L'inconnue à la robe noire
Je marche silencieusement dans la gare, la tête bourdonnant de tous mes futurs projets au travail.
Je mène la vie posée d'un homme lambda.
Je n'ai aucune relation qui me rattacherait à la réalité. J'ai une famille, comme tout le monde, mais je l'ai quittée pour mon travail et je m'en passe très bien. Je n'ai pas de réels amis ni de copine. Ma vie sociale est un vide que j'ignore royalement.
Je pourrais être un exemple pour illustrer la phrase "Métro, boulot, dodo".
Enfin, dans mon cas, je prends le train, et je devrais me hâter au lieu de rêvasser au milieu des voyageurs pressés.
Je garde ma mallette près de moi. Elle contient toutes mes recherches de travail. Elle est plus précieuse que tout ce que je possède.
Je marche, descends vers le quai à toute vitesse pour éviter de rater mon train.
Comme d'habitude, j'arrive deux bonnes minutes avant l'heure, et je prends le temps de regarder autour de moi avec une expression détendue.
Depuis des années, j'écris. C'est dans des lieux comme cela que je découvre des possibilités de nouveaux personnages, de nouvelles histoires, de nouvelles vies à raconter.
Je me noie dans le regard noir d'un petit garçon, je fixe le motif d'une valise, je détaille le sourire d'une jeune femme, j'écoute le son de la voix d'un vieillard. Je découvre l'humanité tous les matins et tous les soirs.
Soudain, deux orbes vertes s'imposent à moi. Une petite fille me fixe. Ses grands yeux montrent de la curiosité et un calme désarmant. Elle me fixe sans parler, sa vieille robe noire voletant autour d'elle. Ses jolis cheveux noirs sont ébouriffés tout autour de son visage, et sa peau mate fait ressortir ses yeux. Elle continue de me fixer, observe mon costume, juge ma mallette. Elle est seule, aucun parent ne l'accompagne. Elle ne hurle pas, ne pleure pas comme les autres. Ses pauvres vêtements se déchirent un peu plus au passage d'une femme élégante, mais elle ne fait rien pour arranger sa tenue. Sa petite main s'avance lentement vers mes doigts, elle sourit doucement, et je souris à mon tour.
Mais elle n'a pas le temps de m'atteindre. Le train arrive. Mon regard quitte la fillette pendant quelques secondes. Notre regard n'a duré qu'un instant, qu'un trop court moment, et elle a déjà détalé lorsque j'essaie de la regarder de nouveau.
Sa vue m'a bouleversé à jamais. Ses yeux renfermaient une telle sagesse et une telle innocence...
(...)
Ce n'est que lorsque le train démarre que je la vois à nouveau. Elle est couchée à terre, des larmes dans les yeux, une simple couverture élimée sous elle. Elle est seule, aussi seule que moi. Elle n'a pas d'abri, pas de maison, pas de parent...
Puis le train accélère et je la perds de vue. Elle disparaît. Mon quotidien n'a plus qu'à reprendre.
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