Chapitre 85

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Agenouillée sur un monticule de terre sèche, Fanny croisait les mains et fermait les yeux. Le petit cimetière que dissimulait la chapelle Saint-André était toujours morne, même au printemps. Personne dans les environs. Pas un bruit, pas un son. Il semblait que les oiseaux étaient partis pour un endroit plus accueillant, et que les arbres refusaient à leur feuillage de s'agiter dans le vent. Seules les tombes lugubres résistaient. Et une adolescente, au visage émacié et à l'air absent, prenait l'étrange habitude de les visiter. Elle ne priait pour personne en particulier mais, fidèle à sa résolution, cherchait à rencontrer les âmes qui l'avaient déjà habitée. Seulement, avait-elle répété l'opération plusieurs fois que les morts faisaient les morts. Et aucun indice, aucune voix ne lui était parvenue. C'était pure folie que de revenir ici ; une témérité fiévreuse que de rechercher les fantômes qui ne cessaient de hanter ses rêves et ses pensées. Mais Fanny avait besoin de réponses. Et au plus vite, car le temps jouait contre elle. 

Elle murmurait quelques paroles dans un énième espoir de voir ses soutiens réapparaître, mais ne bougea ni ne fit aucun geste qui aurait pu les brusquer. Quand un pas tranquille se fit entendre, elle leva la tête et ouvrit la bouche, surprise. A quelques mètres de là, ou plus exactement, deux rangées de tombes plus loin, se trouvait une jeune fille aux longs cheveux bruns. Elle n'avait pas remarqué Fanny et s'essuya plusieurs fois les yeux en reniflant bruyamment. 

La chétive adolescente considéra cette apparition comme un véritable désagrément et s'apprêta à partir lorsqu'une autre idée lui vint. Cette venue si soudaine était peut-être un message envoyé par les esprits du cimetière. Elle s'avança donc discrètement mais resta en arrière, d'où elle put lire sur la pierre tombale : 

"François Jacques (1970-2010) - Hélène Jacques (1972-2012)"

En une seconde, l'individu se redressa et se retourna. Fanny comprit alors qu'elle s'était trop avancée et que son ombre l'avait trahie. Pétrifiées, les deux filles se dévisagèrent un instant, en silence, avant que Fanny ne s'excuse pour ce qu'elle savait être une véritable indécence de sa part. 

- Je sais qui tu es, répondit sèchement l'inconnue. Tu es cette fille que personne n'aime au lycée : Fanny Rita-Lans.

Cette dernière tressaillit. Bien sûr, le physique de sa compagne aurait dû l'avertir sur son âge. Mais l'étudiante, encore sous le choc, ne comprit qu'à moitié la remarque froide et consciemment mesquine qui lui était adressée. Elle n'avait jamais vu l'insolente, mais sentait déjà qu'elle appartenait au camp de l'ennemi sur lequel on crache, plutôt que celui avec qui l'on discute. 

- Oui, c'est moi, bruit-elle. Je vais m'en aller. Encore désolée.

Mais alors que Fanny s'en retournait, l'étrangère lui attrapa le bras et la maintint fermement. Son regard n'était plus si méchant, mais curieux et hautain. 

- Pourquoi tu es venue ici ? 

- Je... Je croyais...

- Quoi ?

- Je t'ai confondu avec quelqu'un d'autre, mentit la maladroite adolescente. 

- Et tu déranges tes amis quand ils se recueillent sur la tombe de leurs proches ?!

- Je suis vraiment désolée ! répéta Fanny. Je... Je ne savais pas ce que je faisais. Je t'assure !

- Va-t'en, vermine ! Et ne viens plus me déranger !

- Oui, bien sûr. Je ne reste pas plus longtemps. Je vais...

- Va-t'en, je te dis ! s'écria l'impulsive, hors d'elle. Je me suis toujours promis de ne jamais jurer dans un lieu sacré, et encore moins devant mes parents, alors quitte cet endroit ! Maudite lépreuse ! Pestiférée de l'enfer ! Oh ! Je dis que je ne jurerai pas, et voilà que je jure ! - Pardon, pardon ! lança-t-elle en regardant le ciel avant de revenir à sa crise nerveuse. - Si tu es venue ici pour trouver une place, tu n'as qu'à regarder du côté du terrain boueux. C'est là que sont enterrés les gens de ton espèce.

Alors la brute lâcha sa victime et retourna à ses funestes prières. Chancelante, Fanny dut s'arrêter contre un tronc d'arbre pour ne pas tomber, et quitta le cimetière, le cœur gros et la conscience d'avoir mal agi. Elle comprenait la colère de l'inconnue, sûre qu'elle-même n'aurait pas toléré une telle intrusion. Et bientôt, elle s'effondra sur le banc, devant la chapelle. Elle ne se reconnaissait plus. Ces histoires de fantômes lui faisaient perdre la tête, et elle se croyait enquêtrice parce qu'elle entendait des voix et voyait des choses qui ne voulaient rien dire. C'était lamentable. 

Elle convulsait, en proie à une crise qui ne ressemblait pourtant pas à celle de l'autre adolescente. C'était une crise silencieuse interrompue par des hoquets incontrôlables. Son pouls battait trop vite. Ses joues étaient baignées de larmes et ses mains tremblantes peinaient à les essuyer. 

- Pourquoi tu pleures ? demanda soudain une voix plus calme, mais toujours un peu irritée. Ça ne doit pas être la première fois que l'on te parle comme ça.

L'impertinente que Fanny avait outragée prit place à ses côtés. Elle toisa la pauvre créature sans pitié et sans gêne, mais avec une relative contenance. 

- Je ne sais pas, répondit celle qui sécha ses larmes.

- Tu pleures souvent ? s'enquit la mal-élevée. 

- Je, je ne sais pas...

- Tu ne sais pas si tu pleures souvent ? 

- Non, soupira Fanny, éreintée. 

- C'est que tu dois avoir l'impression que ta vie est affreusement triste et inutile. 

Les lèvres de Fanny frémirent. Impuissante, elle était Marie-Madeleine devant l'un de ses tyrans, sauf que le Seigneur n'était pas là pour arrêter les pierres qu'on lui jetait. 

- Pourtant, tu n'as pas le droit de te laisser aller comme ça, continua le bourreau. Des choses plus terribles se produisent, tu peux me croire.

- Qui es-tu ? demanda l'autre, à bout de forces.

L'étrangère posa sur sa compagne un regard incrédule.

- Emma-Rose Jacques !... Je vais jouer Juliette dans la pièce de Shakespeare. Ta sœur ne te l'a pas dit ?

Fanny tenta de rassembler ses esprits et se mit à mieux observer sa voisine. Oui, ce devait être elle. L'étudiante aux longs cheveux bruns et aux jambes interminables. Aux yeux ambrés et au front lisse et plat. Dont tout le charme se trouvait dans le regard, unique et transperçant. En dehors de ça, c'était une fille au physique tout-à-fait commun ; loin d'égaler la beauté de Pia. Pourtant, le club de théâtre l'avait choisi pour incarner l'un des deux premiers rôles de la pièce de Shakespeare lors du spectacle de fin d'année ; Juliette Capulet. 

- Si, si, bien sûr, balbutia-t-elle en se rappelant les noms gravés sur la pierre tombale. Emma-Rose Jacques... 

- Pia est douée, c'est indéniable, coupa l'inconnue. Mais ils m'ont choisie parce que je suis meilleure qu'elle. Rappelle-le lui bien.

Cette certitude semblait égayer l'insolente adolescente. Quant à Fanny, elle se leva. Décidément, cet endroit ne lui apportait rien de plus que du chagrin.

- Où tu vas ? s'étonna l'étrangère.

- Je rentre. 

- Attends ! Rassieds-toi. Je voulais savoir... Je ne vois jamais personne ici. Qu'est-ce que tu faisais là ? Tu as perdu un proche toi aussi ?

Fanny observa sa compagne, déroutée. L'intérêt qu'Emma-Rose lui portait maintenant n'avait aucun sens. La questionner ainsi s'opposait avec la réaction qu'elle avait eue quand Fanny s'était souciée de ses affaires. Pourtant, cette dernière sentit qu'elle avait une dette envers elle et décida de lui offrir satisfaction en lui répondant. 

- Je suis venue chercher des informations, commença-t-elle sans s'étaler.

- Quel genre d'informations ?

- Hmm... J'en sais rien. Je n'ai rien trouvé. 

L'inconnue se coucha un peu plus sur le banc et fronça les sourcils.

- Tu es vraiment bizarre.

- Soi-disant... 

- Qui est mort ?

- Pardon ?

- Qui est mort dans ta famille ou parmi tes amis ?

- Personne ! bredouilla Fanny. 

- Dis-le-moi, c'est pas juste ! Tu sais pour mes parents ! Alors dis-moi qui tu es venu voir !

- Je... Il n'y a pas...

- Tu faisais du spiritisme ?

- J'en sais rien... dit l'adolescente aux cheveux châtains, dont la tête commençait sérieusement à tourner. Je voulais juste avoir des réponses pour mon enquête...

- Quelle enquête ?

- Que... Aucune ! s'alarma Fanny, en sueur.

- Raconte-moi ça, Rita-Lans ! Presque personne ne sait que mes parents sont morts, au lycée. Alors à toi de me donner une info solide ! C'est une question de fairplay !

- De fairplay ?!... Mais... Je n'irai jamais dire à qui que ce soit que tes parents sont morts !

- Rien n'est sûr !

- Pourquoi est-ce que je balancerais un truc pareil ? Qui s'est jamais soucié de ce que je dis ou fait au lycée ?!

- Je ne te connais pas, persista Emma-Rose. Une rumeur peut suffire et tu n'es pas une personne de confiance.

- Tu dis que tu ne me connais pas et tu me juges indigne de confiance ?... C'est parce qu'ils disent tous ça, pas vrai ?

- Peu importe. Et si l'"enquête" dont tu parles est celle qui te lie à la police, je me demande bien ce que tu peux attendre d'un cimetière.

- Tu ne sais pas ce que ce lieu représente pour moi, s'énerva Fanny.

- En effet, releva l'inconnue. Mais tu vas me le dire. Tu me dois bien ça !

- Je ne te dois rien du tout ! Tes parents sont morts. Il n'y a pas de quoi en avoir honte !

- Toi aussi tu parles sans rien savoir ! Mes parents étaient bourrés, drogués et pourris jusqu'à la moelle quand ils sont morts ! Tout ça parce que cette foutue ville ne les a pas aidés au moment où ils en avaient besoin !

Emma-Rose pointa un doigt tremblant vers les commerces vides, et les traits de son visage se contractèrent sous l'effet de la colère. Electrisée, Fanny écarquilla les yeux.

- Maintenant que tu sais définitivement à qui tu as à faire, raconte-moi ton histoire !

- Je n'ai jamais demandé à avoir des détails sur la mort de tes parents !

- Parle !

- Et pourquoi ça t'intéresse ? On ne s'était jamais parlé avant ! Je t'assure que je ne révélerai à personne ton secret, si c'est vraiment ce qui t'inquiète.

- Je t'ai dit de me raconter ton histoire ! articula l'étrangère, une expression enragée sur le visage.

Profondément lasse, Fanny s'apprêtait à simuler un évanouissement lorsqu'une idée traversa son esprit et ranima son regard éteint. 

*Après tout, si je lui parle des commerces, elle m'éclairera peut-être sur ce qui me préoccupe.*

- Très bien, mais tu ne dois en parler à personne, se ravisa-t-elle. 

Le visage d'Emma-Rose s'illumina un instant, puis elle hocha la tête, l'air grave.

- Je suis effectivement ici pour mon enquête judiciaire, et je cherche des pistes qui pourraient condamner mes harceleurs.

- Pourquoi tu ne laisses pas la police s'en occuper ? 

- La police s'en occupe ! Seulement, je crois que cet endroit a quelque chose de spécial... Il s'est passé quelque chose, il n'y a pas longtemps. Une chose qui m'a fait fuir et promettre de ne plus jamais revenir ici. Et pourtant, j'adorai m'asseoir dans cette cour, à l'époque. Avant que... Mais peu importe. En tout cas, une force m'a rappelé, comme si je n'étais pas allée au bout de mes recherches et qu'un indice fondamental se trouvait là où nous sommes. 

- Vraiment ? s'enquit l'inconnue avec un intérêt particulier.

- Est-ce que tu crois aux fantômes ? s'aventura Fanny.

- Bien sûr.

- Alors tu comprendras pourquoi je ne peux pas en parler à la police. Ma vision est plus surnaturelle qu'autre chose. 

- C'est pour ça que tu traines dans le cimetière ? Ce sont eux qui te guident ?

- Ils m'ont indiqué cette ruelle, ainsi que que ces boutiques, se risqua la frêle créature en pointant du doigt l'endroit que sa compagne avait elle-même visé. 

Le silence s'installa tandis que Fanny sentait son cœur battre plus vite. Si elle ne se trompait pas, son interlocutrice connaissait bien les lieux pour y avoir vu ses parents travailler.

- Ce serait très étrange, dit soudain la jeune fille brune en s'éclaircissant la voix. Le dernier commerce en marche a fermé il y a deux ans. 

- Alors tu as bien connu les commerces en activité ?

- Oh oui ! Mes parents étaient antiquaires dans ce magasin-là, continua-t-elle en montrant un établissement qui, comme les autres, n'était plus qu'une ruine. Ils ont mis la clé sous la porte il y a huit ans. 

- Ce devait être bien vivant autrefois. 

- En effet. Mais je croyais que tu venais souvent ici ?

- J'aimais la solitude et le silence des lieux. Je ne m'y arrêtais pas avant la fermeture des commerces.

- Tu ne t'y reposes donc plus ?

- Je croyais les gens fous quand ils en parlaient comme d'un endroit maudit. Mais je commence à les comprendre... Enfin, je voulais dire...

- Ne t'inquiète pas. Je ne me rends à Saint-André que pour aller au cimetière. Sinon, je hais tout ce qu'il représente. Il me rappelle trop de bons souvenirs. 

- Ça aussi je le comprends... Eh puis, tu n'as pas sûrement pas oublié les autres commerces qui ont fermé ?

- Ça non ! Les gens étaient si gentils, si bienveillants. Tout le monde s'entraidait. 

- Alors tu te rappelles les services que chaque magasin proposait ?

- Possible, fit Emma-Rose en fronçant les sourcils. Qu'est-ce que tu veux savoir ?

- Cette boutique, lança Fanny en indiquant l'édifice le plus délabré de la rue - car elle avait comprit qu'elle ne pouvait plus tourner autour du pot. Elle m'interpelle... Qu'est-ce qu'elle faisait ?

- Celle-ci ? C'était une supérette, dit son interlocutrice en haussant les épaules. Elle a brûlé une première fois il y a vingt ans et une seconde fois il y a dix ans. Les proprios n'ont vraiment pas eu de chance.

- C'était les mêmes ?

- Oui, répondit Emma-Rose, plus hostile. Des gens très bien. Leur départ a énormément affecté Saint-André.

- Comment ils s'appelaient ?

Les joues de l'étrangère s'embrasèrent. 

- Qu'est-ce que ça peut faire ?... De toute façon, je ne m'en souviens plus.

- Désolée, je ne voulais pas être indiscrète, bredouilla Fanny, perplexe.

- Eh bien, tu l'es ! C'est une manie chez toi de te mêler de ce qui ne te regarde pas, Rita-Lans ?!

Emma-Rose marmotta quelques paroles auxquelles son auditrice préféra ne pas accorder d'importance. Puis, sans prévenir, elle s'en alla en clamant derrière son épaule :

"Viser trop haut ne te fera que tomber plus bas ! Regarde Pia !"

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