Chapitre 115

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Il n'était pas huit heures lorsque Victoire Delaunay arriva au lycée Marie Curie. Elle passa les portes de l'entrée, fébrile, et se présenta à l'accueil avant d'exprimer la requête qui l'avait conduite à quitter le commissariat pour l'école. Surprise, la secrétaire prit son téléphone, composa un numéro sans quitter la policière des yeux, puis la fit attendre quelques minutes avant que le proviseur de l'établissement, Monsieur Dungan, daigne enfin la rejoindre. Au même moment, un garçon bien bâti s'avança vers l'accueil, s'arrêta en découvrant la jeune femme, se reprit, les contourna, elle et le proviseur, et s'adressa à la secrétaire dans un flot de paroles que Delaunay ignora. Celle-ci, impatiente, expliqua à Dungan la raison de sa venue, sans s'inquiéter des deux témoins.

- Je souhaite parler à tous ceux qui, de près ou de loin, ont un lien avec l'affaire Rita-Lans, lâcha-t-elle sans détour.

Dungan frémit.

- Je suis surpris que vous ne m'ayez pas fait pas prévenu à l'avance de votre visite, bégaya-t-il, cherchant la diversion.

- Il ne valait mieux pas.

- Puis-je vous demander pourquoi ?

Delaunay se mordit les lèvres.

- Je suis en mission spéciale.

Dungan fronça les sourcils, fixa sa compagne avec incrédulité, puis secoua la tête, se demandant sûrement ce qu'elle mijotait. Mais ne souhaitant pas s'attirer d'autres ennuis avec la police, il n'insista pas, et l'interrogea plutôt sur l'utilité qu'il pourrait avoir dans son enquête.

- J'ai besoin d'une liste. Une liste de noms… Et pour cela, je dois interroger les élèves de Marie Curie. Un à un s'il le faut.

- C'est un peu extrême, vous ne croyez pas ? bredouilla le directeur, mal à l'aise.

- Il est grand temps de le faire ! La police a toujours été indolente face à cette affaire ! Mais une fille est morte ! Et je suis sûre que son décès n'est pas sans lien avec l'affaire Rita-Lans !

- C'était un suicide…

- Peut-être. Mais tout suicide a une histoire, et je veux découvrir celle de Charlotte Dauge.

- Comment pouvez-vous être certaine que sa mort a un rapport avec Fanny Rita-Lans ?

- J'ai mes sources…

Dungan prit un air hostile et s'apprêta à répliquer lorsque Delaunay le devança.

- Ecoutez, je sais que tout cela est très vague, mais vous devez me faire confiance… Il y a en ce moment même une personne extrêmement dangereuse qui se promène dans votre lycée. Une tête pensante derrière les agissements de Sophie, Mathilde et cette défunte Charlotte. Je n'ai aucun doute sur le fait que cette personne est celle qui a partagé la vidéo de Fanny se faisant violenter aux toilettes, et qui a piraté les caméras de surveillance du parc Loup Vert afin de diffuser des images de Fanny s'y promenant avec une amie, accompagné d'un message compromettant la position de Fanny en tant que victime dans sa propre affaire. Mais il y a pire… Cet individu a, semble-t-il, menacé Sophie, Mathilde et Charlotte pendant des mois. Depuis le début de l'enquête Rita-Lans, en fait. Il exerce une emprise sur elles tel qu'elles n'ont jamais eu d'autre choix que de se plier à ses exigences et taire son identité. La mort de Charlotte m'amène même à penser que ce monstre cherche, tout en restant dans l'ombre, à provoquer leur décès. Si ma théorie est vraie, il est de votre devoir, autant que du mien, de protéger vos étudiants en retrouvant leur bourreau.

- Donc si je vous suis bien, vous êtes en train de me dire qu'il y a un assassin dans mon école ? fit Dungan, livide.

- Permettez-moi d'interroger vos élèves, laissez-moi explorer le lycée, et je m'assurerai qu'aucun autre crime ne soit commis.

Le proviseur resta pantois une bonne minute. Enfin, il se força à reprendre son calme, se racla la gorge, et sembla se rappeler où ils se trouvaient.

- Allons dans mon bureau pour en discuter, dit-il d'une voix grave.

Delaunay acquiesça, embarrassée d'avoir tant parlé, et suivit le proviseur. Quand elle quitta le bureau, elle soupira. Un sourire triomphal étira ses lèvres, et elle regagna l'accueil, plus sereine. Alors qu'elle passait à nouveau les portes de l'établissement, une voix rauque l'interpella.

- Vous êtes bien l'agent Delaunay ? répéta le garçon lorsqu'elle se retourna pour le dévisager.

La policière reconnut l'adolescent de l'accueil et, surprise, hésita avant de lui répondre.

- Vous connaissez mon nom ?

- J'ai entendu Monsieur Dungan le prononcer tout à l'heure, avoua-t-il sans honte.

La flic rougit. L'élève l'examinait avec intérêt.

- Je vous ai écouté, reprit-il tranquillement, lorsque vous cherchiez des renseignements sur l'affaire Rita-Lans.

Delaunay croisa les bras. La curiosité du lycéen l'agaçait. Elle flairait dans leur conversation les prémices d'un interrogatoire qu'elle - et non lui - aurait dû mener.

- Je ne sais pas qui vous êtes, jeune homme, mais je vous conseille de retourner auprès de vos camarades et faire comme si vous n'aviez rien entendu.

- Je suis de votre côté, répliqua son interlocuteur avec sang-froid. A vrai dire, je suis un ami de Fanny. Et je travaille aussi sur cette affaire depuis plusieurs semaines. Comme vous, je veux découvrir "la tête pensante" de cette histoire, et protéger Fanny d'un autre danger potentiel.

L'agent haussa un sourcil. Le gamin ne manquait pas d'air ! Mais ses renseignements ne seraient peut-être pas de trop dans son enquête.

- Comment vous appelez-vous ?

- Luc Asvaldi.

La policière tiqua.

- Asvaldi ?

- Oui.

Delaunay réfléchit, secoua la tête, et sourit.

- C'est italien ?

- En effet, répondit Luc qui ne voyait pas où sa compagne voulait en venir. Cela vous dit quelque chose ? demanda-t-il, intrigué.

- Eh bien, oui, reconnut la jeune femme, mais je suis incapable de me rappeler quoi… Peu importe. Vous disiez être un ami de Fanny Rita-Lans ?

- Oui, fit Luc, qui secoua la tête à son tour, perplexe. Et puisque je n'ai pas le pouvoir d'arrêter les criminels, j'aimerais vous montrer quelque chose.

L'élève n'attendit pas la réponse de l'agent et pénétra dans la cour du lycée.

- Maintenant ? lui cria Delaunay, stupéfaite. Vous n'avez pas cours ?

Luc haussa les épaules.

- Je peux vous faire attendre, bien sûr… Mais je peux aussi vous montrer le truc le plus génial que vous ayez vu depuis le début de votre enquête sans vous faire perdre plus de temps… C'est à vous de voir.

La flic inspira profondément, et hésita. Avide d'en savoir davantage, elle ne pouvait résister longtemps à la tentation de connaitre les secrets de l'étudiant, et finit par lui emboiter le pas, la tête haute. Ils longèrent plusieurs routes avant de s'engouffrer dans une petite ruelle sans bruit, puis s'arrêtèrent devant un immeuble délabré des années soixante.

- Après ça, vous n'allez pas m'arrêter pour avoir séché ? plaisanta Luc.

La policière bougonna devant son insolence.

- On n'arrête pas les gens parce qu'ils ont manqué une journée de travail, dit-elle sur un ton de reproche. J'espère au moins que ce que vous allez me montrer valait vraiment la peine de venir ici !

L'adolescent sourit, tapota plusieurs numéros sur le digicode, et fit entrer la jeune femme. Ils montèrent l'escalier jusqu'au troisième étage, puis s'arrêtèrent devant une porte dont Luc souleva le paillasson pour en retirer la clé. Il l'ouvrit doucement, la referma avec la même lenteur, et rejoignit Delaunay qui, bouche bée, admirait un gigantesque panneau accroché à l'un des murs. Ce panneau était couvert de photos, de post-it et d'images, tous reliés par des flèches révélant des rapports entre individus, des lieux où telles et telles personnes avaient été vues, des évènements singuliers, des activités plus ou moins légales. Et, tout en haut du panier, une case vide représentée par un point d'interrogation.

- C'est vous qui avez fait ça ? murmura la policière, subjuguée.

- Avec mon ami… Nous sommes chez lui, d'ailleurs.

Delaunay écarquilla les yeux.

- Chez lui ?

- Oui.

- Et il le sait ?

- Non. Mais c'est pour moi qu'il a déposé une clé de son studio sous son paillasson. Je viens ici quand je veux depuis que nous alimentons le tableau.

- Mais où vivent ses parents ?

- De l'autre côté du couloir. La porte en face.

Delaunay n'ajouta rien. Son regard s'était arrêté sur une photo de Mathilde et d'une autre adolescente dans un couloir du lycée. Ce qui, d'une certaine façon, était étrange.

- Est-ce que c'est… un cliché enregistré depuis une caméra de surveillance ? demanda-t-elle avec méfiance.

Luc tressaillit.

- Euh… Eh bien…

- Et en voici d'autres ! s'exclama-t-elle.

L'agent se retourna vers son compagnon et le lorgna.

- Comment vous êtes-vous procuré ces images ?

Le garçon était blême. La fierté qu'il avait éprouvée face au regard admiratif de Delaunay devant son tableau avait totalement disparu, et son visage n'exprimait plus que crainte et embarras. Il avait, semble-t-il, oublié l'origine de ces clichés, trop heureux de se montrer plus efficace que la police. Et voilà que la police lui tombait dessus. Il n'avait plus qu'à payer de son arrogance, car si sécher un cours était une erreur, pirater un système informatique était un crime.

- Je pourrai vous arrêter pour cela, reprit la la jeune femme devant le silence de Luc.

Puis, sa voix se faisant moins dure, elle ajouta :

"Mais j'ai une meilleure idée."

Luc, qui avait baissé les yeux, releva la tête.

- Comment ça ?

- Dites-moi tout ce que vous savez sur cette affaire. Faites-moi part de votre raisonnement, expliquez-moi votre tableau en détail. Si je suis satisfaite, je ne vous arrêterai peut-être pas. Ni vous, ni votre ami.

- Est-ce que ça veut dire que vous voulez que nous travaillions ensemble ?

- A vous de me convaincre, répondit Delaunay dans un sourire malicieux.

Luc exprima son soulagement dans un léger soupir. Il fixa la policière, le visage impassible, acquiesça, puis entreprit son exposé. Une heure s'écoula, mais quand il eut fini, la flic était plus alerte que jamais. Elle avait devant ses yeux un travail minutieux, titanesque, et en jalousait secrètement les créateurs.

- Alors notre inconnu est l'un d'eux, conclut-elle dans un souffle.

Elle s'était fait une petite liste de tous les noms qui lui apparaissaient, et se promettait d'interroger chacun d'eux.

Pourquoi un garçon aussi charmant et populaire que Gatien Illys s'éprendrait-il d'une jeune fille que tout le monde appelle l'Affreuse ? Ses cajoleries ne cacheraient-elles pas, en vérité, un dessein plus pervers ?

Les gens impitoyables sont capables de tout. Joris Fabian, qui a révélé à tout le monde l'homosexualité de Charlotte - précipitant ainsi son décès brutal -, serait-il l'un d'eux ?

La famille est ce qu'il y a de plus important. Mais que se passe-t-il quand l'amour vient bouleverser le berceau harmonieux, divisant la fratrie dans la haine et les larmes ? Pia Rita-Lans aurait-elle pu, de sa main ou celle d'un autre, cherché à humilier la sœur qui lui avait ôté ses espoirs et ses rêves ?

Alors que les questions continuaient de se bousculer dans la tête de Delaunay, la porte de l'appartement s'ouvrit, révélant un adolescent aux vêtements atypiques, au teint blafard et au regard terrifié.

- Madame l'agent, je vous présente mon ami et collaborateur, Hector, lança Luc. Hector, t'as bien reçu mon message ? ajouta-t-il, un peu gêné, sur le ton de la confidence.

Pétrifié, le propriétaire de l'appartement regardait sans voir la jeune femme en costume bleue.

- C'est bon, elle est au courant pour les clichés, le rassura Luc. Et elle sait tout du tableau…

- Je souhaite que vous travailliez pour moi, lança Delaunay sans ambages. Vous en savez beaucoup trop pour que je vous laisse filer entre mes doigts, ajouta-t-elle dans un sourire. Vous serez mes agents de l'ombre… Je viendrai ici régulièrement, à l'avenir, pour voir l'avancée de vos recherches. De mon côté, je mènerai mes interrogatoires et vous rapporterai ce que j'ai trouvé pour compléter ou affiner votre tableau. C'est un travail colossal, et je dois reconnaitre que je suis impressionnée.

- Fous foulez fenir ifi ? balbutia Hector pour la première fois. F'est pas fraiment un cadre de trafail pour une polifière...

- Disons que je travaille seule sur cette affaire, dit la flic. Si vous venez au commissariat, un de mes collègues pourrait me le reprocher et me le faire payer… C'est pour ça qu'il vaut mieux que je vienne ici, plutôt que l'inverse…

- Très bien, dit Luc après quelques secondes silencieuses. Vous n'aurez qu'à nous prévenir par texto lorsque vous voudrez passer. Et au pire, il y a toujours cette clé sous le paillasson…

Le garçon à lunettes s'empourpra. La trahison de son ami lui faisait l'effet d'une gifle.

- On a besoin d'elle, expliqua ce dernier pour le rasséréner. Il nous faut une personne de confiance dans la police. Elle seule pourra arrêter le criminel qui se cache derrière toute cette histoire !

Hector rumina quelques mots indistincts. Le doute et l'hostilité se peignaient clairement sur ses traits, tandis qu'un duel entre acceptation et refus se jouait clairement en lui. Finalement, il prit le parti de son compagnon, et consentit à la requête de l'agent.

- Foyons d'accord fur une chofe, imposa-t-il toutefois, f'est que fela est profifoire. Une fois que l'affaire fera réglée, fous retournerez à fos autres enquêtes et fous ne refiendrez plus vamais ifi !

- C'est promis, dit-elle en dissimulant à peine le cynisme dans sa voix. Je ne reviendrai pas. Et j'oublierai cette histoire de clé sous le paillasson.

Hector se tranquillisa un peu. Luc lui envoya un clin d'œil amical.

- Est-ce que vous savez qui vous allez interroger en premier ? demanda ce dernier à la policière.

Delaunay sourit.

- Pourquoi pas vous deux ?

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