Chapitre 111

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Nerveux, Gatien marchait lentement dans la ville animée, bousculant des passants pressés de rentrer chez eux et des groupes d'amis euphoriques à l'idée de passer une bonne soirée dans les bars branchés. Il finit par s'arrêter devant le café Gionno et leva les yeux au ciel. Il se pinça les lèvres en triturant ses mains, prit une profonde inspiration, et passa les portes du débit, le cœur battant. Son regard parcourut la grande pièce pour se poser sur une ravissante jeune fille qui, le remarquant, fit un geste de la main pour l'inviter à la rejoindre. En quelques enjambées, il se trouva près d'elle, puis s'assit sur la chaise qu'elle lui présentait. Son sourire embarrassé n'échappa pas à Laetitia. Mais à dire vrai, celle-ci paraissait tout aussi gênée. Le silence s'éternisant, le garçon fut heureux lorsqu'un serveur vint chercher leur commande. Seulement, dès qu'il fut reparti, sa compagne et lui retombèrent dans un mutisme désespérant. Ce fut Laetitia qui finit par le rompre, au soulagement de Gatien.

- Merci d'être venue, commença-t-elle timidement.

L'adolescent sourit bêtement. Ce n'était pas la première fois que Laetitia et lui prenaient un café chez Gionno, mais leurs rendez-vous dans ce débit annonçaient rarement de bonnes nouvelles. Lui-même hésitait encore sur la façon dont il aborderait le sujet qui le taraudait. Pourtant, il était sûr de sa décision, et ne fléchirait pas.

- Je ne ferai pas de détours, Gatien, reprit-elle. Je veux rompre.

Le lycéen haussa les sourcils. Une sensation aussi étrange qu'agréable s'empara de lui, comme si ses craintes venaient de s'envoler. La liberté lui ouvrait les bras, et son épreuve lui parut plus facile. Il réprima un sourire satisfait, et emprunta une expression plus ou moins placide.

- Pourquoi ? fit-il, sincèrement étonné.

La jolie blonde rougit. Stupéfaite, elle s'était attendue à une émotion plus vive chez son partenaire. Elle ouvrit d'abord la bouche, sans rien dire, puis déglutit, et se rasséréna. Le petit discours qu'elle avait préparé lui revint en mémoire, et elle refoula fièrement ses larmes.

- Ça ne marche pas entre nous. Tu es distant depuis que tu connais mes sentiments pour toi. Et au fond, je crois que tu n'as jamais pris notre relation au sérieux.

L'embarras de l'étudiant ressurgit.

- Je vois, fit-il, avant de prendre son courage à deux mains. Je ne chercherai pas à te contredire. J'étais également venu te demander de rompre.

Laetitia sursauta et émit un petit cri horrifié. Les autres clients se retournèrent, et fixèrent sur Gatien une œillade accusatrice. Celui-ci se mit à fuir leur regard, écarlate, mais dut relever les yeux lorsque le serveur apporta son café. Alors croisa-t-il le visage triste, furieux et désemparé de sa compagne, et tressaillit-il.

- Tu veux me quitter ?!

Tétanisé, l'adolescent garda sa tasse en l'air et ouvrit de grands yeux hagards. Comment Laetitia pouvait-elle manifester autant de consternation alors qu'elle était venue dans ce débit pour les mêmes raisons que lui ?

- Est-ce que tu me trompes avec elle ?! sanglota-t-elle.

Le garçon sentit son cœur s'emballer.

- Non... bredouilla-t-il, avant de prendre conscience de son erreur ; il n'avait pas feint l'ignorance.

Il eut envie de se donner des claques et ferma sottement les paupières. Les pleurs de sa partenaire redoublèrent, et les murmures grossirent dans la salle. Laetitia n'avait pas eu besoin de citer son nom, Gatien savait très précisément qui était celle dont elle parlait. Fanny. L'amour de sa vie. Envers et contre tout.

- Mais tu l'aimes ?

Trop tard pour les mensonges. Maintenant, la vérité s'imposait à l'étudiant.

- Oui.

Il aurait voulu choisir ses mots. Etre plus délicat. Mais ce "Oui" sorti de nulle part les frappa tous les deux, Laetitia de terreur, Gatien de désespoir.

- Je suis désolé, poursuivit-il, impuissant.

Vide, cette dernière parole aggrava son cas. La jolie blonde se redressa brusquement et le gifla devant toute l'assistance. A ce moment précis, le débit entier cessa de bouger et retint son souffle.

"Elle m'aime, comprit-il en se tenant la joue. Elle m'aime vraiment."

Les mots que Laetitia avait prononcés pour lui dans cette chambre n'étaient pas vains. Il avait lui-même laissé entendre qu'il pourrait l'aimer un jour, et s'en voulait aujourd'hui. A quoi bon les faux-semblants ? Cela ne lui avait jamais valu que souffrance et chagrin.

Il n'adorait pas seulement Fanny ; il se languissait d'elle. Il avait la gorge sèche quand il la voyait et contemplait avec désir la cascade inaccessible qu'elle représentait. Elle était son âme sœur ; il en était sûr. Malheureusement, l'amour était une chose que peu de gens semblaient comprendre. Sa relation avec Laetitia était effectivement vouée à l'échec, car son cœur appartenait à une autre depuis longtemps. Depuis ce jour où Gatien avait aperçu Fanny avec Pia, dans le couloir des secondes - alors qu'il entrait à Marie Curie sans rien attendre de ce "lycée de campagne", perdu dans la ville où le souvenir de ses parents unis et épanouis l'affligeait toujours.

Il avait découvert un ange, et l'avait dévoré du regard comme s'il ne l'avait jamais vu auparavant. Pourtant, Fanny et lui avaient vécu dans le même quartier pendant des années. Mais en trois ans, la chenille à laquelle il ne prêtait pas attention enfant était devenue le plus splendide des papillons. Comment pouvait-il être le seul à le remarquer ?

Puis il avait appris à la connaitre, et l'affection qu'il lui portait s'était renforcée. Le caractère de Fanny, bon, tendre et généreux, surpassait encore sa beauté. Toutes les autres filles étaient banales et sans intérêt à côté d'elle. Gatien se savait séduisant et en pâtissait lorsque son entourage décidait d'en faire un élément majeur pour constituer un fossé entre Fanny et lui. A Londres, il jouait de son charme. Ici, il aurait tout donné pour être laid. A défaut d'être populaire, il aurait vécu d'amour et d'eau fraiche sans s'inquiéter pour sa réputation.

Sa plus grande crainte tournait autour d'une question cruciale : "Si elle ne m'aimait pas ?" Il croyait pouvoir tout abandonner pour elle, mais ne l'avait-elle pas déjà repoussé ? Leur dernier baiser - qu'il revivait sans cesse en esprit - lui avait cependant redonné courage. Elle n'avait pas cherché à fuir lorsqu'il lui avait déclaré ses sentiments pour la seconde fois, et semblait même ouverte à l'idée qu'il puisse tenir une place dans sa vie. Le visage du jeune homme s'illuminait toujours à cette simple pensée, et son bonheur, sans nom, était incommensurable. Il aurait dû avoir peur du regard des autres, mais ces longs mois à dissimuler son secret le fatiguaient plus que jamais. Qu'ils s'aiment sans avoir à s'expliquer, et qu'on les laisse en paix ! Cette résolution prise, il avait décidé de quitter Laetitia.

Mais il ne s'était certainement pas attendu à ce que sa compagne lui renvoie l'ascenseur. Il doutait qu'elle se soit entichée de quelqu'un d'autre, puisqu'elle lui reprochait précisément cela, et attendait toujours ses explications tandis qu'elle pleurait amèrement en l'invectivant. Il finit par s'impatienter, dit qu'elle devait avoir ses propres raisons pour mettre fin à leur histoire, et fut frappé de stupeur quand elle se mit à l'imiter. Elle grogna le nom de Fanny en se caressant impudemment et en haletant frénétiquement, de sorte que tous les visages étaient bientôt tournés vers eux. Gatien la suppliait de se taire, mais Laetitia, les yeux clos dans un plaisir forcé, poussait des râles de plus en plus puissants. Alors que sa main descendait vers son sexe pour embraser la salle d'un "FANNY !" retentissant, l'adolescent se leva, furieux, plaqua ses mains sur ses épaules et la força à se rassoir.

- T'es malade ou quoi ?! semonça-t-il entre ses dents.

- Voilà, tu sais pourquoi je te quitte !

Elle prit son sac, hargneuse, mais fut arrêtée par Gatien au moment où elle se redressait. Maintenant fermement son bras contre la table, il la fustigeait du regard.

- Je n'ai jamais fait ça ! s'emporta-t-il.

- Bien sûr que si ! A chaque fois qu'on baise !

- N'importe quoi !

Dans un rictus méprisant, Laetitia cessa de s'agiter et avança son pied sous la table jusqu'à effleurer l'entrejambe du jeune homme, qui frémit.

- Vas-y ! Dis son nom ! fit celle qui avait enlevé son talon pour que ses doigts de pieds titillent plus sensiblement la zone érogène de son amant.

La respiration du lycéen devint saccadée. Il desserra suffisamment le poignet de sa compagne pour qu'elle s'en détache et se précipite sur ses genoux. Là, sous son œillade stupéfaite, elle lui empoigna les burnes dans un ricanement malveillant.

- Dis son nom ! maugréa-t-elle.

Laetitia connaissait les caresses qui rendaient fou son partenaire. Ses doigts visitèrent son sexe raide dans un plaisir sauvage, tandis que l'adolescent, qui perdait tout contrôle, tentait inutilement de la repousser. Ses paupières se fermèrent. Sa peau prit une teinte violacée ; et ses lèvres retenaient des gémissements et un nom que Laetitia brûlait d'entendre pour se donner raison.

- Allons, allons ! Ce ne doit pourtant pas être compliqué de baiser un laideron pareil !

La critique réveilla Gatien de son cauchemar. Il dégagea brutalement la jeune fille, qui manqua de tomber au sol, et la toisa durement. Il ne s'inquiétait plus des regards indiscrets et des visages figés. Sa colère était trop forte pour qu'il s'intéresse à quelqu'un d'autre que Laetitia.

- Ne la traite pas de laideron !

- C'est pourtant ce qu'elle est.

- Tire-toi !

Laetitia ne se le fit pas répéter. Elle ramassa son sac tombé au sol, se redressa avec la dignité qui lui restait, et partit sans rien ajouter. Le garçon prit sa tête entre ses mains, dévasté. Après avoir payé l'addition des deux cafés, il s'apprêtait à quitter les lieux lorsque son œil fut attiré par une image à terre. Il se courba, ramassa la photo, plissa les yeux en l'observant, puis sursauta. Au centre du cliché, Laetitia souriait à pleines dents. A côté d'elle, l'agent Valcrome se tenait gauchement et forçait le sourire. Il semblait qu'on l'avait forcé à prendre une photo avec la jeune fille qui, de son côté, vivait le plus beau jour de sa vie. Gatien connaissait bien l'agent pour avoir été plusieurs fois interpellé par la police en cas d'ivresse. Toutefois, il n'aurait jamais imaginé que la jolie blonde et lui aient quelque affinité. En retournant l'image, il constata que la date ajoutée par Laetitia au crayon était particulièrement récente. Mais ce fut un autre mot qui l'ébranla au point de le faire tomber de sa chaise. Pétrifié, il relut et s'écria :

"Papa ?!"

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