Ch. 48

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Jules s’assoit sur le canapé en cuir du salon Forum. Son père accepte de relever le défi d’une confrontation. Il n’en revient pas. Il se sent presque déstabilisé par cette résistance.

Il le voit s’asseoir à l’autre bout du canapé.

– Est-ce que tu prends conscience que tu es, sans doute, en train de te priver, à jamais, des privilèges qui sont ceux de ta condition ? Tu crois que la vie est facile, en dehors d’ici ? Tu es sûr de ne jamais regretter ton confort dans le domaine de Courcy Montvernier ? Ou dans la villa Bel Air ? Tu as encore la possibilité de faire marche arrière. Tu sais… Maximilien et Aurélien sont très heureux de l’existence qu’ils mènent actuellement. Dehors, si tu sors, tu n’auras pas ta place.

Son discours à peine achevé, Didier Montvernier se lève et s’apprête à quitter la pièce, mais Jules, aussitôt, bondit sur lui, afin de le forcer à se rasseoir.

– Je te demande de me parler d’Augustin, et c’est de moi que tu parles. Tu crois que je ne comprends pas ton petit manège ? N’essaye pas de me manipuler… Les moments que j’ai partagés avec mon frère, c’est ce que j’ai eu de meilleur dans mon existence.

– Ton existence ne fait que commencer, et moi, à l’âge que j’ai, il me faut des repas. (D’un bond brutal, Didier Montvernier se lève à nouveau. Sa main attrape avec vigueur le col du polo de Jules, qui se retrouve plaqué contre le mur.) Tu vas apprendre à me respecter !

Il le relâche et quitte la pièce en direction de la salle à manger. Jules se laisse tomber sur le canapé. Seul, il attend son retour, guette l’entrée, mais s’inquiète au fil du temps. À son tour, il quitte le salon. Il retrouve son père assis à sa place habituelle, qui finit de déjeuner.

Il contourne la table pour attraper une nectarine dans une coupe de fruits, s’assoit de travers sur une chaise, croque dans le fruit.

– Regarde comment tu te comportes. On dirait un voyou.

– Je ne suis pas un voyou et encore moins un assassin. Il ne faut pas se fier aux apparences.

– J’ai compris que tu avais en toi une souffrance que tu n’arrivais pas à évacuer.

– Ma souffrance, c’est mon frère qui me manque, parce que tu me l'as enlevé.

– Si je ne voulais pas que tu le rencontres, c’était justement pour pas que tu souffres.

– Souffrir, toi, tu ne sais pas ce que c’est…

– Si. Il m’arrive de souffrir. Mais parfois, je préfère souffrir au fait de ne rien ressentir.

– Pour souffrir, il faut aimer, et toi, tu ne nous as jamais aimés.

– Je n’en sais rien. L’amour, je ne sais pas ce que c’est. Je n’en ai pas reçu moi-même. Pourtant, j’avais des parents qui n’avaient que ce mot à la bouche. C’étaient des religieux de la pire espèce : des intégristes. Alors j’ai pris le contre-pied de ce qu’ils étaient. Je suis devenu un matérialiste.

– Quand Augustin a disparu, est-ce que tu as souffert ?

– Oui. Il était malgré tout, une partie de moi.

– Et sa mère ?

– Aussi.

– Augustin, lui, souffrait de ne pas se sentir aimé de sa mère. C’est vrai qu’elle avait l’air de n’avoir rien à foutre de lui.

– C’était une manière, qu’elle avait, de se protéger.

– À Augustin, qu’est-ce que vous lui reprochiez, au juste ?

– On ne lui aurait rien reproché, s’il n’était pas de notre sang.

– Vous vous êtes disputés, toi et lui. Non ?

– Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ?

– Il t’a dit qu’il avait découvert qu’il avait un petit frère. Il t’a reproché de le lui avoir caché. Il voulait des explications à ce sujet. Vrai ou faux ?

– Vrai.

– À la suite de ça, entre vous deux, ça a mal tourné.

– Faux !

– C’est toi qui l’as tué directement, ou tu l’as fait tuer par quelqu’un ?

– Ça suffit ! hurle cette fois Didier Montvernier, tout en se levant et en jetant sa serviette sur la table. Je vais aller faire un tour dans le parc, pour prendre l’air.

– Tant que tu ne m’auras pas raconté ce qui s’est passé, je t’empêcherai de sortir du domaine.

Jules laisse son père quitter la salle à manger. Tournant autour de la table, il soulève un couvercle, inspecte le contenu des plats et décide, à son tour, de manger.

Un peu plus tard, il s’inquiète à nouveau du temps qui s’écoule et craint de laisser son père sans surveillance, dans le domaine. Se catapultant de sa chaise, il traverse le hall, se laisse surprendre par une bourrasque d’air frais à l’ouverture de la porte, court à contre-vent dans le parc, avec déjà une idée de la direction à prendre.

En apercevant son père, qui quitte la maison du gardien, Jules s’arrête net, et observe, de loin, sa trajectoire. Il le voit partir en diagonale et s’enfoncer entre des fourrés. À cet instant, il décide de le rejoindre.

– On ne peut même pas être tranquille…

– Si tu veux être tranquille, soulage ta conscience. Dis ce que tu as fait à mon frère.

Didier Montvernier ne répond pas. Le visage fermé, l’air taciturne, il continue sa marche, talonné par son fils.

Soudain, Jules se retourne et prête l’oreille, étonné d’entendre un « flop flop » qui lui rappelle le bruit familier des pales d’un hélicoptère. Le bruit se fait plus distinct, ne lui laissant plus aucun doute.

– Oh, bordel ! Mais qu’est-ce que tu es allé demander au gardien ?

Rebroussant chemin, Jules court en direction du château, tire brutalement la porte principale vers lui, se rue vers le salon Forum, où il perçoit déjà les bruissements d’une présence humaine.

Équipés d’un escabeau disposé devant la boîte métallique du brouilleur d’ondes, les gardiens père et fils, tentent des manœuvres d’ouverture, à l’aide d’un tournevis.

– Ce n’est pas évident d’y arriver, ronchonne le fils.

– Laissez tomber…

S’éclipsant dans la pièce voisine, Jules ouvre le rabat d’un secrétaire, ôte un porte-feuille d’un tiroir, retire deux billets, puis revient dans le salon Forum.

– Il va peut-être falloir appeler un serrurier, conclut le père.

– Tenez !… annonce Jules en tendant les billets vers les deux gardiens.

L’escabeau est replié et les gardiens repartent.

Il sort à nouveau et, rongé d’inquiétude, surveille l’hélicoptère, dès lors en vol stationnaire au-dessus de la propriété. Peu après, dans une lente inclinaison, l’appareil repart et s’éloigne du domaine.

Soulagé, l’adolescent libère un rire moqueur, puis retourne dans le château.

Il se sent, dès lors, si tranquille, qu’il remonte dans sa chambre et attrape son dernier livre : La Gloire de mon père. Redressant la tête, quelques chapitres plus loin, il se rend compte de l’arrivée des premières noirceurs de la nuit et s’interroge sérieusement au sujet de ce que peut, à nouveau, manigancer son père.

Le hurlement subit d’une alarme, aussitôt interrompue, le pétrifie sur sa chaise, avant même de lui donner de la réactivité. Il se rue hors de sa chambre et dévale l’escalier. Se jetant à l’extérieur, il prend la direction des garages. C’est alors qu’il entend le bruit nerveux de la Lamborghini en même temps qu’il la voit glisser hors du garage.

– Si tu sors, les flics ne te laisseront jamais passer ! hurle Jules, à travers le pare-brise.

Le moteur du bolide est coupé.

– Je sais, mais ça se tente.

– Tu n’as aucune chance. S’ils ne me voient pas, ils attendront de savoir si je vais bien. Et puis… tu devras aussi leur expliquer pourquoi tu connais les années de naissance et de mort d’Augustin.

– Je peux savoir depuis combien de temps, tu es en contact avec eux ?

– C’est info contre info.

Didier Montvernier consent à quitter son véhicule.

– Ok, je te parle de ton frère et, en échange, tu me dis ce qu’a été ta collaboration avec la police.

Ils rentrent ensemble et d’un commun accord, s’installent dans le coin des canapés du salon Agora.

Puis Didier Montvernier se lève à nouveau et s’oriente vers le buffet du salon Forum, afin de récupérer une bouteille de whisky et deux verres. De retour dans le salon Agora, il pose un verre, sur une table basse, devant son fils et y verse un fond de whisky.

Jules s’interroge au sujet de cette apparente convivialité. Son œil sonde le breuvage sombre avec méfiance, craignant qu’il ait des effets indésirables de sérum de vérité. Mais il note que son père, de son côté, se sert généreusement. L’instant d’après, tous deux trinquent, entre hommes.

Jules profite de cette circonstance pour évoquer son premier verre d’alcool et, ainsi, dérouler tout le fil de son histoire avec Augustin. De cette manière, il élude les embarrassantes questions qui se rapportent à sa relation avec la police.

– Ainsi, il a été jusqu’à t’entraîner à Monaco ! (Didier Montvernier se lève, son verre à la main, appuie sur un interrupteur pour faire venir la lumière.) En fait, j’avais déjà deux gosses hors de contrôle.

– Ce n’est pas nous qui étions hors de contrôle. C’est ce qu’on ressentait. C’est ce qu’on vivait. Augustin a été fou de joie de découvrir qu’il avait un petit frère. Et moi, quand j’ai compris que c’était mon frère, je ne sais pas pourquoi, je l’ai tout de suite aimé. C’était le grand frère qui me convenait… – Il me remplaçait.

– Non. J’avais surtout quelqu’un qui pouvait, enfin, me comprendre.

Jules goûte avec prudence à son verre.

– Et tes contacts avec la police ? Eux aussi, ils te comprennent ?

– C’est maintenant à toi de me parler.

Didier Montvernier se retourne vers Jules. Des plis de contrariétés s’affichent, de nouveau, sur son visage, à la seule perspective de devoir s’expliquer au sujet de la disparition d’Augustin. Mais l’homme a l’idée d’un compromis. Il peut parler de la vie d’Augustin, depuis sa naissance, évoquer son enfance, dire quel garçon il était… Jules ne tient pas à rater une telle opportunité. Après tout, son père fait partie des rares proches qui l’ont bien connu.

Jules reprend une gorgée de whisky, puis se laisse retomber sur le coussin du canapé. Il bascule sa tête en arrière dans un soudain laisser-aller. Il se sent emporté, presque heureux ou du moins apaisé. Il ignore alors, si les effets viennent de l’alcool ou des propos de son père, grâce auxquels il a l’impression que son frère revit à nouveau.

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