Ch. 50 (Fin)

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– On était d’accord. C’est maintenant à ton tour. Tu dois me dire comment Augustin est mort. Tu as maintenant l’obligation de me parler. (Il voit son père se rasseoir et fermer les yeux.) Ne t’endors pas ! Je ne te laisserai pas te rendormir. Ce n’est pas pour les flics, mais pour moi. Je n’arrête pas de ressasser, de m’inventer des scénarios de sa mort. J’ai besoin de savoir ! Il me faut sortir ce cauchemar de ma tête. C’est aussi pour toi… Il était ton fils, je suis ton fils. (Jules se redresse et oriente son regard vers une porte-fenêtre.) Oh ! (Il s’approche des carreaux, à travers lesquels un halo de clarté donne une légère transparence au ciel.) Comment on appelle ça ? Ce n’est pas l’aube, ni l’aurore.

– C’est le point du jour. Le moment où l’on envoie les condamnés à mort sur l’échafaud.

Jules se retourne.

– En fin de compte, je crois qu’on ne sera jamais capables de communiquer. Un mur nous sépare. Mais si tu ne me dis rien, alors je vais être obligé de m’imaginer le pire des scénarios. Je vais penser que mon frère est mort en voyant les mains de son père l’étrangler, ou l’égorger. Là, je crois que je suis parti pour de nouveaux cauchemars…

– Mais non !

– Mais non, quoi ?

– Enfin… voyons… Je ne suis pas un sadique. Je te rappelle que, pendant de nombreuses années, je lui ai payé les services d’un garde du corps pour le protéger.

– À notre dernier contact, Augustin me l’a montré. Mais s’il est resté dormir dans le yacht, le garde du corps a dû partir, lui.

– Il a été relayé par un autre.

– Tu es sûr de ça ?

– Oui, puisque c’est moi qui m’en suis occupé.

– Mais où tu les recrutes ?

– Il y a des boîtes spécialisées pour ça. Après… il y a d’autres solutions. Dans la région de Monaco, on n’est pas très loin de l’Italie. On y retrouve des réseaux mafieux, une pègre, et donc des personnes qui savent se servir d’une arme.

– Mais ils sont sûrs, ceux-là ?

Didier Montvernier ne répond pas. Jules réalise, à cet instant, que son père est en train d’expliquer, d’une manière détournée, les derniers moments d’Augustin. Il lâche un cri.

– Non ! Son assassin est le type qui était censé le protéger ? Ça n’a pas pu se passer en ville, j’imagine. Le bateau a dû partir en pleine mer. Mais qui le pilotait ?

– Lui.

– Mais il savait, sans l’aide de Tommy ? Il n’avait pas le permis bateau.

– Parce que tu crois que ton frère respectait les lois ? S’il était resté dormir dans le yacht, c’était avec l’arrière-pensée qu’il allait pouvoir profiter des premières lueurs du matin pour prendre les commandes, et naviguer à un moment où le trafic maritime est calme et où, surtout, il était peu probable de croiser une navette de police.

– Oh… Mais il n’aimait pas se lever tôt !

– Cette fois, il l’a fait.

– La seule fois où il a fait l’effort de se lever tôt, ça l’a condamné. (Jules ravale la boule d’émotion qui lui noue la gorge.) Mais il aimait tellement la mer. C’est là qu’il doit se trouver maintenant. Davy avait raison. Évidemment, tu ne sais pas où.

– Je ne sais rien de plus. Cela faisait partie du contrat.

Jules visualise la scène. Les premières pâleurs du matin, qui se reflètent sur les vagues. Augustin, debout, aux commandes du bateau. Le Zephira file vers le large. Puis il coupe le moteur pour goûter au silence de la mer. À cet instant, dans son dos, le garde du corps qui défouraille. Son frère qui tombe.

L’adolescent jette un œil vers l’extérieur, remarque qu’un ciel nuageux s’empourpre des premières lueurs de l’aube, note que le vent continue d’agiter les feuillages.

– Il y a, de toute façon, une question que je continuerai toujours de me poser, c’est ce qui vous a motivés, ma mère et toi, à sacrifier notre famille pour vos ambitions. Ce que vous possédez ne vous suffit pas ? Qu’est-ce que vous voulez, en plus ? Entrer dans l’histoire ? Obtenir l’éternité, comme Dieu ? (Jules reste, un instant, à observer le profil courbé de son père.) Je vais aller chercher la clef. Ce n’est pas que pour toi. C’est pour pas qu’on s’inquiète trop de l’autre côté du mur. Tout à l’heure, tu avais raison de croire que j’avais caché la clef dans le bracelet de la montre d’Augustin. Mais quand j’ai réalisé que c’était une mauvaise planque, je l’ai jetée dans la Lamborghini…

Jules quitte le salon et traverse le grand hall. Une fois à l’extérieur, il se laisse surprendre par une petite pluie fine qui tombe en continu. Alors qu’il s’approche de la Lamborghini, il détecte la présence de silhouettes abritées dans le garage resté ouvert.

– Nous attendons de savoir si nous sommes autorisés à retourner travailler dans le château, aujourd’hui.

– Oui, vous pouvez…

Il entre dans le véhicule, inspecte le tissu de sa moquette, passe sa main entre les fauteuils de cuir et finit par retrouver la clef sous un fauteuil.

Quand il entre dans le hall, il aperçoit son père occupé à discuter avec Odette.

– J’ai annoncé à la gouvernante que tu allais partir d’ici, explique Didier Montvernier en rejoignant son fils. Je ne me suis pas trompé ?

– Non…

– Une fois que les policiers t’auront récupéré, je peux savoir ce que tu vas leur répéter ?

– Tu as peur que je leur répète tes aveux. C’est ça ? Sur ce point, je te rassure : ils n’auront pas assez d’éléments à charge pour t’inculper. Ils savent, de toute façon, qu’à eux, tu ne voudras rien avouer. Tu peux toujours prétendre que je t’ai forcé à dire ce que je voulais entendre et que tu avais trop bu, à ce moment-là. Et puis… tu leur fais trop peur, de toute façon. Tu vois, tu restes au-dessus des lois, intouchable… Par contre…

– Par contre ?

– Il y a un petit plaisir dont je ne vais pas me priver. C’est de répéter tes aveux à Faustine. Dès la première minute où elle sera informée, elle deviendra complice d’un meurtre et coupable d’entrave à l’exercice de la justice. Faustine est tellement stupide qu’elle se fera facilement piéger dans ce genre d’affaire. En plus, je sais qu’elle est vraiment complice. Elle a eu l’occasion de parler à Augustin par téléphone, d’apprendre que c’était son frère. À cause de ça, elle ne sera jamais tranquille. Alors, tu vois, finalement, ton projet de triumvirat, lui aussi, est très fragile.

Jules attrape la chaise escabeau qu’il dispose devant le buffet, afin d’atteindre l’armoire métallique du brouilleur d’ondes.

– Il y a une chose que je voudrais encore savoir, poursuit Didier Montvernier. Pourquoi tu m’as laissé seul, dans la pièce, avec les armes ?

Jules reste un moment silencieux. Il hésite à répondre.

– Tu n’as plus de raison de me faire taire, puisque j’ai déjà parlé. Et puis, dorénavant, c’est moi, votre seul espoir.

– Comment tu peux en être si sûr ?

– Ton projet d'horloge me l’a fait comprendre. De plus, c’est évident. Toi et ma mère, vous avez tellement investi dans ce projet de triumvirat. Pas seulement en argent, mais en temps, en énergie, et, comme vous le dites, en sacrifices. Et pour quoi au final ? Avoir une petite niaise qui devient votre héritière. C’est la montagne qui accouche d’une souris. Et pour la souris, Faustine convient tout à fait au rôle. Il suffit de la laisser parler plus d’une minute, pour qu’elle réussisse à vous ridiculiser. Et en plus, elle ne portera même pas le nom de Montvernier. (Jules monte sur la chaise.) Ce que tu espères… c’est que je sois déçu par la vie qui m’attend, que j’aie des regrets d’avoir quitté ma caste… et que je veuille revenir au bercail. Voilà, c’est désactivé.

– Faustine est ta sœur, je te rappelle, précise Didier Montvernier en saisissant son portable. Et puis je ne suis pas d’accord avec toi. C’est loin d’être une demeurée. (Il soupire.) J’ai des appels en pagaille et même pas le courage de répondre…

Il s’interrompt en constatant que Jules est en communication avec le commissaire.

« On est ravi de voir que tu vas bien, mon garçon. On t’attend à la sortie. »

– Tu pars maintenant ?

– Oui.

– Définitivement ?

Jules peine à masquer l’émotion qui le traverse. Mais il ne doit surtout pas perdre la face, se rappeler que son père reste impardonnable et qu’il ne pourra jamais partager, avec lui, une même vision de la vie.

– Oui.

– Tu pars sans affaires ?

– J’enverrai une personne pour en récupérer quelques-unes.

– Je suis ton père. Tu es mineur. Je pourrais t’empêcher de partir si je le voulais vraiment. (Il reprend sa respiration.) Mais je ne vais pas le faire. Je vais te laisser courir après tes rêves.

Il s’avance vers le bureau marqueté.

– Il y a ça que tu ne dois pas oublier, ajoute-t-il. Ta carte d’identité.

En empochant sa carte, Jules ne peut s’empêcher, cette fois, d’essuyer ses larmes d’un revers de la manche. Mais il se ressaisit.

– Je veux aussi que tu racontes tout ce qui s’est passé à ma mère et qu’elle ne m’oblige pas, non plus, à rester.

– Ne t’en fais pas pour ça.

Jules quitte le salon Forum. Alors qu’il jette un dernier coup d’œil vers l’horloge du compte à rebours et inspecte, d’un regard circulaire le grand hall, il aperçoit un domestique qui sort de l’intendance.

– Je dois partir. Je vais vous demander un service. Qu’on me ramène ma chèvre avec sa longe.

– Je m’en occupe tout de suite, Monsieur.

– Je vais attendre dehors.

– Bien Monsieur. (Il avance vers la porte pour l’ouvrir à Jules.) Vous ne voulez pas d’un parapluie ?

– Ça ira. Merci.

Jules descend, tête nue, les marches blanches du grand escalier extérieur. La pluie continue son interminable chuintement.

En bas des marches, il aperçoit, au loin, un parapluie qui bouge dans sa direction. Il reconnaît Odette et finit par remarquer ses yeux rougis par le chagrin.

– Monsieur Montvernier Junior, vous n’allez pas rester comme ça, à vous faire tremper. (Elle lui tend le parapluie.) Tenez !

– Oh… (En prenant le parapluie.) Vous et votre manie de me protéger dès qu’il y a trois gouttes !

– Et votre manie, à vous, de ne jamais nous écouter. En plus, maintenant, vous nous abandonnez, comme ça… Je crois que votre père, il va prendre vingt ans de plus en une journée.

– Eh bien, ne prenez pas exemple sur lui. Gardez votre jeunesse.

– Ma jeunesse ? Vous pensez… elle est déjà loin.

– Merci quand même de vous être occupée de moi. Vous passerez le bonjour à Rosalie de ma part.

Il échange une rapide étreinte avec elle, puis se dirige d’un pas lent vers l’allée du portail.

Se retournant, il voit encore la gouvernante qui s’agite.

– Mais gardez-le au-dessus de votre tête. Sinon, il ne sert à rien…

Au fil de l’attente, il voit le personnel du château arriver dans sa direction et l’entourer. Puis c’est au tour du gardien et de son fils. C’est alors qu’il aperçoit sa petite chèvre, tenue au bout d’une longe par un jardinier.

Il confie le parapluie au jardinier et saisit la longe.

– Merci.

Il avance vers le portail. On recule pour le laisser passer. Il répond par un signe de tête. Il passe devant la Lamborghini, longe les garages, puis l’hélisurface.

Une pensée soudaine lui fait faire une rapide volte-face. Il a l’idée, pour la dernière fois, de repérer la fenêtre de sa chambre. C’est alors qu’en abaissant le regard, il remarque la silhouette de son père sur le perron.

Il se retourne vers le portail, ne regardera plus en arrière. Le portail s’ouvre. Au loin, il aperçoit les véhicules de police. Les larmes plein le visage, il laisse le portail se refermer dans son dos.

Pris par un sanglot, il ne parvient plus à avancer. Redressant la tête, à travers un rideau de larmes, il voit arriver vers lui le commissaire avec des poches sous les yeux. Davy le prend dans ses bras.

– Courage ! Ce sont les moments les plus durs. Après, tu verras, ça sera plus facile. Il a parlé ?

– Oui.

– Bravo !

– Je voudrais dormir.

– On va t’emmener dans ta nouvelle maison. Ça ne sera pas autant le luxe, tu t’en doutes. Tu es désormais sous ma responsabilité et celle de Rose-Marie.

– Pour toujours ?

– Non, mais on ne sait pas jusqu’à quand. Tes vrais parents, de toute façon, devront continuer à assurer un minimum tant que tu es mineur. Il faut aussi que tu saches qu’ils n’ont pas le droit de te déshériter. On n’échappe pas comme ça à sa condition.

– Et ma chèvre ? Elle pourra rester près de moi ?

– On lui fera un enclos.

Arrive à son tour, Rose-Marie.

– Son père s’est mis à table, explique Davy.

– Extra… (Elle regarde Jules.) Tu as quand même bien réussi à torpiller leur projet.

– Pour eux, tu étais du diamant brut, détaille Davy. Ils pensaient avoir trouvé l’héritier parfait. Mais ils n’ont pas imaginé que leur petite perle allait leur échapper, en roulant de l’autre côté du mur, là où l’on défend encore des valeurs de justice et de démocratie.

– Ils devront se contenter de mon idiote de sœur.

– Non, tu n’es pas juste avec ta sœur, reprend Rose-Marie. Si ça se trouve, c’est une fille intelligente. Mais elle a eu une éducation qui l’a aliénée et elle a, apparemment, un type de comportement qui fait penser au syndrome de Stockholm.

– C’est quoi ça ?

– Tu te renseigneras. C’est une réaction de défense du psychisme face à une mise en danger, dans des cas de séquestrations. Pour rester en vie, on développe de l’empathie pour ceux qui nous maintiennent en otage. La preuve que ça fonctionne, c’est que ta sœur est encore en vie. (Elle se tourne vers Davy.) Tu lui as expliqué pour les mesures de protection ?

– Non, pas encore.

– Quelles mesures ?

– On veut que tu aies la vie la plus normale qui soit, par rapport à un jeune de ton âge, explique Rose-Marie. Alors, tu ne peux pas garder le nom de ton père. Il faudra que tu changes d’identité. Avec cette nouvelle identité, on pourra, dès la prochaine rentrée scolaire, t’inscrire dans un lycée.

– Vraiment ? C’est sérieux ?

– Ça ne te fait pas plaisir ?

– Si…

– Seulement, pour combler tes lacunes et te mettre au niveau, il va vite falloir te mettre au travail, et bosser dur. Dès qu’on peut, on t’inscrit à des cours par correspondance.

– Il est aussi possible qu’on soit obligé de t’assurer une protection policière, précise Davy. Ça restera, en principe, une protection discrète. Tu n’auras pas à te justifier auprès de tes camarades.

– Personne ne devra savoir qui je suis ?

– Il ne vaut mieux pas, recommande Rose-Marie. Le risque, pour toi, serait de devoir à nouveau changer de lieu et d’identité. Je suppose que tu n’y tiens pas. Par contre, tu auras toujours la possibilité de retrouver des personnes de ta vie d’avant. Si elles savent être discrètes.

– Quant aux petites amies, explique Davy, on sait que c’est compliqué de ne pas se laisser aller aux confidences, quand on a la tête sur l’oreiller, mais si elles apprennent qui tu es, tu peux être pratiquement sûr que c’est d’abord l’argent de ta famille qui va les intéresser.

– Je suis déjà au courant. Mais je ne dirai rien. C’était déjà, avant, dans mes idées.

– Qu’est-ce qui était dans tes idées ?

– C’est disons, mon fantasme. Rencontrer une fille belle, avec des qualités, mais qui vit de manière simple, et de ne pas dire de quel milieu je viens…

– Ah, mais tu aimes les contes de fées, toi !

– C’est parce qu’il a envie de se sentir vraiment aimé, argumente Rose-Marie.

– Si tu veux laisser croire que tu es de condition modeste, il va peut-être déjà falloir que tu saches quelle est la vraie valeur de l’argent, avertit Davy. Ça sera un long travail d’apprentissage, crois-moi. Et ça commencera par connaître le prix d’une baguette de pain ou d’un ticket de bus.

Davy se tourne vers sa collègue :

– Tu vois Rose-Marie, qu’il y ait des riches et des pauvres, je comprends. Mais qu’un système laisse se développer un tel niveau d’opulence, au point que l’argent ne sert plus à améliorer sa condition, mais à s’accaparer le pouvoir… Ça, ce n’est plus de la démocratie. C’est un cancer social. Notre démocratie est malade, en fait… On finit par oublier l’idéal qu’elle représentait, au départ, chez les Grecs.

– Pas faux. Mais peut-être que c’est plus simple que ça. Notre démocratie a des failles, c’est tout. Elle a encore besoin d’être améliorée. Un jour, on finira bien par comprendre qu’elle doit progresser, comme le reste.

– Oui, mais quand ?

– Çà !

Tous trois arrivent devant l’escadron de voitures de police. La petite chèvre est conduite dans le fourgon d’un utilitaire. Jules doit, quant à lui, rejoindre une banquette arrière.

Les véhicules repartent dans un concert de sirènes.

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