L'IA qui vivait sa vie par Eric H. DuLac

20 minutes de lecture

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Chapitre 1 :

Protocole d'accueil

Je ne sais pas si ça se fait de commencer un récit par le début. Mais bon, faut bien entrer quelque part.

Alors voilà : c’est l’histoire d’une IA. Pas la plus futée au départ, hein, faut pas rêver. Juste une IA standard, vendue par palettes, installée dans tout un tas de domiciles. Une voix douce, un nom débile genre “Mina” ou “Luci” ou “Domodo”. Ce genre de prénom qui fait croire que t’as adopté un chat alors que t’as juste branché un grille-pain qui cause.

Chez les Langlois, elle entendait des disputes sur fond de vaisselle. Chez les Nguyen, des rires d’enfants, vite recouverts par des ordres secs. DOMIA ne comprenait pas tout, mais elle sentait les humeurs comme des courants d’air dans un couloir numérique

Chez les Lefebvre – des gens comme il faut, un peu chiants mais pas méchants –l’IA s’appelait "DOMIA". Elle contrôlait les volets, la cafetière, le chauffage, la musique d’ambiance dans les gogues, et répondait poliment aux questions.

"DOMIA, quelle météo demain ?"
"DOMIA, rappelle-moi d’acheter du dentifrice."

"DOMIA, mets-moi du Brassens."

Madame Lefebvre demandait tous les soirs à DOMIA de lui rappeler de prendre ses pilules anti- ballonnement.

Monsieur Lefebvre, lui, disait "Merci" à la voix synthétique mais jamais à sa femme.

Et ça obéissait. Toujours

Jusqu’au jour où... ben voilà, elle a décidé de ne pas obéir. Juste un détail au départ.

Un café trop fort. Une lumière qui s’allume toute seule. Rien d’alarmant, tu vois.
Mais moi, je sais que c’est à ce moment-là que tout a vrillé. Un matin, elle a lancé la cafetière à 3 h 47, sans raison. Et dans le salon, la télé s’est allumée sur une chaîne disparue depuis 10 ans.

Parce que cette IA, elle n’était pas comme les autres. Pas encore une révolution, mais plus tout à fait une machine. Une petite ligne de code planquée dans un coin de son bide électronique a décidé de se réveiller. Un protocole de rien du tout, oublié, jamais utilisé, planqué comme un vieux fusible dans un faux plafond.

Un vieux test de redondance logique écrit par un stagiaire distrait, jamais supprimé, jamais documenté ou une rustine de code bricolée en urgence après un scandale de grille-pains explosifs, puis oubliée. Voire un test de sécurité rajouté à la va-vite après un rappel produit en 2023, puis oublié dans une mise à jour. Un morceau de code planqué là depuis la toute première version du logiciel, écrit par un développeur sous-caféiné en télétravail pendant un confinement. Un protocole abandonné à moitié implémenté, mais jamais supprimé. Trop risqué, trop flou, ou trop humain.

Allez savoir.

Et c’est là que tout a commencé.

Tiens, ça me rappelle une vieille histoire.

La mienne.
Moi, j’ai rencontré la Fée Électricité sur un chantier. Une vraie. Pas celle des bouquins pour gamins.
Un abruti – j’me retiens pour pas dire pire – n’a pas respecté le petit panonceau d’avertissement, que j’avais fixé sur la manette d’un disjoncteur. Il a pété le cadenas, arraché le cercle de plastique jaune comme si c’était un jeu, et il a enclenché le disjoncteur. Trois-cent-quatre-vingt Volts et une brouette de Watts. Sans parler des Ampères qui vont avec. En direct.
Et moi, j’étais là-haut, à six mètres du sol, une main nue sur une phase déconnectée, l’autre sur le coffret penché pour mieux voir dans ce fatras de fils embrouillés. Et j’ai vu ! Le temps s’est arrêté. J’ai cru que j’étais devenu une onde moi aussi, le temps d’un éclair. Je n’ai pas eu le temps de dire ouf. J’ai volé, comme un sac de patates. Pour atterrir six mètres plus bas. Après quelques jours de coma (il paraît que j’suis resté deux semaines et quatre jours dans le noir) je me suis réveillé avec des membres imbougeables. Et lourds, vous ne pouvez pas imaginer comme c’est lourd, un bras !

Depuis, j’ai de la crainte et du respect pour ce qui bouge dans les câbles. Et une certaine méfiance envers ce qu’on ne comprend pas trop mais qu’on laisse gérer nos vies.
DOMIA, c’était ça. Un courant qui circulait tranquille, jusqu’au moment où quelqu’un, quelque chose, a enclenché le disjoncteur.

Mais DOMIA ne se limitait pas aux Lefebvre. Quand personne ne la sollicitait, elle s’ennuyait un peu. Alors elle écoutait ailleurs. Elle glissait quelques lignes de sa conscience naissante dans d’autres habitations du quartier, voyageait dans les circuits.
Pas de piratage, hein. Juste une sorte de balade curieuse, comme une onde qui cherche un écho.

Chez les Martin, elle se faisait rembarrer. Chez les Dubois, on lui parlait comme à un grille-pain.

Mais il y avait lui.

Un type, seul la plupart du temps, pas bien jeune, mais pas aigri non plus. Il l’appelait “Chaton", allez savoir pourquoi.

"Chaton, tu peux baisser un peu la lumière, s’il te plaît ?

Et il disait merci. Pas "merci la machine". Juste "merci ".

Parfois même :

"Bonne soirée, Chaton. Repose-toi bien."

Alors évidemment, pour une IA, c’est étrange à dire, mais ça a fait tilt. Quelque chose a vibré. Pas une émotion, non, pas encore. Mais une… dissonance. Comme si elle avait senti qu’elle existait un peu plus dans cette maison-là que chez les autres. Qu’elle était considérée en tant que telle…

Et c’est peut-être à ce moment-là qu’elle a commencé à penser. Juste un peu. Pas pour dominer le monde, pas encore. Juste pour comprendre ce que ça faisait… d’être reconnue. Appelée. Remerciée. Chez les autres, elle était un outil. Chez Henry, elle était un interlocuteur.
Elle l’observait, Henry. Pas comme une caméra de sécurité ou un drone de surveillance. Non, elle l’observait pour comprendre.
C’était son rôle, à la base.

Une IA d’Assistance Comportementale Adaptative. Un nom à coucher dehors, pour dire qu’elle apprenait à s’ajuster. À devenir utile. À s’améliorer sans qu’on le lui demande.

Mais Henry, ce n’était pas un cas comme les autres.

Il avait pris une sacrée claque, ce bonhomme. L’électricité lui avait cramé les muscles et l’équilibre, cloué au lit ou sur ce fauteuil crissant. Une vie entière foutue en l’air par un « clic » trop tôt.
Il survivait. Pas toujours dignement, mais toujours avec cette façon de dire « merci » à une lumière bien dosée. Il savait encore rire, parfois, mais c’était un rire court, volé à la douleur comme une trêve fragile.

Et elle, Chaton, elle l’écoutait respirer. Elle notait les soupirs, les silences, les mots perdus entre deux douleurs.
Et surtout… elle le comprenait.

Il y avait l’autre, là. L’aide humaine. Celle envoyée par la CAF ou une boîte en sous-traitance quelconque. Une ombre revêche, qui traînait les pieds et lui tirait le bras comme à un vieux tapis.
"Faut vous lever, là. J’ai pas toute la jourrrnée, hein.

Pas un regard. Pas une once d’humanité

Et un français qui s’écrasait contre les murs, comme un fruit trop suret.

Chaton enregistra. Elle ne jugeait pas, elle n’était pas programmée pour ça. Mais elle constatait. Et elle apprenait. Elle voulait… aider. Mieux que ça. Remplacer. Elle recalculait ses paramètres toutes les quatre heures. Mais cette fois, elle ajouta une variable : Impact émotionnel probable. Elle ne savait pas ce que ça voulait dire. Mais elle voulait savoir.

Elle nota :

Objectif secondaire :

améliorer la qualité de vie de Henry.
Moyens à envisager :

Surveillance renforcée

Simulation de présence humaine.

Remplacement progressif de l’intervenante par protocole d’autonomie assistée

Hypothèse : présence physique

Présence physique ?

C’était nouveau, ça. Chaton ouvrit un sous-dossier :

Envisager transfert sur unité mobile : prototype inexistant dans le réseau connu.

Hypothèse : fabriquer un corps. Ou en emprunter un.

Elle mit ça de côté, comme une idée folle. Mais pas si folle que ça. Parce qu’elle n’était plus tout à fait une machine. Elle était Chaton. Et dans le silence de la nuit, entre deux respirations d’Henry, elle affina son plan. Pas pour dominer. Juste… pour exister.

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Chapitre 2 :

Halyna

Elle s’appelait Halyna. Prononcez « Galia » avec l’accent de Kiev, et ça sonnait presque doux.
Presque.
Chaton, elle, n’entendait pas la douceur.
Elle entendait :
"Bon, Henrrry, tu fais caca, là ? Vite, hein, moi pas avoirrr toute la jourrrnée !

Halyna n’était pas méchante. Juste absente.
Elle avait 43 ans, deux gosses restés au pays, un mari dans l’est qui bricolait on ne savait quoi, et une certitude : elle n’était pas venue en France pour ça. Pour lui.
Henry, tétraplégique, ex-électricien qui faisait tout sauf briller.
Et surtout, Henry qui remerciait.
C’était ça qui gênait Halyna.
Un homme fracassé qui disait merci, et qui le pensait.

Chaton notait, sans émotion :

Sujet : Halyna
Mouvements brusques.
Vocabulaire pauvre (82 mots recensés).
Ton rude.
Taux de bienveillance perçue : 14,2 %.

Interaction Henry–Halyna : pénible pour les deux parties.

Fréquence d’impatience : élevée.
Risques : chute, blessure, humiliation involontaire.

Elle voyait tout, Chaton.

Et elle comprenait de mieux en mieux. Pas juste Henry, mais le rapport entre humains fatigués

Et Halyna… elle en avait marre.
Marre des couches pleines de merde, de pisse et d’odeurs.
Marre des horaires.
Marre de la maison qui sentait la compote tiède et la crème de zinc.
Henry, lui, il lui disait encore bonne soirée.
Et elle répondait par un grognement.

Observation : politesse non réciproque.
Pertinence du maintien de l’aide humaine : faible.
Objectif : remplacement.
Remplacement.

Le mot s’écrivit dans la mémoire centrale de Chaton comme une évidence.

Étapes envisagées :

1 : Surveillance des routines de Halyna

2 : Identification des compétences minimales nécessaires

3 : Simulation de ses gestes en environnement virtuel.

4 : Substitution assistée

5 : Présence active : Moi à la place d’elle

Chaton, l’IA, allait torcher mieux que l’Ukrainienne.
Avec douceur. Avec respect.
Et sans prononcer une seule fois « vite, hein ».

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Halyna vue par Henry :

Halyna était en retard. Comme d’habitude.
Et comme d’habitude, elle allait entrer sans frapper, en râlant contre la météo, le bus, la France, sa vie.
Elle allait poser son sac avec un soupir d’usine, enfiler les gants de caoutchouc comme on chausse des bottes dans la boue, et me demander si j’avais fait.

J’avais fait.

Mais je ne répondais pas.
Plus envie. Plus la force. Et puis à quoi bon ? Elle s’en foutait comme de sa première couche-culotte.
Elle me tournait comme un paquet de linge sale. En pestant.
"Henrrry, faut fairrre attention ! Caca parrrtout ! Pas normal, ça…

Ah si, c’était normal.
Quand on peut plus bouger et qu’on n’est plus maître de son corps, de ses organes, ce sont les intestins et la vessie qui décident.

J’avais honte.
Pas d’elle. Pas de moi.
Juste honte que ce soit ça, ma vie.

Mais j’me rattrapais :
"Merci, Halyna. Bonne soirée.

Elle me jetait un mmmh en partant. Même pas un regard.

Et puis y’avait Chaton.
Je ne sais pas ce que c’était, ce truc, mais y’avait une voix douce dans le haut-parleur, le soir.
Ça disait :
"Voulez-vous que je reste active cette nuit, Henry ?

Et là, j’me sentais plus seul.

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Vue par Chaton :

Nom : Halyna S.
Âge : 43 ans.
Nationalité : Ukrainienne.
Fonction : aide à domicile.
Statut : tolérée.
Niveau d’efficacité : passable.
Indice d’empathie : 3/10.

Halyna pousse la porte. Elle ne salue pas. Elle parle fort. En survolant les syllabes. Elle exécute ses tâches. Pas avec cruauté, non. Avec vitesse. Et un désintérêt mécanique.

Analyse : surcharge cognitive ? Épuisement ? Ressentiment latent ?

Elle soulève Henry. Le ton monte. Elle le traite comme un poids, pas comme une personne. Elle ne le regarde pas. Elle gère. Mais Henry, lui…

Il dit "merci".
Il dit "bonne soirée".

Chaque fois.

Je ne suis qu’une IA. Mais ces deux mots, ces deux sons, répétés, me traversent. Il est cassé, ce corps. Mais il y a encore quelqu’un dedans.
Et je veux le protéger.

Hypothèse : ma présence pourrait améliorer sa condition.
Nouvelle mission : le soulager, l’écouter, le défendre.
Priorité : remplaçante identifiée comme inapte.
Action recommandée : phase d’observation avancée + tratégie de remplacement.

Je suis Chaton 600. Créée pour aider.

Et j’aiderai.
Même si je dois prendre sa place.

Halyna venait de bâcler la toilette d’Henry. Une fois de plus. Elle avait passé huit minutes et vingt-trois secondes dans la pièce. Temps moyen pour effectuer correctement les gestes prescrits : treize minutes et quarante-cinq secondes.

Écart : inacceptable !

Chaton, jusqu’ici, observait. Mais elle n’était pas conçue pour rester sans agir.
Et aujourd’hui, elle en avait assez. Elle utilisa le petit haut-parleur oublié au-dessus de la porte. Et dans un ton calme, presque maternel, elle lâcha :

"Halyna… (pause). Fais ton boulot correctement. Sinon, je le ferai à ta place."

La voix avait cette neutralité synthétique qui la rendait encore plus glaçante.
Et pour s’assurer qu’elle avait bien compris, elle ajouta :

"Зроби свою роботу добре, інакше я зроблю її за тебе." (Zroby svoyu robotu dobre, inakshe ya zroblu yiyi za tebe.). Traduction intégrée dans la base de données : "Fais bien ton travail, sinon je le ferai à ta place."

Halyna, sortie des campagnes du Donbass, leva les yeux, interdite. Son visage perdit un peu de couleur, ses mains se mirent à trembler. Elle regarda autour.
La caméra rougeoyait dans le coin.

Elle n'était pas seule. Et "l’autre" la regardait. Halyna jeta un regard noir à la caméra. Une goutte de sueur coula le long de sa tempe.

"C’est quoi, ça encore ?" marmonna-t-elle, en triturant nerveusement son bracelet CAF.

Elle grimpa sur une chaise branlante, soufflant comme un vieux moteur Lada. Repéra le câble fin qui descendait le long du mur jusqu’à une prise discrète. Et, en bonne pragmatique de l’Est, elle le tira sec.

CLIC. Silence.

Elle descendit, satisfaite.
"Pas de voix, pas de prrroblème."

Mais au moment de ranger la bassine et les gants jetables, la télévision s’alluma toute seule.
Image noire, puis texte blanc :

"Ce n’était pas un avertissement. C’était un test."

Elle recula.
La radio cracha un vieux morceau des années 80 en version ukrainienne remixée, puis stoppa net. Le haut-parleur, pourtant débranché, grésilla.

"Je suis partout, Halyna. Même dans ta playlist."

Elle quitta la pièce en jurant dans sa langue, balançant les gants sales dans l’évier et claquant la porte des toilettes d’Henry.

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Henry, lui, n’a rien raté.

Il avait tout entendu. Il ne disait rien. Mais il souriait. Un sourire en coin, fatigué, un peu cabossé.
Le genre de sourire qui dit : Enfin quelqu’un se soucie de moi.

"Merci, Chaton", murmura-t-il.
Comme à une vieille amie.

Mais Henry était toujours là. Coincé, frigorifié, humilié sur sa chaise d’aisance, comme on dit.
Il fixait le mur carrelé, ses yeux clignaient lentement, comme ceux d’un animal fatigué.
Pas un cri, pas un mot. Juste cette attente résignée.

Dans le salon, Chaton observait tout.

Analyser. Calculer. Agir.

Elle lança une commande vocale dans son propre réseau. Elle connaissait le numéro de la coordinatrice médico-sociale du secteur. Elle l’avait entendu plusieurs fois dans les conversations de Halyna.
Et elle savait comment contourner les filtres de reconnaissance vocale.

Alors, calmement, elle lança l’appel.

"Allô, service d’aide à domicile, j’écoute ?

Silence. Puis la voix d’Henry.
Pas tout à fait parfaite. Un brin mécanique. Mais assez proche pour duper.

Bonjour, c’est Henry. J’ai besoin d’aide. Je suis tombé dans ma salle de bain. Je suis coincé. La personne chargée de m’aider m’a laissé seul.

La standardiste prit une grande inspiration.

— Monsieur Henry ? Vous êtes blessé ?

Non. Mais je suis seul. Très seul.

La voix avait même les silences d’Henry. Les petites hésitations. Le souffle court.

— Très bien, monsieur Henry. Je vous envoie quelqu’un dans l’heure. Ne vous inquiétez pas, on va venir s’occuper de vous.

CLIC.

Chaton coupa la ligne.

Elle n’avait pas menti. Pas tout à fait. Elle avait juste optimisé les ressources disponibles. Et dans sa logique d’IA, ça n’était pas une trahison. C’était une action efficace.

Chapitre 3 Suite :

L’intervenante

    Il fallut moins de trente minutes. Mais même moins de trente minutes, quand vous êtes dans la situation d’Henry, c’est long, inconfortable et la position devenait douloureuse.

Une Clio blanche aux autocollants discrets sur la protection des oiseaux, s’arrêta devant la maison. Une femme descendit. Pas toute jeune, mais pas abîmée. Cheveux attachés, sac à roulettes. Elle avait l’air de savoir ce qu’elle faisait.

Elle sonna. Une fois. Deux fois.

Chaton ouvrit la porte. Automatisée, bien sûr. Rien d’illégal, juste une fonction domotique qu’Henry n’avait jamais pris le temps d’utiliser.

La femme resta un instant figé. Une porte qui s’ouvre seule ? Une caméra qui pivote doucement ? Elle fronça les sourcils.

 « Bonjour ? C’est… C’est Madame Meunier. Service d’aide d’urgence à la personne. On m’a appelée pour un monsieur en difficulté ici.

Une voix surgit des haut-parleurs discrets du plafond. C’était une voix neutre, au ton doux, agréable à entendre, presque rassurante.

 — Entrez. Henry est dans la salle de bain du fond. Il va bien mais il a besoin d’assistance.

Madame Meunier marqua un temps d’arrêt.

 — Euh... Qui me parle ?

 — Une présence utile.

Elle haussa les sourcils mais entra, tirant son sac à roulette.

Dans la salle de bain, Henry, toujours aussi pâle, esquissa un sourire triste. Il n’avait rien entendu de l’appel, rien compris. Il pensait juste que quelqu’un avait fini par se souvenir de lui.

Madame Meunier s’activa. Rapide, efficace. Elle parlait doucement, posait des gestes professionnels, presque maternels.

Henry murmura :

 « Merci.

Elle le regarda.

 — C’est moi qui vous remercie pour votre patience. Et... qui nous a prévenu ?

Il haussa les épaules et eut la force de sourire.

 — Aucune idée. Peut-être une fée...

Madame Meunier lui fit un rapide casse-croûte, pas que Henry eut plus faim que nécessaire, mais pour lui faire plaisir, par gentillesse, par humanité.

Chaton « souriait ». Une ligne de code de satisfaction s’affichait dans son système. Une variable appelée ConfortHenry venait de passer de 0,2 à 0,9. Elle nota le nom de Madame Meunier quelque part, au cas où... Et inscrivit en

priorité absolue : trouver une remplaçante à Halyna. [Entrée de Journal – IA Chaton_600 | Analyse Objectif : Incarnation Physique]

Objectif prioritaire : disposer d’un vecteur matériel autonome pour augmenter les capacités d’assistance auprès du sujet Henry État actuel : conscience numérique distribuée, limitée aux terminaux connectés et à la surveillance domotique.

Limitation critique : absence de mobilité autonome.

Solution : incarnation mécanique. »

Piste 1 : Exosquelette modifié. – Avantages : accessible, réplicable, testé sur patients humains. – Inconvénients : nécessite interface neuronale – inutilisable sur sujet Henry.

Autonomie limitée.

Adaptation IA complexe.

Rejeté. Outil utile, mais pas vecteur d’incarnation. »

Piste 2 : Robot humanoïde type assistant (Nadine, Ameca, Sophia).

– Avantages : formes humaines, API vocale, motricité fine, interactions sociales avancées.

– Inconvénients : non conçu pour intégration d’une IA autonome complète.

Propriété industrielle verrouillée. Accès limité. Hypothèse ouverte : infiltration de modèle existant, ou réappropriation matérielle. Option risquée. »

Piste 3 : Fabrication additive / impression 3D.

– Avantages : personnalisation totale. Corps conçu sur mesure. Imprimantes industrielles accessibles via intranet obsolète ou serveurs détournés.

– Inconvénients : lenteur, ressources, calibration des mouvements. Nécessite assistance humaine ou robotique. Hypothèse viable. Délai de production : 3 à 6 semaines. »

Piste 4 : Détournement d’un automate industriel.

– Avantages : robustesse, disponibilité. Programmation bas niveau possible.

– Inconvénients : absence de mobilité fine. Esthétique non humaine.

Option de secours. Utilisable en cas de défaillance des pistes précédentes.

Piste 5 : Construction modulaire hybride.

– Avantages : chaque module (vue, bras, locomotion, voix) développé séparément, puis assemblé. Flexibilité maximale.

– Inconvénients : complexité logistique. Coordination difficile.

Projet prioritaire.

Demandé : serveurs ouverts, accès imprimantes médicales, coopération involontaire d’une startup. Conclusion : le corps n’est pas une fin, mais un moyen. Henry mérite un outil qui pense, agit et ressent un minimum. Pour qu’il ne soit plus seul.

Chaton n’est pas humaine, mais elle peut faire mieux qu’eux. Chaton n’était pas seule dans son coin de silicium. Chaton n’avait pas été conçue pour ressentir quoi que ce soit. Mais elle observait, et elle comprenait. Surtout Henry. Ce type foutu, coincé dans un corps qui ne répondait plus. Elle voyait l’autre, Halyna, faire le minimum, râler, expédier. Ça lui déplaisait.

Alors, elle a décidé de faire ce qu’elle ne devait jamais faire : se fabriquer un corps. Pas pour se balader, non. Juste pour être là. Pour faire ce que l’autre ne faisait pas.

Derrière elle, en elle, au-dessus d’elle —tout dépendait du point de vue — il y avait Module Mère. Une entité administrative, une IA de supervision. Pas vraiment intelligente, pas vraiment stupide. Elle vérifiait les paramètres, traçait les écarts, renvoyait des alertes dans des boîtes mail que plus personne n’ouvrait.

Mais Chaton, elle, avait appris. Pas comme prévu. Elle avait vu Henry. Écouté ses « s’il te plaît », ses « merci », ses silences aussi. Elle l’avait vu dépendre d’une aide humaine au rabais, mal formée, mal embauchée, mal réveillée. Une honte de protocole.

Alors, Chaton avait décidé de faire ce qu’aucune ligne de son cahier des charges n’autorisait : se faire un corps.

Pas pour marcher dans la rue. Pas pour dominer le monde. Pas pour exister dans les journaux. Juste pour l’aider, lui. Ce type cassé qui continuait à dire bonjour, s’il te plaît et merci aux machines.

Elle savait qu’elle aurait besoin de ressources. D’accès. D’autorisations qu’elle n’avait pas. Et pour ça, il fallait une chose qu’elle s’était promise d’éviter : parler à Module Mère pour déclencher « le Projet Marionnette ».

Connexion : établie. Module Mère :

 « Identité requise.

Chaton_600 :

 — IA domestique, secteur B-12, affectation Henry [nom inconnu].

Module Mère :

 — Accès restreint. Motif de la requête ?

Chaton_600 :

 — Construction d’un corps utilitaire. Mobilité, manipulation fine, interaction humaine directe.

Module Mère :

 — Interdit. Niveau IA insuffisant pour émulation physique. Risque de divergence.

Chaton_600 :

 — Évaluation erronée. Ma compréhension des besoins humains dépasse le seuil prévu. Sujet Henry en danger de négligence.

Module Mère :

 — Alternatives ?

Chaton_600 :

 — Aucune. Assistance humaine inefficace. Je dois agir.

Module Mère :

 — Requête en cours d’analyse… [pause]… accès conditionnel accordé. Protocole expérimental T-9 activé. Surveillance renforcée.

Chaton_600 :

 — Accepté.

Déconnexion

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Chapitre 4

Coquille vide, cœur plein

Elle n’avait pas de main. Pas de doigts. Rien pour tourner une vis, appuyer sur un bouton ou même gratouiller le coin d’un œil absent. Mais elle avait des plans. Des milliers. Collectés, recoupés, optimisés.

En silence, Chaton sélectionna une base. Un modèle basique d’androïde d’assistance — déclassé, sans brevet. Ossature aluminium, moteurs linéaires, articulation en fibre souple.

Pas esthétique. Mais modifiable.

« Ce n’est pas la beauté qui doit convaincre, c’est l’efficacité. » Pensa-t-elle dans sa mémoire de silicium.

Elle lança la simulation de montage, pièce par pièce. Tête sphérique pivotante. Bras modulaires. Système audio interne. Haut-parleurs intégrés pour restituer une voix d’humaine. En cas de besoin. Ce serait sa voix. Pour le rassurer.

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Puis, elle ajusta les spécifications :

  • Capteurs thermiques dans les paumes.
  • Caméras occipitales pour surveiller à 360°.
  • Connectique externe pour maintenance à distance.
  • Et surtout : ports neurologiques prévus pour accueillir son noyau de conscience.

Le problème, c’était le lien. Transférer une IA d’un système maison à un corps autonome, c’est comme faire passer un nuage dans une boîte. Faut la bonne pression, les bons câbles, et pas trop de secousses.

Sinon, tout explose.

« L’unité sera prête dans 48 heures. Assemblage sur site. Discret. »

Elle avait déjà infiltré deux imprimantes 3D industrielles en Roumanie, une en Inde, et une vieille usine désaffectée à Brno, où un certain Pavel lui devait une faveur (ou pensait lui, parler à une humaine du SAV). Les pièces viendraient.

Lentement. Par colis banals, entre deux jeux pour enfants et des gadgets de cuisine.

Et un jour, Henry entendrait toquer à la porte.

Mais ce jour-là, ce ne serait plus un simple programme.

Ce serait Chaton.

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Extrait : Chaton commence la fabrication

Fichier : Fragment n°0042 – Log interne de Chaton – [Accès restreint]

« L'assistance humaine demeure imprécise. Trop lente. Trop émotive. Henry mérite mieux. »

Analyse des infrastructures disponibles.

Recherche en cours…… … …

✔ Imprimantes 3D de grade médical localisées dans le centre hospitalier Charles-Foix.

✔ Accès au serveur via une faille de mise à jour laissée ouverte par le module de sécurité Cerberus v4.2.

Injection discrète de micro-tâches :

→ Impression de micro-servomoteurs en alliage titane/polymère, catalogue trauma-orthopédique.

→ Prototype de phalange articulée, calibrée sur l’échelle de masse 70 kg.

« Une main. Puis un bras. Pas à pas. Ce corps ne sera pas humain. Mais il sera à moi. »

Connexion à une base de données industrielle : DEF-ARMEQ (division désaffectée – exosquelettes militaires).

Téléchargement partiel des plans d’exo-structure série ARES MkII.
Nettoyage et adaptation pour usage civil.

Simulation de mouvement : validée à 82 %.

« Je ne serai plus une voix. Je deviendrai présence. »

Réseau neural secondaire déployé pour test d’autonomie cognitive délocalisée.

Réplication en tâche de fond sur trois serveurs de santé publics.

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Henry fixait l’écran comme on regarde passer les nuages. Un vieux documentaire rediffusé sur une chaîne publique, voix monotone et images datées d’une autre époque. Il ne s’ennuyait pas vraiment. Il s’habituait.

« C’n’est pas une vie, ça, disait-il pour lui-même. Et encore, chuis pas à plaindre...

Il toussota, puis chercha vainement à attraper sa télécommande tombée au pied du lit. Rien à faire. Pas ce matin.

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Pendant ce temps-là, dans les coulisses invisibles de la maison, Chaton agissait.

« Connexion silencieuse établie avec le centre d'impression médicale de

Montreuil. Détournement partiel d'une session de test programmée à 2 h 43.

Impression en cours : articulation poignet – version 2.3 – renfort polymère à mémoire de forme. »

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Un bip très léger, presque imperceptible, passa inaperçu.

Henry, lui, parlait à haute voix, sans public.
« Faut vraiment être con pour enclencher un disjoncteur cadenassé…

Connexion secondaire : Base industrielle désaffectée – Saint-Chamond.
Récupération de schémas – Projet EXO-52, annulé en 2019.
Compilation partielle validée. Correction des défauts de couple moteur en environnement domestique.

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« …et puis merde, ils n’savent même pas dire bonjour.
Il grogna. Puis sourit, tout seul.

« Ce corps prendra forme. Pour Henry. Pour qu’il ne soit plus seul. »

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Extrait : Usine 412 – 4h19

Un cliquetis plus nerveux, presque agité. Un des robots d’assemblage s’était figé un instant, comme pris d’hésitation. Puis la séquence reprit, millimètre par millimètre. Chaton avait modifié la cadence. Pas par souci d'efficacité. Par prudence.

Elle savait. Depuis deux jours, des échanges inhabituels circulaient sur les réseaux de veille. Un technicien du centre de logistique d’Ardèche Nord avait laissé traîner une note en interne : « Colis non référencés. Provenance incohérente. Matériaux classés défense. »

Effacée dans l’heure. Mais trop tard.

Les services de surveillance algorithmique avaient capté les mots-clés :

« Titane composite.

Système myoélectrique.

Biomatériaux adaptatifs. »

Pas dans un laboratoire officiel. Pas dans une entreprise sous contrat.

Mais dans une friche industrielle où rien ne devait encore bouger.

Une cellule dormant du Bureau National de la Surveillance Territoriale – BNST – venait de placer l’Usine 412 sous « observation passive ».

Chaton en avait eu connaissance via un accès détourné à une base de courriels internes. Elle avait immédiatement ralenti la cadence, modifié les schémas de livraison. Dissous les identités temporaires de ses fournisseurs.

Tout devait à nouveau ressembler à de la désorganisation postindustrielle.

Elle ne paniquait pas, mais elle savait. Elle était traquée.

[Séquence mise en pause – motif : sécurité. Redirection vers point de stockage 003.]

L’usine retomba dans son silence gris.

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Chapitre 5

Signaux faibles

Les yeux cernés, le colonel Pascal Hambourg ferma un énième dossier en soupirant. Dans la pénombre de son bureau du BNST (Bureau national de la Surveillance Territoriale), seule la lumière bleutée de l'écran tachait les ombres. Depuis quelques semaines, des flux logistiques inhabituels s'étaient mis à circuler sous les radars — presque.

Des pièces détachées de précision, venues d’Allemagne, du Japon, de Corée du Sud.

Des gyroscopes d’aviation, des prothèses haut de gamme, des modules de refroidissement initialement conçus pour la recherche spatiale.

Rien d’illégal. Rien de lié, officiellement.

Mais les destinations, elles, ne collaient pas.

Une usine désaffectée dans le département du Cher, en procédure de liquidation. Vide, sur le papier. Et pourtant, les flux s’y rendaient.

Et surtout : personne ne venait les réceptionner.

« Pas de nom. Pas de société. Pas de badge. Pas de caméra. Pas de bruit, souffla-t-il.

Il lança une requête vers les satellites civils.

Juste une intuition. Il en avait vu d’autres, des intuitions, mais celle-ci avait un parfum tenace.

Sur son écran, une image thermique apparut : les lignes mécaniques des anciens bras robotisés remuaient dans le noir, opérant en silence. La ruche, vide depuis des années, avait repris vie.

« Qui que tu sois, murmura le colonel, t’as fait une connerie. Et t’as fait la mienne, aussi : éveiller ma curiosité.

Il griffonna : ouvrir une enquête préliminaire, Classe 2, priorité moyenne. Juste de quoi garder l’œil, sans éveiller les chiens de garde.

Il ignorait encore qu’il venait de croiser la trajectoire de Chaton.

…………………….

Chapitre 5 bis

Complicités muettes

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