois ?

– Je t’ai déjà répondu. C’est non !

Jules resserre ses lèvres. Il n’osera pas insister, c’est certain. Mais en comparaison de son désir irrépressible de découvrir de ses propres yeux, les trépidations du monde extérieur, tout cadeau paraît bien fade. D’ailleurs, sait-il s’il a, un jour, vraiment désiré un des jouets qui lui fut offert ? Tout lui a été donné avant l’envie. Aussi, il peine à répondre.

Mais l’idée d’une proposition jaillit dans son esprit, comme un flash d’évidence.

– Ça peut être un cadeau vivant ?

– Comment ça, vivant ?

Un dessin animé projeté sur son home cinema, lui avait, un jour, serré le cœur : il s’agissait de l’histoire de Blanchette, la petite chèvre de Monsieur Seguin, qui rêve sans cesse de liberté et parvient, un jour, à s’évader. Mais elle rencontre un loup et, après une nuit de combat acharné, se fait dévorer.

– Comme une chèvre.

– Une chèvre ? répète le père avec un étonnement qui lui coupe le souffle. C’est ce que tu veux vraiment ? (À peine Jules, ose-t-il le confirmer d’un mouvement du menton.) Tout est possible. Et quoi d’autre ?

– C’est tout. Juste une chèvre et qu’elle soit toute blanche et très belle.

Une grimace de désapprobation se met à fendre le visage paternel, à la manière d’un éclair d’orage qui viendrait traverser un ciel bleu.

Le cigare est nerveusement écrasé dans le cendrier.

– Tu as pu remarquer que je peux t’apporter, ici, tout ce qui existe, du monde extérieur. Je le fais justement, pour pas que tu souffres trop de ton isolement. N’essaye pas d’idéaliser la vie en dehors du domaine de Courcy Montvernier. Bien des enfants de ton âge aimeraient, eux, connaître l’existence que tu mènes.

– C’est normal. Eux n’ont pas l’argent, mais ils sont libres. .

– Jules… Ce n’est pas que cela. À cause de ce que l’on possède, les gens, à l’extérieur, pourraient vouloir te mépriser et te faire du mal.

– Mais alors, comment je fera plus tard ?

Il te faudra apprendre la vie et apprendre à te défendre contre tes ennemis, réplique Didier Montvernier, en faisant basculer son buste contre le coussin du fauteuil. As-tu encore besoin de temps pour réfléchir à ce qui te manque, pour ton anniversaire ? – Non.

Cette réponse négative, sans détour, peut presque être perçue comme provocante, tant l’avalanche de jouets que Jules a l’habitude de recevoir à ses pieds, devrait correspondre, pour le garçon, au summum de la félicité enfantine. Mais Didier Montvernier se garde d’adresser la moindre réflexion supplémentaire. Après tout, c’est bien lui qui a proposé à son fils de dire ce qu’il souhaitait.

Jules peut retourner dans sa chambre.


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