Sirène d'alarme
Leira s’endort. Son lit est doux, ses draps soyeux et ses rêves idéaux. Une âme pure dans un monde dur. Nous sommes en 2960, dans l’Atlantique, dans la capitale d’Atlantica.
Nous sommes sur une île au-dessus des nuages. Nous sommes dans une demeure aux fenêtres d’or et aux miroirs de lumière. A ces fenêtres, des rideaux en plasma. Dans les couloirs, des serviteurs en algorithmes sensibles. A ses pieds, son fidèle chiot, Peulochon, le seul autre être biologique de cette maison.
Ses parents sont, comme à leur habitude, partis pour affaires. Elle reste à la maison afin d’étudier un instrument venant d’un monde perdu.
Une antiquité au son clair et sensible : le violon. Leira est l’étoile montante des musiciens d’antiquité, qu’on appelle désormais les sirènes. Elle remplit les salles et les cœurs grâce à sa musique unique.
Elle ne manque de rien. Elle mange plus qu’à sa faim, des mets qui pour certains ne sont qu’un rêve, des poissons frais, de la viande réelle provenant d’un animal, un vrai. L’alimentation n’est normalement que des molécules remaniées afin d’imiter un semblant de viande aussi nutritive que cancérigène mais abordable.
Les gens l’acclament, offrant leur amour et leurs attentions dans un monde où l’individualisme est devenu une religion. Le silence angélique, presque divin, règne dans les couloirs de son manoir technologique.
Son chemin est déjà tracé, fendant le doute et les incertitudes à coups de réussite et de gloire. Rien ne pourrait gâcher cette vie digne d’une utopie féerique.
Alors pourquoi ? Pourquoi ce matin-là le marbre au sol lui paraît-il trop froid ? Pourquoi le goût prononcé de ce fromage fait à base d’un lait non-synthétisé lui agresse-t-il les papilles ? Pourquoi les néons de lumière naturelle deviennent-ils insupportables ? Pourquoi ce silence est-il devenu lourd, angoissant ?
Son cœur tambourine. Des sueurs perlent sur sa peau blanche. Sa vision se trouble. Le souffle court, elle étouffe. Ses jambes se dérobent. Elle tombe au sol, et vient se coller contre le mur.
« Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il m’arrive ? »
Peulochon saute du lit, vient se blottir contre elle et la regarde d’un œil mêlant incompréhension et compassion. Il gémit.
Le voile de plasma s’ouvre laissant passer le S4VRT, un robot servant humanoïde. Une machine d’intelligence artificielle équipée pour toute situation. Il accourt auprès d’elle.
- Madame ? Que vous arrive-t-il ? demande l’IA armée de sa voix douce et reposante.
- Je… Je ne sais pas, je n’arrive pas à respirer… Je… J’étouffe, répond-elle haletante.
L’androïde scanne de sa main le corps de la jeune femme. Rien.
- Je n’ai rien trouvé madame, dit-il avec un ton toujours calme… trop calme.
- Je... n’arrive pas à respirer… balbutie-t-elle.
- Vous ne faites qu’une simple crise de panique. Calmez-vous, je vous prie.
- Je n’y arrive pas… Aide-moi… supplie-t-elle.
- Vous devez vous calmer, répète-t-il de façon monotone.
- Je…
Ses yeux se ferment. Tout devient noir. Plus de sons. Plus de lumière. Plus de sensation. Juste le vide. Son cerveau a décidé de se mettre en veille à la suite d’un trop-plein de stimuli. Elle se trouve une nouvelle fois seule. Seule avec ses doutes et ses angoisses.
Pourquoi suis-je comme ça ? Pourquoi je me sens si vide ? Je n’ai pas le droit de me plaindre. J’ai tout. Je ne suis pas légitime. Alors pourquoi je me sens aussi mal ?
Même la musique que je joue ne m’appartient pas. Je ne fais que recopier des notes que mon intelligence artificielle me sert sur un plateau.
Il me gave de notes que j’ingère à outrance. Je ne suis que le produit de mon produit, qui fait de la musique pour d’autre produits, qui ont été éduqué par des produits a aimé des produits produits par des PUTAINS DE PRODUITS !
Je ne fais jouer que le rôle qu’on m’a attribué. Je ne vis pas, je joue. Et si … je faisais ma propre musique ? Et si je tentais de faire « autre chose » ?
Ses yeux s’ouvrent. La voilà dans son lit. Encore. Comme une boucle sans fin. Le cycle continue, mais quelque chose a changé. Peulochon est là, toujours collé contre elle. Endormi, paisible. Peut-être le seul être vivant chez qui elle existe vraiment. Elle pose une main sur son flanc, reconnaissante.
Merci d’exister, merci de vivre, merci d’être avec moi… Merci.
Ses pieds touchent le sol. Le marbre. Trop froid hier, il lui semble aujourd’hui presque tiède. Elle est plus froide que la pierre.
Elle serre les dents. Un goût métallique se déploie dans sa bouche. Plus fort que le fromage qu’elle rejetait la veille. Un goût de sang, de lutte.
Ses yeux, rougis mais déterminés, défient la lumière synthétique qui l’aveuglait. Ce n’est plus elle qui subit l’éclairage. C’est elle qui brille, et les néons peuvent bien s’éteindre de honte.
Le silence n’a plus le même poids. Le bruit de ses pas le traverse, le brise, le remplace. Ce n’est plus une absence, c’est une scène qui se prépare.
Son cœur tambourine encore, mais cette fois au rythme d’une marche. Une marche vers quelque chose. Vers elle. Vers ce qu’elle pourrait être.
Elle passe le voile de plasma de sa salle de musique. La brume digitale s’ouvre devant elle. Le robot professeur se redresse.
- Bonjour, Mada…
- Silence, Artemis.
Sa voix tranche. L’IA s’exécute. Il l’observe, curieux. Elle, elle traverse la pièce, ses pas sont lourds, habillés de colère et de clarté.
Elle attrape un violon. N’importe lequel. Peu importe lequel. C’est le sien maintenant.
Elle fixe le robot. Ses yeux à elle, plein de feu. Les siens à lui, vident comme des hivers sans fin.
Elle ne va pas jouer. Elle va crier.
La première note vibre de toute sa rage. Puis une deuxième. Une troisième. A chaque note, un pas. Continuant à fixer l’androïde, elle se rapproche. Le bruit résonne. Ce n’est pas harmonieux. C’est étrange. C’est chaotique. C’est vivant.
Elle arrive devant lui. Si proche qu’elle pourrait voir son propre reflet dans ses capteurs. Elle recule, accompagnée d’une longue note qui résonne contre les murs bancs et aseptisé.
Elle ferme les yeux, guidée par des pulsions jamais ressenties. Elle suit ces vagues qui l’envahissent. Elle danse au rythme de sa propre mélodie.
Ce n’est pas propre. Ce n’est pas lisse. Ce n’est pas parfait. Mais c’est elle.
Elle continue. Chaque erreur la fait recommencer, chaque doute la pousse à réinventer. Et chaque réussite… la fait frissonner.
Ses mains bougent seules. Ses pensées s’envolent avec la musique. Une mélodie qui pleure, qui supplie, qui hurle.
Sa journée ne vibre plus qu’au rythme de l’effort, de l’incertitude et de la résilience. Des heures plus tard, Leira découvre, stupéfaite, que ses doigts ne répondent plus. Plop plop. Le sang goutte à terre, battant la mesure.
Sur le sol, une œuvre d’art : une peinture faite de sang, étalée par sa danse frénétique. Elle regarde ses mains lâcher le violon, qui s’écrase au sol dans un bruit sourd. Ses mains sont couvertes de plaies ouvertes, d’où s’écoule un liquide chaud et poisseux.
Ses jambes cèdent. Elle s’effondre à genoux. Ses yeux humides libèrent une larme. Pas de douleur. Pas de peur. Pas de fatigue. Une larme de joie. De rédemption. De renaissance.
Que vient-il de se passer ? C’est vraiment moi qui ai fait ça ? Je… Oui ! C’est MOI !
C’est décidé. J’offrirai cette musique à mon public. Ils m’aiment déjà. Ils aimeront ma musique. Ils aimeront mon âme.
Un petit robot nettoyeur entre dans la pièce, accompagné de son bruit mécanique cocasse. Il s’arrête, regarde à gauche, à droite. Il lève ses bras et se met à tourner en rond, affolé, avant de repartir d’où il venait.
Quelques secondes plus tard, il revient avec une dizaine de ses congénères, qui se mettent à nettoyer frénétiquement.
Le robot vient se planter devant elle. Les deux s’échangent un regard, puis le robot agite ses bras tout en tournant sur lui-même, comme pour la sermonner.
Elle rit à gorge déployée devant ce spectacle, vexant le pauvre automate… qui repart à son nettoyage, tout penaud.
- Madame ! S’agite Herbert, l’androïde.
Il court vers elle, s’agenouille, lui attrape les mains et des siennes sort un pschit. Le produit vient se déposer dans sa paume meurtrie.
- Aïe...
Le produit se cristallise, le saignement s’arrête, et les plaies se referment doucement.
- Mais que s’est-t-il passé ? demanda l’androïde de façon calme, mécanique.
- Je me suis perdue dans ma création, répond Leira, un large sourire aux lèvres.
- Je ne suis pas sûr de saisir, continua l’androïde.
- Tu ne le peux. La création est humaine. Toi, qui ne vis que pour la perfection et l’optimisation, tu ne connaîtras jamais ce frisson : la vie. L’incertitude.
- Effectivement, je ne comprends pas, avoue Herbert. Créer semble… vous faire souffrir. Puis-je vous demander d’arrêter ?
- Jamais Herbert. Jamais je n’arrêterai.
L’androïde simule un soupir d’exaspération, puis panse délicatement ses plaies avec une bande auto-serrante, délivrant des antalgiques à heures régulières, qui marquent le degré de reconstruction cutané et qui se délite lentement à mesure que la guérison progresse.
Elle se lève, se dirige vers sa chambre, son esprit rassasié mais son corps épuisé. Une fois le voile franchi, Peulochon lui saute dans les bras. Elle le blottit contre elle en le caressant.
- Je suis revenue Peulochon ! je suis enfin revenu.
L’animal la regarde avec ses yeux d’admiration. Malgré sa condition canine, il semble la comprendre mieux que personne, mieux qu’elle-même.
Les jours passèrent, tous de la même façon : elle se perd dans sa musique, oubliant le reste. Les cicatrices remplacent sa manucure, la douleur, le maquillage sur son visage. Mais malgré ça, elle ne s’est jamais sentie aussi vivante.
La date de son prochain concert approche, son stress prenant toujours plus de place.
Un jour, elle ferme les yeux et le lendemain elle se retrouve dans ses loges entourées d’androïdes : l’un la maquille, l’autre dissimule ses cicatrices, un troisième la brosse.
Leira fixe son violon — abîmé par les répétitions agitées. Son esprit vagant dans un océan de pensées, rythmées par le battement de son cœur.
Suis-je vraiment prête ? Et eux ? Le sont-ils ? Et si ce monde ne voulait pas m’entendre ? Devrais‑je abandonner… ou reprendre le chemin déjà tracé ? Suis‑je digne de créer ? La musique n’est-elle pas déjà parfaite sans moi ? NON. La musique mérite de vivre. Et moi aussi.
Elle se lève interrompant le travail des robots, attrape son violon et d’un pas décidé se dirige vers la scène.
Le maquillage incomplet, les cheveux lisses d’un côté et bouclés de l’autre, ses mains à moitié bandées. Pas d’importance. Elle ne peut plus attendre pour hurler son existence au monde.
Déterminée, elle arrive devant ses centaines de spectateurs. Une petite poignée présente physiquement, mais la majorité ne sont que des hologrammes, installés confortablement dans leur salon.
Elle défie du regard la foule bruyante. Habituellement, le silence survient quand l’organisateur du concert l’exige, mais Leira prend les devants. Elle est là, et elle va se faire entendre.
Un filet de sang coule sur son arche, la rage au cœur et l’âme en feu. Une longue note stridente, durant plusieurs secondes, interrompt les conversations désintéressées de son auditoire. Une note qui dit : je suis là. Regardez-moi. Respectez-moi.
Le silence reprend sa place. L’attention est captée. Les lumières s’éteignent. Les projecteurs braqués sur elle. Elle commence par une mélodie classique sans vague. La mélodie entoure la musicienne. Les spectateurs, l’air satisfaits, profitent.
Mais si elle se tient là aujourd’hui, ce n’est pas pour eux. C’est pour elle.
Leira refuse la vie toute tracée d’une étoile millimétrée. Elle veut briser les codes, hurler son existence bruyante dans un monde aseptisé. Tout comme la sirène qui s'acharne à sortir des profondeurs pour approcher le monde humain, elle rejette son environnement pour conquérir un horizon plus vrai.
Leira sacrifie ses mains, son corps, et même une partie de son identité, sa perfection, ses souvenirs pour créer et transmettre une musique pure, douloureuse. Elle encaisse, souffre, mais c’est le prix pour exister pleinement et être entendue au-delà des apparences.
Alors elle hurle et commence à jouer des notes toujours harmonieuses, mais magnifiquement chaotiques. Des notes remplis de colère, de tristesses, d’incompréhension, de révolte.
Ses gestes sont désarticulés. La musique vole en éclats, telle une myriade d’oiseaux libérés d’une cage bien trop petite. L’air devient lourd, l’angoisse palpable. Elle est en transe.
Des voix d’indignation commencent à monter dans le public. En réponse, Leira joue plus fort. Plus vite. Personne n’a le droit de l’arrêter.
Malgré la douleur, les blessures qui se réouvrent, elle continue. Toujours plus furieuse. Toujours plus déterminée à sortir de ce monde aseptisé. Elle veut renaitre et le faire savoir alors elle continue.
L’audience se lève et commence à faire valoir son mécontentement en haussant la voix.
Pas d’importance : elle continue et répond à chaque plainte par des note toujours plus chargé en émotions.
Les hologrammes se déconnectent un à un.
Pas d’importance : elle continue.
Ses mains arrivent à leur limite.
Pas d’importance : elle continue et accepte chaque souffrance comme rédemption.
Elle continuera jusqu’à en perdre sa voix.
Les spectateurs révoltés s’en vont. Elle se retrouve seule, mais elle continue… Elle continue… Elle continue… jusqu’à s’effondrer au sol, en larme et en sang. Ses mains en charpies, son âme en miette.
Des coulisses, Peulonchon esquive la foule d’androïdes pour secourir sa maitresse, son ami. Il vient se poser museau contre elle, cherchant à la réconforter, mais elle est fatiguée, brisée.
Dans ce silence tragique viens s’élever un applaudissement sincère. Une braise dans ce blizzard, qui viens directement se loger dans le cœur de Leira.
Elle lève la tête. Un homme habillé en noire, encapuchonné, masqué par un voile noir, un bras mécanique. Il se retourne et disparaît dans l’obscurité.
Qui est-il ? Un bras mécanique ? Un gars des bas-fonds ? que faisait-il ici ? Pourquoi m’avoir applaudie ? Pourquoi ai-je l’impression de devoir le suivre ? Pourquoi j’ai si peur ? Pourquoi j’ai si froid ? Pourquoi j’ai si mal ? Pourquoi ? Pourquoi ?!
Elle se lève, pleine de questions. Mais une seule certitude : avancer.
A Suivre…
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