Ch. 34

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Jules relit le SMS : « Je te dois 10 gâteaux. » Il enfile une veste, glisse le smartphone dans une poche intérieure. En quittant sa chambre, il vérifie que le couloir est désert. Il descend, croise une femme de ménage dans le hall, pousse la porte de l’entrée principale.

Une fois dans le parc, il court, presque exalté par l’aventure à laquelle il participe. Il aperçoit les deux bûcherons qui entassent les bûches. Eux ne le remarquent pas, ou font mine de ne pas l’avoir vu. Une croix jaune sur le tronc d’un châtaignier. Jules prend appui contre l’arbre. Bien qu’au repos, il sent son cœur s’emballer. Sortant le téléphone de sa poche, il l’allume, tente en même temps de trouver l’apaisement. Mais son regard qui fixe l’écran, voit disparaître l’icône de connexion. Encore hésitant à quitter sa cachette, il regarde en direction des deux bûcherons et remarque qu’ils lui font signe de venir. Il court et grimpe le tas de bois. Des bras le soulèvent et le font passer par-dessus le mur. De l’autre côté, un homme debout sur le toit d’une camionnette blanche, le réceptionne.

– Bravo, mon garçon. Tu as été courageux.

Au même instant, une femme sort de la camionnette et l’aide à descendre du toit, par une échelle fixée à l’arrière.

– Mais ce n’est pas une voiture de police ! Jules remarque cependant, sous la veste de la coéquipière, un ceinturon avec une arme. Tandis que la policière le fait monter à l’avant, dans la camionnette, son collaborateur rejoint le fauteuil du conducteur. À cet instant, le garçon voit qu’on lui brandit sous le nez, les insignes de la police.

– Ce n’est pas la voiture de police que tu connais, parce que nous, nous devons rester discrets. Je travaille à la Sécurité Intérieure, comme commissaire. Tu peux m’appeler Davy et ma collègue, qui est à Interpol, c’est Rose-Marie. Il faut que tu enlèves ta veste ; on va t’en filer une autre.

Tout en glissant un bras dans sa nouvelle veste en Jean, Jules tâte le blouson en cuir du policier et note que son pantalon est en toile de Jean, lui aussi. Il a l’impression de devoir s’habiller comme eux. Il sent ensuite sa collègue lui enfoncer une casquette sur la tête.

– Il y a aussi sa montre, signale-t-elle à son collaborateur.

– En effet. (Le regard du garçon s’assombrit en remarquant que le policier dégrafe le bracelet de la montre de son frère.) Ne t’en fais pas, on te la rendra. (Il met le contact.) Bon… Le véhicule ne ressemble pas au coupé sport auquel on a dû t’habituer, mais tu t’y feras.

– Vous allez rechercher Augustin ?

– C’est ton frère ? C’est ça ? interroge Davy. Mais tu ne le connaissais pas depuis longtemps ?

– Non, mais après on voulait toujours rester ensemble…

– L’histoire de ton frère, c’est peut-être important, explique Davy, mais il y a une affaire encore plus importante qui est la sûreté de l’État. Si tu es là avec nous, c’est par rapport aux soupçons que nous avons d’activités qui sont contraires à la sécurité nationale, des activités qui concernent d’abord ton père.

– Non ! sanglote soudainement le garçon. Je ne veux pas qu’on s’occupe d’une autre affaire que celle de mon frère ! (Il crie.) C’est pour Augustin que je suis venu ! Je veux qu’on le retrouve !

– Ok, ok… réagit Davy, pris au dépourvu.

Faisant brusquement tourner le volant, le policier dirige la camionnette sur un chemin forestier et coupe le contact.

– Jules, laisse-nous t’expliquer. On n’abandonne pas l’affaire de ton frère, mais s’il a vraiment disparu, et qu’on enquête sur sa disparition, ça va forcément éveiller des réactions de méfiance du côté de ton père, et on ne va plus pouvoir enquêter au sujet de ses agissements.

– Ce qu’on essaye de te faire comprendre, ajoute Rose-Marie, c’est que les deux affaires : celle de ton frère et celle de ton père, sont liées. Mais pour bien s’occuper de l’affaire de ton frère, il faut d’abord connaître les intentions de ton père.

– Je voudrais te poser une question, mon garçon ? poursuit Davy. C’est une question difficile, je te préviens. Quand tu nous demandes de retrouver ton frère Augustin, est-ce que tu penses aussi, au fait, qu’on pourrait ne pas le retrouver ? Je veux dire, au fait qu’on pourrait ne pas le retrouver vivant ?

– Oui, répond Jules dans le hoquet d’un sanglot.

– Mais ça ne te fait pas peur d’apprendre ça ?

– Je veux savoir ce qui s’est passé.

– D’accord. Alors si, par exemple, je demande à un de mes hommes d’aller discrètement à tous les endroits que fréquente ton frère pour prendre des photos. Ensuite, on te rapporte toutes les photos pour te les montrer. Est-ce que ça te conviendrait ?

– Oui.

– On a les moyens de te proposer ça. Seulement, tu dois bien envisager qu’il existe deux éventualités. Soit sur les photos qu’on te rapporte, tu vas reconnaître ton frère Augustin. C’est alors ce qu’on appelle « une preuve de vie ». Mais l’autre éventualité, c’est que, sur toutes les photos qu’on te rapporte, tu ne retrouves pas ton frère. Est-ce que tu acceptes les deux éventualités ?

– Oui, parce que je veux juste qu’on s’occupe de lui.

– S’il n’apparaît pas sur les photos, ça ne veut pas dire qu’il n’est pas vivant. Peut-être qu’il est parti ailleurs, à la suite d’une histoire que tu ne peux pas connaître. Ou, peut-être, en effet, qu’il lui est arrivé un malheur où il a perdu la vie. Mais ça peut être à cause d’un accident. Un accident de voiture, ou il est tombé à l’eau, ou il a eu une crise cardiaque… Mais toi, n’est-ce pas, s’il est mort, tu penses à autre chose qu’à un accident, ou à une maladie. Tu penses qu’on aurait pu le tuer.

– Oui.

– Une dernière question, qui va peut-être t’embarrasser : quand tu envisages que ton frère ait pu être tué, est-ce que tu supposes aussi que ça pourrait être ton père, l’auteur ?

Jules se fige. Son regard est immobile et aucun son ne franchit le filtre de ses lèvres.

– Je vais formuler ma phrase autrement : en t’apercevant que tu n’avais plus de nouvelles de ton frère, est-ce qu’à un moment donné, tu as imaginé que ça pouvait venir de ton père, qui aurait pu le tuer, ou le faire tuer ? Est-ce que tu as juste eu ces images-là dans ta tête ?

– Oui.

Le commissaire se tourne vers sa collègue :

– C’est quand même un peu léger pour faire une déposition, tu ne crois pas ?

– Je confirme.

Le commissaire se penche à nouveau vers Jules :

– Bon… Maintenant, dis-nous. On a juste une heure pour tout faire avant de te ramener. Est-ce que tu acceptes la collaboration, ou pas ? Si tu n’acceptes pas, on te ramène tout de suite chez toi.

– Je suis d’accord, mais je voudrais quand même vous demander une chose. Si jamais je ne vois pas mon frère sur les photos, est-ce que vous allez le rechercher ?

Jules voit alors le policier lever un doigt.

– Pour notre premier rendez-vous, notre collaboration, pour ton frère, ne va pas plus loin que les photos qu’on va te montrer. C’est maintenant à toi de nous prouver que tu es prêt à coopérer. Ensuite, on verra bien si on peut prolonger, ou pas, notre collaboration avec autre rendez-vous.

Assis à la terrasse d’un café de village, entre Davy, le commissaire et Rose-Marie, sa collègue d’Interpol, Jules peine à rester paisible, tant l’aspect pittoresque du lieu l’incite à orienter son regard en toutes directions, à l’affût des moindres indices.

– C’est la toute première fois que je vois des maisons rouges avec des toits gris. Enfin si ! J’en ai déjà vu depuis l’hélicoptère, mais c’était en petit. Et depuis l’avion aussi, j’en ai vu…

Les deux policiers s’échangent un regard amusé par-dessus la tête du garçon.

– Bienvenue dans le monde réel, enchaîne Davy avec un rire contenu.

Il doit s’interrompre en voyant s’approcher le patron du café.

– Bonjour Messieurs, Dame. Désolé, je ne vais pas pouvoir vous servir grand-chose : on a une panne de courant.

Jules retient un pouffement dans une main.

– On peut prendre des jus ?

– Pour ça, pas de problème…

– Nous n’avons ni ta date, ni ton lieu de naissance, signale Rose-Marie, à Jules, en extirpant un calepin d’une pochette. Tu peux nous noter ça ?

Il saisit le stylo que la policière lui tend et note.

– Si c’est Paris, tu dois nous préciser l’arrondissement.

– Je le connais pas.

– Vraiment ? On ne te l’a jamais dit ?

Jules secoue négativement la tête.

– Maintenant, il y a un point qu’on aimerait élucider, enchaîne la policière, c’est si tes parents ont des armes, en stock, dans le domaine de Courcy Montvernier.

Jules a un sursaut d’étonnement en entendant la question.

– Il y a des armes de collection.

– Et en ce qui concerne des armes modernes ?

– Mon père est un chasseur.

Jules voit la policière sortir une feuille, dans un grand format, qu’elle déplie et pose sous ses yeux. Le garçon réalise qu’il s’agit du plan détaillé des pièces du château de Courcy Montvernier et de ses dépendances.

– Tu vois, là tu as l’entrée, là la maison du gardien… Est-ce que tu pourrais nous indiquer, sur le plan, les endroits où tu penses que tes parents ont rangé des armes ?

Jules est hésitant. Les questions s’avèrent, tout à coup, si intrusives. Il a aussi l’impression que le plan viole l’intimité de leur famille.

– Je te rappelle qu’on a un accord, intervient le commissaire.

Il happe un bol d’air, puis se résigne à poser le doigt sur les pièces concernées. Il indique d'abord le salon Forum, pour les armes de collection.

Rose-Marie replie le plan, puis sort un classeur de pochettes transparentes, qui aligne des rangées de visages.

– Maintenant, est-ce que tu peux me dire si, parmi toutes ces photos, il y a des personnes que tu reconnais ?

Jules se sent, cette fois, paralysé par la question. Il sait à quel point son père est attaché à ses réunions des six. Il réalise soudainement le degré de trahison. Il ne peut pas…

– Je comprends que ce n’est pas facile pour toi, relève Rose-Marie. C’est quand même ton père. Tu as l’impression de le trahir. Mais parfois, pour la bonne cause, il faut savoir faire des choix difficiles. Nous aussi, ça nous arrive.

– Tu sais pourquoi on est obligé d’agir ainsi ? intervient à nouveau le commissaire. Pour défendre notre démocratie. Tu sais comment ça se passe, quand on n’est pas dans une démocratie ? Il n’y a plus de justice, pour personne. Cela s’appelle la dictature. Tu veux voir ce que l’on fait subir à des enfants, dans des dictatures ?

Davy sort un smartphone d’une poche intérieure de son blouson et fait défiler, sous les yeux de Jules, des photos d’enfants défigurés par des maltraitances et des tortures.

– Ce sont des images qui sont peut-être un peu hard pour son âge, relève Rose-Marie.

– Ce que je montre, c’est la réalité. Moi, je suis pour une réalité qui puisse servir d’électrochoc. (À Jules.) Tu trouves bien ce qu’on fait subir à ces enfants ?

– Non.

– Pourtant, il y en a qui trouvent ça bien. Tu sais pourquoi ? Parce qu’ils veulent avoir un pouvoir absolu. (Il éteint son portable.) Mais à côté de ça, tu as quand même des gens qui sont prêts à tout pour défendre la démocratie. Et même à se sacrifier. Au moment où je te parle, des hommes et des femmes qui ne rêvent que de démocratie, sont en train de mourir pour la défendre. C’est comme un grand frère, qui peut vouloir se sacrifier pour défendre un petit frère. Est-ce que tu as pensé que ton grand frère s’était peut-être sacrifié pour toi ?

Jules se sent percuté par les paroles du commissaire. Il n’a pas pu oublier cette dernière résolution d’Augustin, de vouloir le protéger contre leur père. Dès lors, comment ne pas songer que cette décision lui a peut-être été fatale ?

– C’est bon, annonce Jules, en approchant le classeur.

Il fixe attentivement les visages, un à un, et pose le doigt sur ceux qu’il reconnaît.

– Voilà, c’est tout.

– Tous ceux-là, tu les as vus venir à Courcy Montvernier ?

Jules opine de la tête.

– Ce sont des amis de ton père ?

– Ce sont des associés.

– Comment ça ? Ils ont monté une association ? Tu connais le nom de cette association ?

– Non. Je ne sais pas s’il y a un nom.

– Ils se sont simplement associés entre eux ? Pour un projet ?

– Oui, c’est ça.

– Et le projet, tu le connais ?

– Non. Je sais juste que… (Il hésite.) – C’est pour attaquer notre République ?

– Je crois.

Le commissaire et sa collègue marquent une pause. Les révélations de Jules semblent les accabler.

– Une dernière question, mon garçon, poursuit Davy, après s’être passé une main sur le visage. Est-ce que tu connais la fréquence de ces réunions ?

– Non, parce qu’elles n’ont pas toujours lieu à Courcy Montvernier.

– Et la prochaine ?

– Elle est dans pas longtemps à Courcy Montvernier.

– Tu connais la date ?

– Non.

Se penchant vers Jules, le commissaire choisit de parler plus bas tout en fixant son regard dans celui du garçon.

– Cette réunion, elle nous intéresse. On veut déjà connaître la date et on veut que tu puisses nous récolter le plus d’informations possibles au sujet du projet de ton père et de ses associés. (Il se redresse et regarde sa montre.) On va s’arrêter là pour les questions. Dis-nous maintenant ce que tu aimerais voir.

– Un supermarché !

– À l’intérieur, j’imagine. (Le commissaire se lève et se tourne vers sa collègue.) Est-ce que tu peux nous trouver un supermarché qui ne soit pas trop éloigné ? Pendant ce temps-là, je vais régler.

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