Ch.5

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Calfeutré en boule, sur un pouf de son home cinema, Jules tente d’échapper au gouffre sans fond de sa solitude. Vidéos et images à sensation l’aident à oublier, à l’étourdir d’histoires virtuelles, à anesthésier les douleurs de sa détresse.

Il décide de se ressaisir. Il coupe la vidéo, se lève, rallume dans la pièce. Encore assailli de scènes fictives et de personnages fantômes, il a l’impression de vaciller.

Après un vague inventaire des boîtes et jouets entassés, il s’allonge sur le tapis de jeux, fixe d’un air vague le lustre auprès duquel pivote un mobile en aluminium. Il se met à songer qu’il doit bien exister une solution pour sortir de son isolement.

Peut-être qu’il faudrait donner une bonne leçon à Rosalie, envisage-t-il. Il pourrait se plaindre de son comportement irrespectueux, voire de sa méchanceté. Mais il se rend compte que cette solution ne peut produire aucun résultat fructueux.

Je pourrais demander à mon père de remplacer Rosalie. 

Jules se laisse alors emporter par des rêveries dans lesquelles il rencontre de nouveaux camarades de jeux. Cependant, il est obligé d’admettre qu’il se force à accepter un changement qu’il ne désire pas.

Soudain percuté par une idée, il se redresse. Son regard s’irradie d’une lueur nouvelle. Je vais m’échapper de Courcy Montvernier. Il remarque d’ailleurs qu’il existe une date idéale pour cela : celle de la réunion au cours de laquelle son père reçoit, dans le château, ses cinq associés. 

Son père, il le sait, exigera de n’être dérangé sous aucun prétexte. Sa mère, quant à elle, sera absente du domaine. Elle restera uniquement jusqu’aux derniers préparatifs, mais elle veillera impérativement à prendre la tangente avant l’arrivée des hôtes. Car Justine Montvernier souhaite surtout ne jamais être mêlée aux entremises douteuses de son mari. Un soir, Jules avait surpris un échange un peu vif entre ses parents. « Si un jour, tu dois aller en prison, ça sera sans moi ! » avait averti sa mère. Après quoi, son père avait répondu sur un ton apaisé : « Mais non, ce sont juste quelques risques financiers. Et tu ne devrais pas parler comme ça devant le petit. »

Attablé à son bureau moderne, devant les pages d’un cahier, un bic en argent à la main, Jules établit un inventaire des méthodes pour sa fugue.

La trottinette électrique. Elle peut lui permettre de s’éloigner rapidement du Courcy Montvernier par des chemins forestiers. Mais comment réussir à lui faire franchir l’enceinte du parc avant le jour J ?

L’argent. Drôle de paradoxe : alors que son père exploite des gisements utiles à la confection de pièces de monnaie, il n’y a pratiquement jamais de petites liquidités qui traînent dans les poches des affaires familiales. Jules sait, cependant, qu’on lui réclamera obligatoirement cette ferraille, à l’extérieur, quand il aura besoin d’acheter. Il pense alors qu’il devra vendre sa montre. Si ça ne suffit pas, il vendra également un dé aux saphirs incrustés.

S’inventer un personnage. Il dira qu’il s’appelle Nicky, qu’il vient d’Amérique et qu’il a la double nationalité. Comme vêtements, il mettra la veste en peau de buffle d’un déguisement de cow-boy et enfilera sa cagoule en laine de vigogne pour cacher ses cheveux. Mais il doit aussi, très vite, s’exercer à apprendre des phrases en anglais avec son robot professeur.

Le lendemain, Jules se rend au cours de mathématiques, dans le salon Oppidum, avec Rosalie. La préceptrice, Véra Diche, est une quarantenaire dépassée qui, à sa tenue, semble être entrée en résistance contre les effets du vieillissement. Sa robe noire courte et moulante, luisante comme du cellophane, trahit un évident mauvais goût. Le tout est rehaussé par des hauts talons, comme des trépieds de sapin de Noël. Le maquillage est assorti à l’ensemble : le fond de teint ressemble à de la pâte à tartiner et le rouge à lèvres flashy rajoute du vulgaire à ses lèvres pulpeuses. Difficile d’imaginer, chez cette femme, de réelles aptitudes intellectuelles. Et pourtant, elle enseigne.

Mais Jules, ce jour-ci, a décidé de détourner le cours de mathématiques. Profitant de l’exercice d’un problème, qui concerne l’évacuation d’une baignoire, il demande à se renseigner au sujet du prix d’une baignoire.

Véra Diche l’observe, interloquée.

– Une baignoire ? Je ne sais pas. Mais tu n’achètes jamais une baignoire toute seule. Il faut d’abord acheter la maison.

– Et un gâteau ? Combien ça coûte un gâteau ?

– Il y a des gâteaux très chers, des gâteaux pas chers. Il faut savoir aussi pour combien de personnes, si le gâteau est livré ou acheté sur place…

– Et l’eau ?

– L’eau… Ça dépend si c’est pour mettre dans la baignoire ou pour boire avec le gâteau. L’eau, parfois, c’est gratuit…

– Ça peut être gratuit !

Il a tenu encore à interroger Véra Diche pour obtenir les estimations d’autres produits alimentaires et objets du quotidien. C’est que lui, n’a jamais appris combien coûtent les choses. Pourquoi n’aurait-il pas le droit d’apprendre cela ?

À la fin du cours, Rosalie interroge Jules au sujet de son comportement. Le garçon préfère taire son projet.

– Ça me regarde.

En se levant, ce matin-là, Jules se sent l’âme d’un grand aventurier à la conquête d’une terre inconnue. Son imagination s’agite de mille évocations, empruntées à des souvenirs d’écrans. Pour la première fois de sa vie, il va apercevoir de larges routes grises avec des traits blancs, au milieu et des trottoirs sur les côtés. Il va regarder rouler les voitures à leur vraie vitesse et se demande si ça ne fatigue pas les yeux de les suivre du regard. Il va découvrir des maisons avec des toits rouges et des cheminées qui fument. Il s’impatiente d’explorer des zones urbaines où des familles habitent les unes au-dessus des autres. Pourra-t-il adresser un « coucou », de la main, aux enfants des balcons ? N’aura-t-il pas le vertige en observant, depuis le bas, des immeubles et des tours ? Pourra-t-il entrer dans un immeuble et avoir le mode d’emploi pour utiliser un ascenseur ?

Une autre adresse excite son imagination : le supermarché, avec des étagères à perte de vue et de grands frigidaires en forme de coffres allongés. Il peine à se figurer l’étendue de cette bibliothèque à nourriture et à hâte de le découvrir.

Il n’arrive pas à se rendre compte, non plus, de la longueur des trains, ni de l’atmosphère des gares, ni de l’impression que procure le déplacement à grande vitesse dans un wagon. Il essaiera, autant que possible, de tout expérimenter… En vérité, il veut tout voir !

Dès les premières clartés du jour, une effervescence inhabituelle ébranle la pesante quiétude des lieux. Dans le vaste hall d’accueil, un tapis de velours rouge a été déroulé. De colossaux vases antiques en bronze massif sont soulevés à l’aide de sangles, par des équipes robustes, pour être alignés de chaque côté du tapis rouge et entre chaque vase, d’autres installateurs disposent de jeunes orangers aux fruits miniatures. Ce sont de vrais orangers, dont les pieds s’enfoncent dans une terre tassée, couverte de galets blancs, à l’intérieur de cache-pots de cuivre martelé. Chaque espace entre les vases et les pots est minutieusement mesuré et calibré. Arrivent les fleuristes, chargés de définir les compositions florales. Puis, c’est au tour du traiteur d’apparaître et de porter de longs plateaux jusqu’aux cuisines. S’entremêle alors, un désordre de senteurs, où les exhalaisons capiteuses des lys, iris et roses, s’entrechoquent avec les appétissants fumets alimentaires.

À l’extérieur, une certaine tension rend nerveux les ouvriers du chantier, chargés de terminer la clôture et ses trois portillons, équipés de barrières canadiennes, qui doivent empêcher les animaux de la ferme de s’aventurer aux alentours du château.

Ces hommes lui furent aussi, à lui, d’un grand secours, car la veille, le chef de chantier a accepté de transporter sa trottinette de l’autre côté du mur.

Quand Jules retourne dans le hall, il aperçoit son père, encore en peignoir, avec une tasse de café à la main.

– Je ne veux plus te voir de la journée, dans les parages, tu entends ? Pour sortir, maintenant, tu passes par l’intendance. Allez, zou !

Jules n’est pas surpris par la réaction paternelle. C’est de toute façon toujours ainsi qu’il se comporte, lors des préparatifs de ses réunions à six. Durant ces moments, qu’il considère lui-même comme « historiques », Didier Montvernier se met à avoir du dédain pour tous ceux qui ne contribuent pas aux préparatifs du jour. Par leurs seules présences, ces intrus ont le tort de salir, comme des poussières, son espace sacré, mais lui n’a qu’à agiter une main, comme Louis XIV, pour les faire s’envoler plus loin, hors de portée de son regard.

Jules s’exécute : il se faufile, comme une anguille, jusqu’à sa chambre. Une heure plus tard, il entend gronder l’hélicoptère familial. Il sait que c’est sa mère, qui prend la route des airs.

Son cœur se resserre à l’idée que, lui aussi, va partir et qu’il ne sera plus entouré de visages familiers dans son nouveau monde.

Le top départ est lancé pour se préparer à l’aventure. Après avoir enfilé un pull, prêté par Rosalie, sur une chemise, il met sa veste de cowboy et prend, par-dessus, une parka avec des poches intérieures, dans lesquelles il glisse sa cagoule, un dé avec des saphirs, une peluche porte-bonheur et des provisions.

Puis il saisit son drone avec sa télécommande et récupère, dans un tiroir, un lot de piles usagées.

Avant de refermer entièrement la porte, il jette un dernier coup d’œil, non pas pour vérifier qu’il n’a rien oublié, mais simplement pour capter l’atmosphère de sa chambre, un espace dès lors figé, avec ses images punaisées et ses objets familiers. Maintenant qu’il la quitte, il la trouve avenante. À présent, le voilà pressé. Il dévale le grand escalier, mais au lieu de continuer vers l’entrée principale, il bifurque en direction de l’intendance et passe devant la buanderie où la gouvernante, aidée de deux blanchisseuses, plie des draps.

– Eh bien, vous êtes drôlement attifé, remarque Odette. Pourquoi avez-vous changé de vêtements ?

– Je pars chercher ma chèvre. J’ai emporté de la nourriture pour lui donner.

Jules referme, derrière lui, la porte de l’intendance. Enfin dehors, il commence par goûter à la douceur d’un vent frais, qu’il interprète comme une louange à sa prochaine liberté. Un cri strident retentit depuis le bosquet. Il s’agit de la vocalise d’un paon.

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