Ch. 37

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Jules a été prévenu que son père souhaite le voir, après le petit-déjeuner, dans le salon Agora.

Sitôt il entre, il remarque des photos posées sur la table basse. Son père, quant à lui, se tient solidement arc-bouté sur ses deux pieds, face à une porte-fenêtre. Intrigué, Jules s’approche des photos en croyant pouvoir identifier les portraits, mais ce ne sont que les visages de trois fillettes inconnues.

– Dis-moi laquelle tu préfères des trois.

– C’est qui ?

– Tu as rencontré leurs pères, il n’y a pas longtemps.

Jules se redresse. Il a cette fois compris qu’une entente avait été décidée dans son dos pour le mettre en relation avec une fille des associés de son père.

– C’est celle avec laquelle je dois me marier ?

Didier Montvernier se retourne.

– Je sais quand même quel âge tu as.

Jules scrute à nouveau les photos. Il commence par en écarter une.

– Elle, bof. (Il hésite entre les deux restantes.) Celle-là. Didier Montvernier s’approche de la table basse pour repérer la photo désignée. – Je vais m’arranger pour qu’elle puisse venir dans peu de temps.

– Pour une journée ?

– Non. Pour que tu puisses la voir régulièrement. Elle va remplacer Rosalie, qui va partir en pension.

– Quoi ! Je ne vais plus voir Rosalie ? (Le souffle coupé par la surprise, Jules fixe son père.) C’est toi, qui as décidé ça ?

– Rosalie est un peu plus âgée que toi. Ses hormones commencent déjà à la travailler. Tu n’es plus seulement, pour elle, un compagnon de jeux.

– Mais pourquoi tu as décidé de la faire partir ! s’emporte Jules en lançant un pied contre la porte du salon.

– Dis donc ! Tu mets des coups de pieds dans les portes, maintenant ?

– Tout ce que tu me donnes, après tu me le reprends ! lâche-t-il, dans un cri.

Franchissant le seuil, Jules s’échappe hors de la pièce, décidant de son propre chef de laisser son père.

Espérant trouver un apaisement dans la froideur vivifiante du dehors, il pousse la porte du grand hall.

– Fais attention, mon garçon, les marches sont glissantes, lui signale un employé, qui balaye devant l’entrée.

Quelques flocons indolents recouvrent la surface du paysage de leur douceur ouatée.

Apercevant l’hélicoptère, Jules se rend compte, cette fois, de son impatience à le voir repartir.

Il se dirige vers l’appareil, le contourne, observe ses pales au repos. Craignant que son père le remarque, il revient sur ses pas, se dirige vers l’aile gauche. Persuadé d’avoir entendu le bruit significatif d’une présence humaine, il se fige. Il s’aperçoit que ce sont des pleurs en continu et finit par repérer la fenêtre entrebâillée de laquelle s’échappent les sanglots.

Il est impressionné. Rosalie pleure pour lui.

Jules s’appuie contre le mur, encore hésitant au sujet de ce qu’il doit entreprendre. C’est alors que son regard rencontre un massif de rosiers. Il va jusqu'au massif, dégage du doigt la fine pellicule de neige qui recouvre les fleurs encore épanouies. Prudemment, il casse une tige. Sur la pointe des pieds, il rejoint le mur et le longe jusqu’à la fenêtre entrebâillée. Puis, avec des gestes précis et délicats, il glisse la fleur entre les barreaux de protection, jusqu’à l’étroite ouverture de la fenêtre.

Il a un sourire en s’apercevant que, sitôt la fleur introduite, les pleurs cessent.

– Jules ! Je n’ai plus le droit de te voir.

Rosalie, dans une soudaine précipitation, est venue se coller à la vitre. Un index posé contre ses lèvres, Jules l’invite à davantage de discrétion. Puis il se hisse jusqu’à sa fenêtre, s’assoit sur le rebord. Entrouvrant sa veste, il lui montre son smartphone. Rosalie est époustouflée. Elle court chercher un papier pour noter le numéro. Jules ne peut pas s’attarder. Ils doivent se quitter. Les barreaux empêchent Rosalie de l’embrasser. Elle lui applique un baiser en posant son doigt sur sa joue. Jules saute à terre et, jouant d’un dernier effet de scène, lui envoie des baisers en soufflant dans le creux de sa main.

L’instant d’après, il se retrouve à nouveau seul, appuyé contre le mur, qui semble, en même temps, l’empêcher de basculer dans un fond de désespoir. Il ressent, à son tour, le bouleversement du chagrin. Essuyant quelques larmes silencieuses d’un revers de manche, il quitte son appui et s’enfonce dans le parc pour aller revoir sa chèvre.

Un peu plus tard, il retrouve Victor Mekin, qui l’entraîne dans une séance de footing à travers le domaine. Le professeur de sport a aussi une bonne nouvelle à lui annoncer.

– La prochaine fois que ton père te demande ce que tu veux, parle-lui de cours d’équitation.

Encore ces fameux cours, songe Jules. Comme s’ils étaient la solution absolue à sa liberté. Mais le temps que le cheval soit acheté et que lui, apprenne à le monter.

– Non, ne ce n’est pas moi qui vais t’apprendre, rectifie le professeur de sport dans l’ébauche d’un sourire. Tu auras la possibilité, chaque semaine, de rejoindre un centre équestre, pour des cours particuliers.

– Chaque semaine, j’aurais le droit de sortir de Courcy Montvernier pour prendre un cours ? interroge Jules, qui tient à se parer contre la mauvaise chute d’une désillusion.

– Oui, c’est bien ça… Et ton père est d’accord.

La suite de la séance de footing lui paraît, tout à coup, plus légère. Sa course à travers les hautes herbes, qui l’emporte vers de nouveaux rêves, ressemble déjà à un galop de liberté.

Le père de Jules a fini par quitter le domaine de Courcy Montvernier. Sa mère ne va pas tarder à le rejoindre à Roquebrune-Cap-Martin. Tous deux, ensuite, partiront retrouver le soleil de la Floride.

Jules a dû, au moins, attendre le départ de son père pour reprogrammer un rendez-vous avec Davy et Rose-Marie. L’exfiltration consiste, cette fois, pour le garçon, à pénétrer à l’intérieur d’un utilitaire, introduit dans la propriété pour le ramassage des déchets verts. Une ligne jaune a été tracée sur le sol pour indiquer l’endroit précis où Jules doit marcher, pour arriver jusqu’aux portières arrière de l’utilitaire, sans être détecté par les caméras.

Affublé d’un anorak et d’un bonnet à pompon, il est conduit au milieu d’une forêt, sur une aire de pique-nique dotée de tables et de bancs en bois, un no man’s land peu transcendant pour le garçon, et forcément déserté par les promeneurs en cette saison.

Mais Davy et Rose-Marie lui ont expliqué qu’ils ne disposaient d’aucune autre option, tant leurs échanges nécessitent, pour ce rendez-vous-ci en particulier, de la discrétion. Il est néanmoins convenu qu’à la fin de l’entretien, ils pourront se déplacer et, comme Jules souhaite, pour sa découverte du jour, un voyage en train, les deux policiers s’accordent sur la promesse de lui offrir son premier trajet ferroviaire s’il contribue, comme convenu, à leur enquête. Un semblant de pique-nique a été apporté, qui propose des boissons chaudes, des viennoiseries et quelques barres chocolatées. Cependant, dès l’arrivée, Jules est obnubilé par le visionnage des photos. Les policiers n’ont pas oublié ses attentes.

Davy ouvre un ordinateur et commence à faire défiler la longue rangée des prises de vues sous le regard teinté d’émotion de Jules, qui reconnaît le portail de la villa Bel Air, la plage, le port, le Zephira, l’entrée de l’immeuble de Monaco qui conduit au penthouse. Ces rafales d’images, qui réveillent, en lui, des souvenirs heureux en présence d’Augustin, ravivent en même temps les blessures du silence et de l’absence. Un moment, les deux policiers se rendent compte qu’il tente, par des suffocations, d’apaiser la douleur de sa peine. L’écran est rabaissé. Rose-Marie le prend entre ses bras.

– Tu ne l’as pas revu sur les photos, c’est ça ? (Jules confirme d’un mouvement de tête.) Alors, il faut arrêter de te faire violence. On va voir du côté de ton père, maintenant.

– Tu ne nous avais pas dit qu’il avait un brouilleur d’ondes, relève Davy.

– Parce que vous l’avez pas demandé.

– Tu dois avoir plein de nouvelles fraîches à nous fournir, vu que tu étais sur place lors de la dernière réunion de ton père et de ses associés.

– Oui.

Jules disserte alors sur le repas avec les deux adolescents, le projet du triumvirat, l’horloge du compte à rebours…

Davy et Rose-Marie l’écoutent religieusement. Le pincement d’une culpabilité l’atteint, à l’évocation de certains détails. Mais s’il trahit ses propres parents, n’est-ce pas justement parce qu’eux lui ont montré le chemin de la fausseté et de la dissimulation ?

Une fois encore, il se rend compte que ses propos ont provoqué un état d’abattement chez les deux policiers.

Le commissaire se frotte nerveusement les yeux.

– Ce n’est pas eux, mais leurs mômes qui doivent procéder au changement de régime. Ça change tout.

– Il va falloir être méthodique, décrète Rose-Marie. On a déjà ces dix années qui nous laissent un délai. Mais pourquoi cette date du 12 janvier ? En fait, qu’est-ce qui va permettre de donner une légitimité à ce changement ? Quel est le point de bascule ?

– Tu sais quoi, bonhomme, poursuit Davy, en posant une main sur l’épaule de Jules, il va falloir que tu continues à jouer ton rôle de fils à papa jusqu’au bout. Fais en sorte de ne pas décevoir ton père. Prouve-lui que tu vas bien faire le job.

– Mais qu’est-ce que tu lui racontes ? s’oppose Rose-Marie. Tu l’encourages à se compromettre ?

– Mais non, il ne peut pas se compromettre ; il est déjà de notre côté.

– Il n’est pas de notre côté. Il veut qu’on s’occupe de son frère.

– Ça revient au même. Il suffit de lui expliquer comment on a le sens de la famille, chez les empereurs. (Le commissaire se tourne vers Jules.) Tu sais, mon garçon, chez les empereurs, un père qui tue son fils, ça n’est pas un problème.

– C’est vrai ? interroge Jules, qui se tourne vers Rose-Marie pour obtenir une confirmation.

– Oui, c’est vrai. Comme un fils peut aussi tuer son père ou sa mère ; un frère, son autre frère, ou sa sœur… Quand il n’y a plus de lois républicaines, ce sont des pratiques qui sont utilisées pour s’accaparer le pouvoir.

– Il va aussi falloir t’expliquer ce que signifie le triumvirat, annonce le commissaire en se tournant à nouveau vers Jules.

– Je sais déjà.

– Tu es vraiment sûr ? Au départ, on est forcément trois, parce qu’il faut une alliance pour réussir à s’accaparer le pouvoir. Mais quand il s’agit, ensuite, de diriger un empire, il n’y a de la place que pour un. Donc celui qui devient empereur, c’est le premier des trois qui tue les deux autres. (Il lève la tête vers sa collègue.) Le gamin ne pourra jamais prendre part à ça.

– Tu n’en sais rien. Ce n’est qu’un gamin. Peut-être qu’en grandissant, ça va devenir de plus en plus une tentation, pour lui. Surtout que sa famille va bien s’occuper de le préparer.

– Mais nous, déjà, on est derrière.

– Ils ne le laisseront jamais à la tête de leur empire financier avant d’être complètement persuadés qu’il accomplira le rôle qu’on lui a demandé d’accomplir. Pour ça, c’est certain, ils l’obligeront à se compromettre juridiquement et moralement. Alors, quand il aura bien trempé dans de sales affaires, avec peut-être même du sang sur les mains, est-ce qu’il aura vraiment le choix ?

– Je te le répète. On est déjà derrière. Donc on ne le laissera pas se compromettre.

– Alors, ils ne le laisseront jamais à la tête de leur empire financier.

– Mais ils ne seront pas obligés de savoir ce qu’il se passe réellement. Nous sommes aussi capables de les gruger, puisque nous tenons les fils de notre petite marionnette.

– C’est trop dangereux. Je te rappelle qu’il y a parfois des marionnettes qui échappent à leur créateur.

– C’est pourtant la meilleure façon, que nous avons, de neutraliser leur projet ! s’emporte le commissaire : le noyauter de l’intérieur. Sans quoi on ne pourra jamais éviter un bain de sang !

S’ensuit un pesant silence, chargé de tension nerveuse.

C’est alors que Jules prend l’initiative de quitter le banc.

– Bon, il n’y a plus rien à faire ici. Moi, maintenant, j’attends d’aller à la gare pour monter dans le train.

– Dis donc, reprend le commissaire, ce n’est pas toi qui vas donner des ordres !

– On n’en a pas pour longtemps, assure Rose-Marie.

– Mais moi, je ne veux pas continuer, parce que vous vous fichez d’Augustin. C’est que mon père qui vous intéresse !

– Mais non, conteste Rose-Marie. On t’a déjà expliqué que les deux affaires étaient liées.

– On te donne justement le meilleur moyen de te venger de ton père, insiste pour sa part, le commissaire.

– Si c’est mon père qui a tué mon frère, alors vous devez l’envoyer en prison !

– Bien sûr, tu as raison, assure Davy. Mais tu vois, dans la vraie vie, ce n’est pas comme dans les films. Quand il y a un crime, on ne trouve pas toujours le coupable. Et même quand on sait qui a tué, on ne peut pas toujours l’envoyer en prison, parce que le juge demande beaucoup de preuves. Ton père, il est de toute façon assez fort pour se débarrasser de toutes les preuves. S’il a tué ton frère, on ne retrouvera jamais son corps. Sans doute parce qu’il a été jeté au fond de la mer et qu’il est en train d’être mangé par les poissons.

– Non ! Je veux pas qu’on laisse tomber mon frère. Je veux qu’on le cherche tout de suite et s’il est mort, on doit punir ceux qui l’ont tué !

– Tu as raison de défendre ton frère, soutient la policière. Mais tu sais, une enquête, c’est toujours très long. Ça demande des années d’investigation. En plus, là-bas, on est dans une région gangrénée par la mafia…

– Oui, mais d’abord, vous devez le chercher. Pourquoi vous ne le cherchez pas ?

Jules voit les deux policiers s’échanger un regard.

– En fait, poursuit Davy, on ne t’a pas attendu pour chercher. Mais on ne retrouve nulle part enregistré le nom d’Augustin Montvernier.

– Ce n’est pas vrai !

– Si… On t’assure que c’est vrai, appuie Rose-Marie. Et même chez nous. Ce qui veut dire que tu es aussi le seul à le rechercher. – Ce n’est pas possible, conteste Jules. Plein de monde connaît Augustin !

– On te dit juste ce qu’il en est, tempère le commissaire. Ça signifie, pour nous, que l’enquête s’arrête là. Parce qu’on ne peut pas rechercher un disparu, si on n’a pas déjà la preuve qu’il a existé.

– Augustin a existé ! Vous le savez ! Moi, je peux le prouver. J’ai des photos de lui. Il y a d’autres gens qui peuvent vous parler de lui, vous dire qu’il était mon frère. Vous n’avez pas le droit de dire qu’il n’a pas existé !

– Jules, calme-toi s’il te plaît, intervient Rose-Marie. Nous deux, on sait que ton frère a existé. Mais comme on t’a expliqué, il y a une différence entre le fait de savoir et le fait d’obtenir des preuves. La justice, ce qu’elle veut, ce sont des preuves. Peut-être que ton frère, pour des raisons qu’on ignore, se faisait enregistrer sous d’autres noms que le sien… On ne sait pas ce qui s’est réellement passé, mais ce qu’on sait, c’est qu’on a fait le maximum, dans notre enquête, pour ton frère.

– Moi aussi, j’ai fait le maximum, réplique Jules, d’un ton soudain glacé. C’est fini. Plus jamais je vous aiderai.

– Quoi ? réagit Davy. Tu veux arrêter notre collaboration ?

– Oui.

– Ça veut dire aussi, pour toi, que tu ne pourras plus sortir de Courcy Montvernier et que tu n’auras plus de petits moments de liberté.

– Je sais, mais j’arrête quand même.

Le commissaire s’approche de Jules afin de le fixer du regard.

– Mon grand-père est mort pour avoir lutté pour la liberté de ce pays. J’ai perdu des amis et collègues, morts pour avoir défendu cette putain de démocratie, parce que même si c’est une putain, la démocratie, c’est quand même une belle putain et on n’a jamais eu mieux qu’elle. Tu sais ce que c’est que d’avoir des convictions ? Non, tu ne peux pas savoir ! Parce que si tu savais, tu ne déciderais pas de nous planter ! Les mots Liberté, Égalité, Fraternité, ça te dit quelque chose ?

– Oui, Fraternité, ça veut dire défendre son frère. C’est vous qui ne savez pas ce que ça veut dire.

– Pan ! Dans les dents, commente ironiquement Rose-Marie.

– Je suis sûr que tu as surtout besoin de temps pour réfléchir.

– Non !

– On te laissera quand même le téléphone. Comme ça, si tu changes d’avis, tu pourras nous contacter.

– Et là, on t’emmène à la gare, comme promis, précise encore Rose-Marie. Allons-y !

Alors que tous trois regagnent le véhicule, Davy fixe une dernière fois le regard du garçon.

– Dans dix ans, quand tu seras à la tête de ton empire, je serai pas loin de la retraite. Alors, j’espère que tu ne voudras pas me pendre par les couilles, parce qu’on sait que les dictateurs, ils ont une particularité, c’est de n’être jamais reconnaissants envers ceux qui leur ont rendu des services.

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